4. Samir
Il fulminait, sur le chemin du retour et son vélo électrique. L’entrevue s’était avérée stérile, la DG lui avait fait perdre son temps. Elle ne lui avait rien révélé qui pût lui fournir matière à son article. Certes, il y avait ce vague engagement à lui transmettre la liste des salariés licenciés, mais il n’y accordait que peu de crédit. Samir n’était ni policier, ni magistrat, il n’exerçait aucune fonction contraignant la DG à quoi que ce fût. Sa promesse ne constituait sans doute qu’un moyen pour elle de se débarrasser de lui. Bien poliment. Sans heurt. À l’image du reste de l’entretien.
À bien y réfléchir, il aurait préféré se trouver face à un être revêche, drapé dans sa suffisance, regardant de haut tous ceux qui n’avaient pas son statut privilégié. Quelqu’un qui n’aurait pas hésité pas à hausser la voix. Qui aurait assumé clairement l’idée de la lutte des classes. Un de ces patrons à l’ancienne, en somme. Au moins, avec eux, les choses étaient claires : il y avait deux camps, le chef et les travailleurs, avec des intérêts bien distincts. On pouvait alors se situer dans l’opposition frontale, c’était assez pratique. Tandis qu’à présent, avec ces nouveaux managers mielleux, qui naviguaient en douceur, sans coup de barre brusque, donnant l’impression que si tout le monde ramait de manière coordonnée, on allait arriver à bon port, comment lutter ? Ils arboraient un masque sympathique, ne sortaient pas le fouet, ne menaçaient pas explicitement, faisaient même preuve d’empathie à l’occasion, parlaient esprit d’équipe et bien-être au travail ; on ne savait plus par quel bout les prendre en défaut. Dans le monde des dominants, les sous-marins avaient remplacé les bateaux de pirates. Samir se promit de noter la métaphore dès qu’il serait rentré, elle pourrait lui servir pour son article.
Un piéton, écouteurs dans les oreilles, traversa la piste cyclable. Tout à ses pensées, Samir le vit au dernier moment, fit un écart pour l’éviter, faillit perdre le contrôle de son vélo, se rattrapa in extremis, au prix de gestes désordonnés mais finalement efficaces, à défaut d’être harmonieux. Il regarda autour de lui, ne vit personne ricaner, continua sa route, rassuré : ses acrobaties ridicules n’avaient suscité aucune réaction. L’indifférence blasée régnant dans la métropole n’avait pas que des mauvais côtés. Le dénouement heureux de l’incident le détourna de ses pensées négatives, et ce fut presque de bonne humeur qu’il se mit, dès son arrivée dans le petit deux-pièces qu’il occupait depuis quatre ans, à son travail d’investigation.
Alors qu’il surfait sur Internet à la recherche de renseignements supplémentaires à propos de l’entreprise AEF, il reçut un message sur sa boîte électronique : contre toute attente, la DG avait tenu sa promesse, il s’agissait des documents concernant le plan social, qui plus est envoyés de sa propre adresse. Elle avait donc tenu à s’en charger elle-même. Samir lui en sut gré. Il s’attela à la tâche, en examinant un par un les noms des salariés licenciés et en tentant d’en déduire l’origine ethnique de chacun. Certes, la démarche ne brillait pas par sa rigueur scientifique, il en était conscient, mais elle allait lui permettre d’y voir plus clair et de confirmer ou non l’hypothèse posée par sa collègue Chiara. Dans le dossier de recherches qu’elle lui avait transmis, elle se fondait notamment sur le témoignage de deux ouvriers. Elle les avait interrogés et ils n’avaient pas caché leur certitude quant au motif réel de leur licenciement : évidemment, c’était tombé sur eux, comme par hasard. Chiara stipulait bien, dans ses notes, que ces propos à l’emporte-pièce ne constituaient pas une preuve absolue, bien sûr, mais qu’il n’y avait pas de raison de douter a priori du ressenti des deux ouvriers, et que la piste de la discrimination méritait d’être creusée. Samir le savait, Chiara partait du principe selon lequel, dans la déontologie journalistique d’aujourd’hui, il fallait accorder une importance capitale au ressenti dès lors qu’il provenait des minorités opprimées. Samir et elle avaient eu plusieurs débats enflammés à ce sujet. Il appréciait beaucoup sa collègue, il la considérait même à présent comme une véritable amie, mais ça ne l’empêchait pas de la trouver parfois trop radicale dans ses prises de positions. Il eut envie de l’appeler pour obtenir des informations complémentaires, des éléments qui ne figureraient pas dans le dossier dont il avait hérité, mais il se souvint qu’elle était clouée au lit avec une grippe carabinée. Aussi se contenta-t-il de lui envoyer un message pour lui souhaiter un bon rétablissement avant de se remettre au travail.
Éplucher les noms lui prit cinq petites minutes. Une fois cela fait, il s’aperçut que soixante-cinq pour cent des gens licenciés étaient sans doute d’origine extra-européenne. Cette fois-ci, la preuve semblait devant lui, irréfutable : la DG avait bien un problème avec les Noirs et les Arabes. Cependant, allez savoir pourquoi, les jambes de Sacha Laverrière s’installèrent dans la tête de Samir à ce moment précis et, sans qu’il y perçoive clairement une corrélation, il se demanda si, par hasard, la statistique n’était pas biaisée. Pour vérifier sa fiabilité, encore fallait-il la rapporter à l’ensemble des employés de l’entreprise – dans le secteur du BTP, on ne trouvait peut-être pas tant que ça des Martin, des Durand et des Dubois.
Comment se procurer cette liste ? Sans grand espoir, il se rendit sur le site officiel de l’entreprise AEF. Comme il s’y attendait, il trouva, outre le nom de Sacha Laverrière, ceux des personnes occupant un poste à responsabilité : le directeur adjoint, les membres du conseil de surveillance, les chargés de projets, et plus généralement tous ceux qui détenaient un titre ronflant. Mais aucune trace de l’ensemble des salariés, bien évidemment. Dans l’échelle de valeurs d’une entreprise, on ne donnait pas les noms des ouvriers, ils étaient quantité négligeable. Par respect de la vie privée de chacun, se défendrait sans doute Sacha Laverrière. Bien sûr.
Il n’y avait qu’une seule solution, contacter la DG et miser sur sa bonne volonté. Samir possédait désormais son adresse personnelle, il n’avait même pas besoin de passer par le service en charge des relations avec la presse. Il se fendit donc d’un courriel poli, dans lequel il lui expliqua sa démarche, en précisant qu’en aucun cas il ne rendrait cette liste publique et qu’il en avait besoin uniquement pour lever tout malentendu. Dans l’attente d’une hypothétique réponse, il relut les notes de Chiara, puis cliqua au hasard sur les différentes rubriques du site d’AEF. Alors qu’il consultait un article sur les techniques de désamiantage, auquel il ne comprenait pas grand-chose, son ordinateur lui annonça l’arrivée d’un nouveau message de Sacha Laverrière. En l’ouvrant, il ne put s’empêcher d’admirer à la fois sa courtoisie et son efficacité. Outre les formules d’usage, elle avait joint un fichier recensant tous les salariés de l’entreprise.
Étudier les mille cinq cent trente noms allait prendre du temps, mais c’était nécessaire, Samir ne pouvait pas se permettre de lancer publiquement des accusations aussi graves sans un minimum de rigueur. Le travail était fastidieux, il lui fallut plus d’une heure pour en venir à bout. Au moment d’établir le bilan, il sentit une légère appréhension le gagner. Mais un sourire involontaire se dessina bientôt sur ses lèvres. Il parvenait sensiblement au même résultat : soixante-deux pour cent des salariés avaient un nom extra-européen. Sacha Laverrière était sans aucun doute une cheffe d’entreprise sans scrupules, mais ça s’arrêtait là. Au demeurant, c’était plutôt logique : la plupart des patrons cherchaient avant tout le profit, peu leur importait l’identité de ceux qui leur permettaient d’aboutir à ce résultat : pour les capitalistes, l’argent n’avait pas de couleur. Samir se sentit soulagé. Ranger le décolleté de Sacha Laverrière dans le camp des fachos l’aurait contrarié.
Ça n’allait pas l’empêcher d’écrire un article à charge, bien sûr. L’entreprise n’avait a priori pas de difficultés financières particulières, d’après ce qu’il avait cru comprendre elle se portait plutôt bien, la DG s’en était d’ailleurs félicitée, le plan de licenciement n’avait donc pas lieu d’être. Même sans cette histoire de discrimination, il y avait bien une faute, sinon légale, du moins morale, et il allait faire reposer tout son propos là-dessus, chiffres précis à l’appui. Ne restait plus, par correction davantage que par respect de la déontologie journalistique qui n’établissait pas de règle absolue à ce sujet, qu’à contacter à nouveau la DG pour dévoiler, dans ses grandes lignes, la teneur du futur article et pour recueillir ses réactions, en lui mettant sous le nez les bilans comptables de ces dernières années, on verrait bien alors comment elle se justifierait.
Il était sur le point d’écrire à la femme d’affaires quand il se souvint de ses pensées au début de l’entrevue. Il se mordit la lèvre inférieure. C’était chez lui un réflexe, une manière enfantine d’éviter que certaines de ses idées sortent de sa conscience et accèdent au monde extérieur. Il se leva, prit une chaise qu’il plaça devant l’étagère faisant face à la table de bureau, monta dessus, agrippa la boîte située tout en haut et la prit d’une main, comme un serveur son plateau. Elle vacilla au moment où il descendait. Il tenta de rétablir la situation de son autre main, en vain : son contenu se répandit par terre. Placide, il se contenta de lever les mains au ciel – depuis le temps qu’il vivait avec sa maladresse, il avait fini par cesser de lui demander des comptes, il savait qu’elle n’en tiendrait aucun –, avant de ramasser patiemment les multiples billets qui tapissaient le sol. Il en profita pour faire le compte : quatre cent cinquante-cinq euros. Il fit une rapide division. Ça faisait une moyenne d’une pensée problématique tous les quatre jours.
Par pensée problématique, il entendait toute réflexion pouvant être perçue comme genrée, sexiste, patriarcale, discriminante, homophobe, grossophobe, xénophobe, voire carrément raciste. Comme il s’en voulait de céder parfois à des clichés d’un autre temps contre lesquels tout son camp se battait avec la plus ferme énergie, il avait trouvé ce moyen, un an auparavant : cinq euros dans cette boîte chaque fois qu’il se surprendrait en train d’avoir ce genre de réaction nauséabonde, fût-ce en passant, l’espace d’une seconde. Lorsque la boîte serait remplie, il avait prévu d’en faire don à une association militante. Il n’avait pas encore décidé laquelle. Ainsi se ménageait-il une porte de sortie : il n’était pas exclu qu’il s’en serve pour éponger une dette, en cas d’urgence.
Samir mit un billet de plus dans la boîte, réfléchit, en ajouta un autre. En effet, tout à l’heure, lorsqu’il avait pénétré dans le bureau de Sacha Laverrière, il avait eu non pas une mais deux pensées problématiques, en l’occurrence sexistes : d’abord il avait été surpris de voir une femme face à lui, inconsciemment il considérait donc plus naturel qu’un homme soit à la tête d’une entreprise ; ensuite, il avait réifié Sacha Laverrière, en reluquant ses jambes. Et ses fesses un peu après. Et ses lèvres charnues. Et ses seins, aussi, maintenant qu’il se repassait la scène dans son intégralité. Et il l’avait imaginée dans une position obscène. Combien de billets devait-il mettre, en fin de compte ? Il hésita, puis considéra que toutes ces pensées sexualisant la DG formaient le même ensemble, et qu’il ne devait donc les compter qu’une fois. L’image du corps de Sacha Laverrière défila dans sa tête, il ne chercha pas à la chasser : à présent qu’il avait payé pour ses fautes, autant en avoir pour son argent et profiter du spectacle.
Il tenta de se déculpabiliser en se disant qu’après tout, il n’était pas vraiment responsable de la façon dont la société l’avait formaté. Ses pensées problématiques, elles lui avaient été infusées par son environnement, sans qu’il s’en rende compte, elles faisaient partie d’un inconscient collectif, elles étaient systémiques, comme on aimait à le dire dans son camp, presque aussi souvent qu’on utilisait le mot problématique. À l’appui de son plaidoyer pro domo, il convoqua la sociologie : il devait bien exister quelque chose là-dessus, chez Bourdieu par exemple, non ? Samir n’avait rien lu du pape de la sociologie contemporaine, mais il avait eu des cours sur lui, en hypokhâgne, dont il se souvenait vaguement. Une lecture en diagonale de la page consacrée à Bourdieu sur Wikipédia lui rafraîchit la mémoire : le sociologue avait notamment travaillé sur les distinctions sociales et la reproduction des élites. Ses analyses montraient en gros que les individus héritaient de capitaux différents, qu’ils soient économiques, culturels, sociaux ou symboliques, et que le système, notamment en matière éducative, ne faisait que renforcer les injustices de départ. Bon. Il n’y avait rien sur les fantasmes, ça ne l’arrangeait pas. Ce n’était peut-être pas la pensée bourdieusienne qui allait lui être utile pour se dédouaner de ses pensées problématiques, en fin de compte. Peu importait, la société ne devait pas être blanche dans cette affaire. On n’était pas une page vierge quand on venait au monde. N’en déplaise à Jean-Paul Sartre et à son existentialisme, l’être humain n’était ni totalement libre, ni totalement responsable. Encore que, même chez Sartre, on ne pouvait rendre responsable un homme que de ses actes, pas de ses pensées, si ses souvenirs – de khâgne cette fois-ci – étaient exacts. Et donc pas de ses fantasmes. En plus, Sartre lui-même avait fini par nuancer sa pensée, non ? Un propos du philosophe lui revint en mémoire : l’important ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous. Elle était bien de lui, cette phrase, non ? De peur de se voir une nouvelle fois contredit par Wikipédia, il remit à plus tard l’approfondissement de ses connaissances sartriennes. Il venait de signer un traité de paix temporaire avec sa conscience, c’était suffisant dans l’immédiat.
Samir referma la boîte, la remit à sa place, et ce fut l’esprit tranquille qu’il rédigea une demande de nouvelle entrevue à Sacha Laverrière. Cette fois-ci, il ne se laisserait pas distraire par une paire de jambes.
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