5. Sacha
Qu’est-ce qu’il me veut encore, Beaux Bras ? Il croit que je n’ai que ça à faire, moi, de discuter chiffons avec un journaliste ? Qu’est-ce qui m’a pris d’envoyer ces documents de ma propre adresse électronique ? J’aurais dû confier ça à Pelletier, ça l’aurait occupé, tiens, lui qui passe le plus clair de son temps à en perdre. Maintenant c’est trop tard, il va falloir que je lui réponde moi-même, au gauchiste.
Lisons en diagonale… Je vous remercie… J’ai parcouru les documents que vous m’avez fait parvenir… pas d’indices de discrimination… Encore heureux qu’il s’en rende compte, pour qui me prend-il ? Cependant… Évidemment, il y a un toujours un cependant avec les gens comme lui. Ils voient partout anguille sous roche, et ils transforment ça en baleine sous gravillon. Rien ne les satisfait jamais, on leur donne un coup de main, ils vous agrippent le bras, et si on les laisse faire, on finit à poil.
N'y pense même pas, cocotte ! C’est ça, joue l’innocente ! Comme si tu ne venais pas de t’imaginer nue avec ton journaliste ! Concentre-toi un minimum sur son message, plutôt !
Plan social… Davantage d’informations… Davantage d’informations sur quoi ? Il ne sait pas ce que ça veut dire, un plan social ? Compte tenu de la bonne santé de l’entreprise, on pourrait se demander s’il ne s’agit pas de licenciement économique abusif… Pardon ? Licenciement économique abusif ? Mais tu ne connais pas la loi, mon bonhomme ! Sache qu’on peut effectuer des licenciements économiques pour toute situation liée à une société en difficulté, et la restructuration d’une entreprise entre bien dans ce cadre. Et qu’est-ce que tu crois ? Que je fais ça par amusement ? Par sadisme ? Tu ne sais donc pas que mon entreprise n’est pas indépendante, qu’elle n’est qu’une filiale d’un groupe plus important, géré par tout un tas d’actionnaires ? Je ne suis que la mandataire exécutive de la filiale, moi. Ni plus, ni moins. Le plan de restructuration a été décidé par la maison mère en conseil d’administration, j’ai simplement été chargée de le mettre en œuvre. Tu es payé pour écrire des articles politiquement orientés, non ? Eh bien moi, c’est pareil : on me paie pour faire tourner un système. Et si je n’obéis pas aux injonctions des actionnaires, il se passera quoi, d’après toi ? D’abord, on me fera subir des pressions, et si je persiste, on me remplacera. Et un autre fera ce que je n’aurai pas eu le courage de faire. Mon lapin, je suis désolée de briser tes rêves d’idéaliste immature, mais c’est comme ça que les choses se déroulent.
Je souhaiterais reprendre contact avec vous pour en parler… N’allons pas nous le mettre à dos, il ne faudrait pas que son article soit trop incisif, ce n’est jamais bon pour les affaires. Je vais lui proposer de nous voir demain en fin d’après-midi, je crois que je n’ai rien de prévu à ce moment-là. Il faut quand même que je vérifie.
— Émilie ? Pouvez-vous me rappeler mon planning de demain après-midi s’il vous plaît ?
— Bien sûr, Madame la Directrice, je vous l’apporte.
C’est bien ce que je pensais, aucun rendez-vous après seize heures. Je ne sais pas comment elle fait pour s’y retrouver, Émilie, avec son fonctionnement à l’ancienne, en écrivant tout à la main. Dans son agenda, il y a plus de ratures que sur une toile de Jackson Pollock. Ça ne me regarde pas, après tout, du moment qu’elle m’informe correctement de mes rendez-vous. De mémoire, je crois qu’elle ne s’est jamais trompée une seule fois. Il faut que je la garde, c’est une perle. Si elle savait à quel point elle m’est précieuse, elle me demanderait une augmentation, et elle l’aurait sur-le-champ. Un de ces jours, je vais lui proposer de renégocier son contrat. Elle le mérite.
Revenons-en à Beaux Bras. Comment il s’appelle, déjà ? Ah oui, Samir Adouiri. Et si je lui donnais rendez-vous dans un café, plutôt qu’ici ?
Non mais tu t’entends, cocotte ? Un entretien professionnel au café ? Et pourquoi pas directement dans ton lit, tant que tu y es ? Ce serait plus pratique pour parler boulot, non ? Vous seriez tous les deux détendus, au calme, confortablement installés, tranquilles.
C’est vrai que ça pourrait être mal interprété. Il serait capable d’en déduire que je le drague. Les hommes se font si vite des idées, parfois. À croire qu’ils considèrent que la réalité doit forcément coïncider avec leurs désirs. En même temps, un café, ce sera moins formel, ça l’adoucira, le journaliste, il en deviendra peut-être moins acerbe. Au Florentin, tiens, ce n’est pas loin de chez moi, comme ça je rentrerai à pied juste après, j’en profiterai pour passer prendre un gratin chez le traiteur d’à côté, les filles l’adorent, et c’est vrai qu’il est bon, sans doute bourré de crème, mais ce n’est pas grave, peut-être qu’elles feront moins la tête que d’habitude. Je ne sais pas ce qu’elles ont, toutes les deux, en ce moment. J’ai l’impression de vivre avec un hérisson et un koala, moi : l’une pique et l’autre boude. Ça leur passera, c’est l’adolescence, à ce qu’on dit. Dix-huit heures au Florentin demain, donc. Allez, on clique sur envoyer. Une bonne chose de faite.
D’accord, cocotte, c’est toi qui décides, après tout. Maintenant, remets-toi au boulot, et ôte-toi donc l’image de sa jolie gueule et de ses bras musclés, à ce Samir. Je sais très bien à quoi tu penses, mais tout ça n’est plus de ton âge, ne va pas te compliquer la vie. Et surveille-toi demain. Tu te connais, j’ai beau te sermonner, il t’arrive d’être plus spontanée qu’il ne le faudrait et de prendre mes conseils par-dessus la jambe. Tu lui donnes rendez-vous au café, soit. Mais ce n’est pas une raison pour quitter ton rôle. N'oublie pas qu’il peut te nuire avec son article. Alors ne lui donne aucune arme qu’il pourrait utiliser contre toi. C’est compris ?
Oui, papa, ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais.
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