1. Sacha
Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883.
Lundi 18 septembre
— Oui, Émilie ?
— Votre rendez-vous de quatorze heures, Madame. Le journaliste du Média indépendant. Il vient d’arriver.
— Eh bien, faites-le entrer.
Oh ! Pas mal, le mec ! Et quels bras ! Bien dessinés, rien à redire. Musclés, mais pas trop, pile ce que j’aime. Je ne sais pas ce que j’ai, moi, avec les bras. Ce n’est pourtant pas ce à quoi on prête attention tout de suite, d’habitude. Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ? Réponse des idéalistes, des rêveuses, des romantiques : les yeux, miroir de l’âme, évidemment. Réponse des modernes : les fesses ou le torse. Parce nous aussi on a le droit de mater, qu’est-ce que vous croyez, messieurs ? Les observatrices et les prudentes : les mains. Ça dit plein de choses, les mains : marié, célibataire, ou marié mais infidèle quand pas d’alliance mais trace de ; manuel ou intellectuel ; hygiène méticuleuse ou approximative. Réponse des féministes radicales : rien. Rien à sauver, chez les hommes. Tous des connards. Ma réponse : les bras. Rien à sauver, dans ma réponse. Aussi absurde qu’un hibou avec des lunettes de soleil en pleine nuit.
Concentre-toi, cocotte, ce n’est vraiment pas le moment de te livrer à des réflexions dignes d’une midinette de vingt ans ! N’oublie pas que tout ce que tu vas dire dans les minutes à venir se retrouvera dans la sphère publique.
Tiens, mais on dirait que je ne le laisse pas indifférent, Beaux Bras… Voilà qu’il fait semblant de s’intéresser à la décoration du bureau, maintenant. Il croit que je ne l’ai pas vu, son regard sur mes jambes ? Décidément, les hommes sont bien naïfs ! Ou ils nous prennent pour des connes. Les deux ne sont pas incompatibles.
Bon. Tu as fini de te disperser, cocotte ? Pilotage automatique, sourire accueillant, numéro habituel pour montrer que tu es professionnelle, que tu sais ce dont tu parles. Hors de question qu’il ne te prenne pas au sérieux. Impressionne-le, prouve-lui que tu maîtrises ton sujet à la perfection, qu’il ne va pas te la faire à l’envers. Allez, c’est parti, sors-lui un de ces speechs dont tu as le secret.
N’empêche que c’est pénible, de toujours devoir commencer par faire la preuve de sa compétence, quand on est une femme et qu’on a obtenu un poste occupé le plus souvent par un homme. Je devrais m’y être habituée, depuis le temps. Et pourtant, à chaque fois c’est pareil. Je ne peux pas m’empêcher de ressentir une sorte d’humiliation à devoir en faire des tonnes, à prouver sans arrêt que je mérite ma place. Enfin, c’est comme ça, allons-y pour les mots-clés : dynamisme, innovation, compétitivité, mais aussi valeurs humaines, bien-être au travail, esprit de dialogue. Oh ! Qu’il est mauvais, comme comédien ! Comme il fait mal semblant de m’écouter ! Ou alors il le fait exprès, juste pour me signifier à quel point il méprise ce que je représente. Peu importe, s’il croit que je vais m’arrêter avant d’avoir fini, il se met le doigt dans l’œil. Il a voulu une entrevue pour son article, maintenant il assume. C’est ça, mon lapin, hoche la tête pour paraître captivé et croise tes beaux bras, je ne suis pas dupe. Tu attends juste que je me taise pour lancer tes petites attaques minables, je le sais. Tu vas me sortir ton éternel refrain de gauchiste, je la connais par cœur, cette chanson à faire pleurer dans les chaumières, à force de l’entendre : licenciement, chômage, désocialisation, arrivée en fin de droit, RSA, dépression, descente aux enfers, et une seule responsable, la méchante patronne qui a oublié toute humanité et ne songe qu’à s’en mettre plein les poches. Je connais le torchon pour lequel tu travailles, tes copains et toi vous êtes les spécialistes de ces procès à charge. Ah ! C’est toujours plus facile de l’extérieur, quand on ne se coltine pas le réel. Tu dois être le genre de type qui n’a jamais cherché à savoir comment ça se passe vraiment, dans une entreprise. Je suis sûre que tu n’y connais rien, en vérité, à la façon dont on doit procéder, dans le contexte économique d’aujourd’hui, pour maintenir une boîte à flot, pour que les actionnaires ne nous lâchent pas, pour que les concurrents ne nous piquent pas nos clients, parce que sinon c’est la fin. La clé sous la porte. Et dans ce cas-là, ce ne sont pas quatre-vingt-dix-huit personnes qui se retrouvent sans rien, c’est la totalité des salariés, y compris moi. Alors il faut bien gérer les coûts au plus juste, sinon tout le monde va voir ailleurs, les clients comme les actionnaires, c’est comme ça que ça fonctionne. Ça s’appelle le principe de réalité, mon lapin.
C’est bien, cocotte : très bonne présentation générale, comme d’habitude. Accorde-toi un dernier petit plaisir avant de lui donner la parole, histoire de le titiller. Dis-lui que tu ne sais pas pourquoi il a demandé à te voir, ça lui donnerait trop d’importance que tu révèles que tu n’as aucun doute sur le sujet qu’il veut aborder. Ça lui montrerait que tu t’es renseignée sur son journal, sur lui, sur ses articles, et que tu te tiens sur tes gardes parce que tu as quelque chose à te reprocher.
Voilà, c’est fait. Maintenant vas-y, mon lapin, et essaie d’être mordant. Tu vas voir que tu n’as pas affaire à une novice. Que tu commences mollement ! Tu crois que c’est comme ça que tu vas me faire sortir de mes gonds ? Je vais essayer de te secouer un peu, on va voir ce que tu as dans le ventre. Voilà, c’est mieux, elle n’est pas mal, ta formule. On n’utilise pas les mêmes mots, mais je crois qu’on désigne la même chose, il faut que je la note dans un coin de ma tête, celle-là, je pourrai la ressortir à l’occasion.
Quoi ? Alors ça, je ne l’ai pas vu venir ! Mais pour qui il se prend, ce petit con prétentieux ? Avec son sourire en coin et son ton mielleux, il m’accuse tout bonnement d’être raciste ou je rêve ? Non, je ne rêve pas, c’est bien ça, son hypothèse de travail. Il est dingue, ce type ! Comme si j’en avais quelque chose à faire, moi, de la couleur de peau des gens ! Je ne sais même pas à quoi ils ressemblent, ceux qui ont été virés. Qu’est-ce qu’il fait chaud, tout à coup, dans ce bureau ! Non, ça doit venir de moi. Il m’a échauffé l’esprit, avec ses insinuations dégueulasses. Il ne faudrait pas que je me mette à transpirer, ça se remarquerait tout de suite, sur ce chemisier. Qu’est-ce qui m’a pris, aussi, de mettre celui-là ? Je le sais bien, pourtant, que sur la soie blanche, les auréoles se voient comme une girafe au milieu d’un troupeau de moutons !
Reste calme, cocotte, reste calme, et garde ta façade bienveillante. Rappelle-toi ce que tu as appris: en cas d’agression verbale, ne jamais changer de posture corporelle, demeurer impassible, ne pas montrer qu’on t’a touchée. Et contre-attaquer ensuite, mais posément, sans quitter le ton utilisé auparavant. La leçon de base de la joute oratoire.
Il veut un laïus antiraciste, Beaux Bras ? Il va l’avoir, et je vais lui en donner pour son argent, tiens. Qu’est-ce qu’il m’énerve, à se prendre pour un chevalier blanc et à se draper dans sa morale à deux balles ! Je vais lui montrer que je sais le faire aussi bien que lui. Décidément, il n’y a rien de plus con qu’un gauchiste. Ça se croit tellement du côté du bien que ça en devient puant. Et voilà, j’en étais sûre : mes aisselles sont moites.
Boutonne ta veste alors, cocotte. Ça limitera les dégâts.
Oui, papa. C’est mieux, comme ça ? Oui, toi aussi, tu me manques. Mais si tu pouvais sortir de ma tête juste deux minutes, ça m’arrangerait, parfois. Je bosse, là. Et comme tu le vois, Beaux Bras ne me rend pas la tâche facile.
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