2. Samir (suite)

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 En entendant son nom, Samir sursauta, et tout de suite après, il se réprimanda de n’avoir pas envisagé que le DG pût être une DG. Il en tira la conclusion qui s’imposait : il n’avait pas encore déconstruit totalement les présupposés genrés qui continuaient de traverser la société et dont il était imprégné, malgré le camp idéologique dans lequel il se situait, malgré les efforts qu’il s’imposait pour traquer tout ce qui, dans ses réactions quotidiennes, relevait de réflexes conditionnés liés à son privilège d’être né dans un corps d’homme, au sein d’une société dont l’inconscient collectif était encore largement patriarcal. Samir se mordit la lèvre inférieure, se reprochant son manque élémentaire de déontologie : il aurait au moins pu se donner la peine de googliser Sacha Laverrière.

 Elle l’invita, d’un geste du bras à la fois gracieux et professionnel, à la suivre jusqu’au fond du bureau. Il tenta de détourner son regard de la démarche chaloupée de la femme d’affaires, avec un succès mitigé. Alors qu’il parcourait les quelques mètres qui le séparaient de la table où allait se dérouler l’entretien, il parvint quand même à élaborer trois explications – ses études universitaires, l’hypokhâgne et la khâgne en tête, l’avaient formaté pour penser en trois parties – excusant sa méprise, ou du moins constituant des circonstances atténuantes : d’abord, il venait à peine de prendre l’affaire en main, on la lui avait confiée au pied levé pour pallier l’absence imprévue de Chiara, qui avait démarré l’enquête. Ensuite, dans les faits, et indépendamment de toute idée genrée préconçue, le secteur du bâtiment et des travaux publics était encore en grande partie masculin, à tous les échelons. Enfin – et c’était à ses yeux la raison la plus convaincante –, il avait été induit en erreur par le prénom Sacha, certes épicène, mais le plus souvent porté par des hommes.

 Dès qu’ils furent assis face à face, avec pour arbitre une table immense en verre transparent dépourvue de la moindre trace de poussière, sur laquelle, en tout et pour tout, était posé un MacBook Pro, Sacha Laverrière se lança dans une présentation générale de la société. Samir eut d’abord envie de l’interrompre pour lui signifier qu’il n’était pas venu l’entendre dérouler des éléments de langage creux, mais il jugea plus courtois d’attendre qu’elle ait fini son laïus avant de passer à l’attaque. Tandis qu’elle évoquait les différents secteurs d’activité de l’entreprise AEF, il ne put s’empêcher de se focaliser sur ses lèvres charnues. Pour sauvegarder les apparences et montrer à son interlocutrice qu’il l’écoutait, il hocha la tête et croisa les bras, tout en pestant contre lui-même: un jour, il faudrait qu’il perde cette fâcheuse habitude de sexualiser les femmes, propension qui s’accordait quand même bien mal avec ses idées progressistes. D’autant plus que souvent, une chose en entraînant une autre, il ne se contentait pas de dévorer du regard les femmes qui entraient dans son champ de vision et ses canons de beauté, il se mettait ensuite à les imaginer nues ou vêtues d’une tenue affriolante, dans des positions diverses, rarement confortables pour elles, toujours excitantes pour lui. Pourvu que son cerveau n’en vienne pas à ce stade, ce n’était vraiment pas le moment !

 Évidemment, le fait de penser à ce qu’il ne souhaitait pas voir se produire eut l’effet inverse de celui escompté : l’image de la DG très cambrée face aux gratte-ciels, mains posées à plat contre la baie vitrée et jupe relevée au-dessus des cuisses, lui traversa l’esprit lorsqu’il la dévisagea une énième fois.

 Pour chasser l’image scabreuse, il s’attela à écouter plus attentivement les boniments que la femme d’affaires lui servait, ce qui eut le mérite de le reconnecter à son logiciel idéologique. Elle vantait à présent les capacités d’innovation et le dynamisme de l’entreprise AEF depuis qu’elle la dirigeait. Samir se retint de sursauter : elle ne manquait pas d’air, la DG, à se targuer de la bonne santé de sa société, alors même qu’elle venait de procéder à un plan de licenciement inique, détail qu’elle omettait soigneusement d’aborder. Elle devait pourtant connaître la ligne éditoriale du journal pour lequel il travaillait, et par conséquent la raison de sa venue. Elle avait beau être sexy, elle n’en incarnait pas moins l’ennemi à abattre, se dit-il avant de regretter la première partie de sa pensée.

 — Mais je me doute que vous n’êtes pas là pour m’entendre tresser mes propres lauriers, alors je vous écoute. En quoi puis-je vous être utile ?

 Sacha Laverrière ouvrit des bras souriants, posa les mains sur la table, paumes offertes au regard. Samir fronça les sourcils : était-il vraiment possible qu’elle ne sache pas sur quoi allait porter son article ? Non, ça devait faire partie de sa stratégie managériale. Il s’agissait de se montrer affable, de mettre l’interlocuteur en confiance, de lui faire croire qu’on se situait dans le dialogue, le genre de conneries qu’elle avait dû apprendre au cours de ses années d’études dans une école de commerce n’ayant de grands que l’acronyme et la prétention.

 Samir parvint à masquer son irritation et décida d’entrer dans son jeu. La colère était mauvaise conseillère, il le savait : on s’enflammait, on s’enflammait, on finissait par dire une ineptie et l’adversaire n’avait plus qu’à insister dessus, tranquillement, pour nous faire perdre pied. Aussi répondit-il sur le même ton courtois qu’elle, avec cette fois-ci un sourire de pure façade :

 — Je pensais qu’on vous avait mise au courant. Le journal pour lequel je travaille m’a chargé de faire un article sur les quatre-vingt-dix-huit salariés qui viennent d’être licenciés. J’aimerais avoir votre version des faits et connaître les raisons de cette décision.

 — Vous voulez parler du plan de modernisation et de restructuration du mois dernier, je suppose?

 Là, Samir réprima avec peine l’exaspération qu’il sentait monter. S’il y avait une chose qu’il détestait encore plus que l’idéologie néolibérale, c’était la stratégie de l’euphémisme dont usaient et abusaient beaucoup de gens de pouvoir : un plan de licenciement était rebaptisé plan de sauvegarde de l’emploi ou, dans le cas présent, plan de modernisation et de restructuration, et d’un coup de baguette magique le négatif devenait positif ; on ne parlait plus de salarié mais de collaborateur, et on effaçait le lien de subordination de l’employé à l’égard de l’employeur, rendant impossible toute velléité de revendication ; le donneur d’ordre ne s’attribuait plus le titre de patron, mais de manager, et ça donnait l’illusion qu’il était là pour motiver les gens qu’il faisait travailler, pour les amener à livrer le meilleur d’eux-mêmes, à se surpasser ; même l’entreprise ne portait plus toujours ce nom, on lui préférait souvent ceux, plus conviviaux, de boîte ou de maison. En somme, comme les puissants avaient bien conscience de la nécessité de masquer la brutalité de leur modèle économique, ils modifiaient les mots qui le désignaient, de façon à enfermer le cynisme de leurs décisions dans un écrin de velours. Ils ne voulaient surtout pas changer les choses, alors ils changeaient les mots. Ce fut d’ailleurs ce que Samir fit comprendre à la DG :

 — Oui, on n’utilise pas les mêmes mots mais je crois qu’on désigne la même chose, en effet.

 Samir prononça cette phrase sans effacer son sourire factice, mais le contenu était assez clair pour que la femme d’affaires ne pût se méprendre sur le camp dans lequel il se positionnait. Au moins, maintenant, elle savait qu’il n’était pas aveuglé par son écran de fumée, qu’il ne faisait pas partie de ces naïfs qui ne voyaient pas le feu tapi derrière le brouillard.

 Prit-elle mal la saillie ? En tout cas, elle n’en laissa rien paraître et répondit sans la moindre trace d’agacement :

 — Vous savez comme moi que dans une économie désormais mondialisée, une entreprise, si elle veut survivre, doit proposer des tarifs compétitifs, et pour cela gérer le coût du travail de la manière la plus rationnelle possible. Je peux en tout cas vous assurer que ce plan respecte scrupuleusement les lois en vigueur, et offre surtout des opportunités de reconversion à toutes les personnes dont nous avons été contraints de nous séparer.

 Cordialité, mise en confiance, esprit d’ouverture, mots creux, usage d’euphémismes, elle commençait à lui taper sur les nerfs. Mais en même temps, cette animosité croissante envers elle le rassurait : depuis un moment, il ne voyait plus Sacha Laverrière, la femme charmante aux jambes fuselées qu’il avait découverte en pénétrant dans le bureau, mais la DG, la patronne, l’ennemie des travailleurs. Par mégarde, son regard heurta le chemisier de son interlocutrice, suffisamment boutonné pour laisser de la place à l’imagination, suffisamment entrouvert pour la stimuler. Il conjectura des seins fermes, ronds, doux, et l’espace d’une seconde, le sort des travailleurs ne l’intéressa plus du tout. Il secoua la tête et reprit :

 — Écoutez, je vais aller droit au but. D’après nos informations, il se pourrait que certaines personnes licenciées l’aient été selon des critères discriminatoires. C’est pourquoi, afin de lever tout malentendu, j’aimerais savoir s’il me serait possible d’accéder à la liste complète des gens concernés par le plan de licenciement.

 Il y eut un blanc, ténu, presque imperceptible, suffisant néanmoins pour que Samir comprenne qu’il avait touché un point sensible. Pendant cette fraction de seconde, il crut qu’elle allait changer de ton, s’indigner, devenir acerbe. Il l’espérait, même : ce serait un indice évident qu’il venait de marquer un point, de la mettre en difficulté, sur la défensive. Mais elle ne se départit ni de son sourire ni de son ton :

 — Je pourrai vous trouver ça, bien entendu. Je n’ai pas ces informations sur moi, mais je peux demander à l’un de mes collaborateurs de vous transmettre tous les documents que nous avons à ce sujet. Donnez-moi votre adresse électronique et on vous les enverra. Cela dit, je vous avoue ma surprise. Je ne sais pas d’où vous tirez vos allégations, mais je peux vous assurer que vos sources doivent s’être trompées, car nous sommes très attentifs, au sein de l’entreprise, au bien-être de chacun, et notamment à celui des minorités. J’y tiens personnellement, la lutte contre le racisme et plus généralement contre toute forme de discrimination est un combat de longue date, dont j’ai toujours fait une priorité.

 Encore ces satanés éléments de langage ! Décidément, il n’allait pas parvenir à la déstabiliser, elle connaissait son métier, il n’y avait pas de doute. À tous les coups elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle racontait, mais elle y mettait une force de conviction qui avait dû nécessiter des années d’entraînement, on pouvait lui reconnaître ce mérite.

 Tout en déroulant son plaidoyer antiraciste, elle boutonna sa veste d’une seule main. Elle était aussi adroite avec ses doigts qu’avec sa tête, se dit Samir.

 Une fois qu’elle eut terminé, pour la forme, il posa les autres questions qu’il avait préparées. Elles concernaient notamment les bénéfices actuels de l’entreprise, les gains de parts de marché par rapport à l’année précédente, les solutions proposées aux salariés licenciés. Comme il s’y attendait, aucune réponse précise ne lui fut apportée. Elle chercha à l’enfumer jusqu’au bout, patiemment, cordialement, sans jamais se départir de son calme. La seule bribe pouvant à la limite passer pour de l’agacement fut une mèche de cheveux qu’elle remit à sa place, lorsqu’il lui demanda si elle vivait sereinement le fait de plonger dans de grandes difficultés financières quatre-vingt-dix-huit personnes. De guerre lasse, il finit par prendre congé, conscient d’avoir perdu la bataille, ou du moins de ne pas être parvenu à mettre la femme d’affaires en porte-à-faux.

 Alors qu’il quittait les locaux de l’entreprise, il s’aperçut que la voix de Sacha Laverrière résonnait encore dans sa tête. Mais ce n’était ni la présentation de l’entreprise qu’il entendait, ni les justifications du plan de licenciement, ni les éléments de langage attendus, non, c’étaient des notes suaves s’enchaînant avec grâce les unes aux autres, une petite musique pleine de charme et de douceur dont il ne se débarrassa que plus tard, dans la rue, lorsqu’il reprit contact avec la ville assourdissante. S’il avait été ulcéré par les discours de la DG, la femme venant de les tenir l’avait enivré, il ne pouvait le nier.

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