2. Samir

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 Lorsqu’il découvrit la figure patronale, Samir ne put empêcher un large sourire de naître sur ses lèvres.

 Pourtant, quelques minutes auparavant, c’était le couteau entre les dents et prêt à en découdre qu’il avait pénétré dans le siège social de l’entreprise AEF, spécialisée dans le BTP. Sans se laisser intimider par la vaste et lumineuse salle d’entrée, aux extrémités de laquelle deux escaliers en colimaçon menaient aux différents bureaux, il s’était dirigé, surjouant l’assurance, vers l’accueil où se tenait debout, derrière un comptoir immaculé, un homme sensiblement du même âge que lui, une trentaine d’années tout au plus. Samir s’était présenté le plus succinctement possible, de façon à faire valoir dès le départ sa légitimité, à montrer qu’il ne venait pas quémander une faveur et que rien ne le mettait en demeure de détailler les raisons de sa présence : il se nommait Samir Adouiri, il était journaliste, il avait rendez-vous avec la direction à quatorze heures.

 Après une rapide vérification sur son ordinateur, le jeune homme lui avait indiqué où se situait le bureau en question – il fallait monter par l’escalier de droite puis, une fois parvenu au premier étage, emprunter la passerelle, le secteur réservé à l’équipe dirigeante se trouvait tout au bout, juste après le service de comptabilité – et lui avait proposé de le guider. Samir avait décliné l’offre : il allait se repérer tout seul. En montant les marches d’un pas martial, il s’était mis une dernière fois en condition : il ne se rendait pas à un dîner de gala, mais à une entrevue qui s’annonçait houleuse, on parlait quand même d’une décision mettant sur la paille presque cent salariés, et pour couronner le tout, un soupçon de discrimination ethnique flottait dans l’air, ce n’était pas rien. La direction avait intérêt à se montrer solide dans ses justifications, il ne se laisserait pas amadouer par des explications oiseuses, il ne lâcherait pas le morceau. On allait voir ce qu’on allait voir.

 En s’engageant sur la passerelle, il avait pris une profonde inspiration et, afin d’atténuer le trac qu’il sentait monter en raison de l’imminence de la confrontation, il s’était amusé à imaginer un portrait-robot de Sacha Laverrière, le directeur général de l’entreprise : blanc, la cinquantaine ou un peu plus, père de famille, une épouse et une maîtresse, cravaté-costumé, cheveux grisonnants, légèrement dégarnis peut-être. Pour compléter le tableau et transformer la peinture conventionnelle en une croûte saumâtre, il avait ajouté au patron un regard libidineux, une peau flasque et un ventre proéminent, conséquence des déjeuners d’affaires dans les restaurants réputés dont il devait abuser, en se débrouillant sans doute pour noyer les additions déraisonnables parmi les frais divers de l’entreprise. Certes, la caricature était facile, Sacha Laverrière pouvait tout aussi bien s’avérer un homme charmant, et globalement intègre. Mais peu importait, au fond, avait conclu Samir juste avant de frapper à la porte, en se remémorant les paroles que lui avait tenues quelques jours auparavant sa collègue Chiara : le capitalisme était un ennemi sans visage, sans corps et sans cœur, contre lequel il s’agissait de lutter à l’aveugle, indépendamment des incarnations qui concouraient à sa prospérité. Il ne s’agissait pas de faire dans la cosmétique en lui donnant une apparence plus humaine, mais d’œuvrer en faveur de sa destruction totale. Aucun atermoiement n’était possible, toute tergiversation était suspecte, tout compromis valait compromission.

 Sur le papier, cette position avait le mérite de la clarté. Si ce n’est qu’à présent, Samir ne se situait plus dans le monde des idées. Une secrétaire venait de l’introduire dans une pièce bien réelle, face à un être non moins réel, et le sourire qui lui échappa ne pouvait le tromper. Chiara avait tort, le grand capital n’était pas une simple abstraction à combattre, il n’était pas sans visage, il n’était pas sans enveloppe charnelle. Et l’allégorie sous laquelle il se présentait ne le laissait pas insensible : un visage rond, enjôleur, des yeux d’un bleu enivrant, une bouche au contour bien dessiné, souligné par un discret rouge à lèvres, une chevelure brune et lisse invitant à la caresse, un corps empaqueté dans un tailleur indigo qui dévoilait plus qu’il ne cachait des formes avantageuses. Lorsque Samir salua la figure patronale et serra la main qu’elle lui tendit en lui rendant son sourire, il se demanda, un brin vexé quand même, pourquoi il n’était pas reçu par le directeur général en personne, Sacha Laverrière, mais par celle qui devait être, sans doute, son adjointe, ou la personne en charge des ressources humaines. Son regard se promena sur deux jambes prolongées par des escarpins fauves assortis avec soin à la ceinture, et son interrogation lui parut dépourvue d’intérêt. Néanmoins, pour faire bonne figure, il feignit de s’intéresser à la pièce, un vaste bureau à la décoration minimaliste, puis au paysage qu’on découvrait à travers une immense baie vitrée : des blocs de verre découpaient le quartier de la Défense en figures géométriques d’inégales grandeurs. Ici aussi, les gros privaient les petits d’espace, eut le temps de se dire Samir, juste avant que les deux jambes fuselées n’aimantent à nouveau son regard. Ces mouvements oculaires durèrent à peine quelques secondes, mais à la manière dont on le dévisagea, il eut la désagréable impression qu’il venait de perdre la première manche, que le camp d’en face s’était rendu compte du pouvoir qu’il détenait déjà sur lui. Pour tenter de reprendre la main, Samir initia la conversation :

 — Samir Adouiri, de l’hebdomadaire Le Média indépendant, merci d’avoir accepté de me recevoir.

 Le ton se voulait courtois, mais ferme ; Samir s’aperçut qu’il n’était ni l’un ni l’autre et ressemblait plutôt à ce miel qu’on étale, en soirée, face à quelqu’un avec qui on espère échanger davantage qu’un verre et les civilités d’usage. Il ôta son sourire et se promit d’adopter une posture plus conforme à la situation, une attitude professionnelle et combative correspondant à son statut de journaliste militant.

 — Sacha Laverrière, directrice générale de l’entreprise, enchantée. C’est bien naturel de vous accorder l’entrevue que vous avez sollicitée. Nous n’avons rien à cacher aux journalistes, vous savez. Nos décisions sont prises en toute transparence.

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