6. Samir
Mardi 19 septembre
Comme à son habitude, il était arrivé exactement dix minutes en avance au rendez-vous fixé par la DG. Dans sa vie professionnelle, dès qu’il sortait de son cadre, quand il ne se trouvait ni chez lui à peaufiner ses articles, ni dans les locaux du Média indépendant, il se donnait toujours ce laps de temps précis pour se familiariser avec les lieux, avant de rencontrer les gens avec qui il devait s’entretenir. Par déontologie journalistique, répondait-il à ceux qui s’étonnaient, voire se gaussaient, de cette manie presque pathologique, en omettant de préciser l’autre but de la manœuvre : se donner une contenance face à ses interlocuteurs, leur faire comprendre qu’il maîtrisait l’espace, et par conséquent la conversation.
Il entra dans le Florentin, observa son aménagement. C’était une brasserie proprette tout en longueur, sans fioritures particulières, à l’exception de quelques tableaux accrochés au mur, dont les tables étaient disposées selon deux lignes parallèles. Le comptoir occupait la totalité du mur de droite. Étonnamment, le lieu ne cherchait pas à épater le bourgeois. Il se situait pourtant au beau milieu du premier arrondissement de Paris ! Samir se félicita d’avoir troqué le pantalon guindé et la chemise très cintrée à col italien qu’il portait la veille contre un jean slim et un simple tee-shirt noir. Une tenue assortie au café, sobre sans être négligée.
Il tendit l’oreille : atmosphère feutrée, pas de musique, un écran de télévision allumé, diffusant des clips, mais sans le son, parfait, on pourrait se parler sans avoir à élever la voix. Quand même, c’était étrange, cette proposition qu’elle lui avait faite, la DG, de se rejoindre ici plutôt qu’au siège social de l’entreprise. Il regarda les gens autour de lui : au comptoir, le serveur, un homme entre-deux-âges sec comme un cep de vigne en plein mois d’août, paraissait somnoler à demi, le menton appuyé sur une main. À une table, un couple discutait à voix basse, à voir leur tête ça ressemblait aux prémices d’une mise au point, d’une dispute, d’une rupture, en tout cas ça ne badinait pas. Derrière eux, une jeune femme surlignait des passages d’un livre plutôt épais. Sans doute une étudiante en pleine révision. Samir admira son sérieux : on n’était que mi-septembre, l’année universitaire débutait à peine. Les deux autres clients, plongés dans la consultation de leur smartphone, ne s’interrompaient que pour porter leur verre aux lèvres. Un accord tacite semblait unir tout le monde : on n’était pas là pour créer une atmosphère festive, personne n’allait escalader le comptoir et entamer une danse endiablée. Néanmoins, pour plus de sûreté, Samir choisit la table la plus à l’écart, tout au fond de la salle, et s’installa sur la banquette qui lui permettait de scruter la porte d’entrée sans avoir à se tordre le cou. Il repéra l’étroit couloir qui menait aux toilettes : au cas où il éprouverait le besoin de s’absenter un instant, autant s’éviter le ridicule de faire le tour du café en roulant des yeux inquiets. Puis il consulta la carte des consommations, constata que l’établissement proposait notamment des jus de fruits pressés avec des oranges bio, certifiées sans pesticides, précisait-on entre parenthèses. C’était adapté à la fois à ses valeurs et au caractère professionnel du rendez-vous ; il en commanderait un quand la DG arriverait.
Elle ne tarda pas : le cadran situé au-dessus du comptoir indiquait exactement dix-huit heures lorsqu’un tailleur bleu outremer fit son apparition, déclenchant chez le serveur un intérêt subit pour le monde extérieur. Il se redressa et salua sa nouvelle cliente d’un clin d’œil salace et d’un sourire non moins, à croire qu’il était arrimé à son machisme comme une moule à son rocher, se dit Samir. Sans répondre, la DG balaya la pièce du regard. D’un geste de la main, Samir signala sa présence. Alors qu’elle se dirigeait vers lui, il se dit que vraiment, tout respirait la sensualité chez cette femme, ces yeux céruléens, ces courbes moulées dans des vêtements parfaitement ajustés, cette chevelure brune qui dansait au rythme de ses pas, cette manière d’accompagner sa démarche d’un gracieux balancement de bras, cette façon de caresser le sol plutôt que d’y poser le pied – on entendait à peine le claquement des talons. Il se demanda s’il lui faudrait mettre un nouveau billet dans la boîte, délibéra le temps qu’elle parvienne à sa table, en conclut que, pour le coup, sa pensée n’avait rien de problématique. Il n’empêche qu’il aurait peut-être dû mettre une chemise, en fin de compte, il aurait été plus judicieux d’être assorti à la DG qu’au café. Tant pis.
Les politesses d’usage furent concises, interrompues par le serveur qui, à présent tout à fait revitalisé, se précipita vers eux pour prendre les commandes, ce qu’il n’avait pas daigné faire à l’arrivée de Samir. Un jus d’orange bio, c’est noté, dit-il tout en reluquant ostensiblement les seins de la DG, avant de demander, sourire égrillard aux lèvres :
— Et la belle dame en bleu, qu’est-ce qu’elle aimerait ?
L’étudiante délaissa son livre et son surligneur pour écouter la réponse :
— Elle aimerait qu’on ne l’appelle pas la belle dame en bleu, qu’on ne parle pas d’elle à la troisième personne comme si elle n’était pas là, et un coca, s’il vous plaît.
Le ton cinglant fit sourire l’étudiante. Mais elle remit vite le nez dans son livre. Il lui en fallait davantage pour se déconcentrer. Le serveur n’insista pas. Il tourna les talons, non sans avoir levé les yeux au ciel, de l’air de dire quelle mal baisée, celle-là. Samir ne put s’empêcher d’exulter : malgré ses failles, il était en avance sur bien des hommes.
— Quel con ! s’autorisa Sacha Laverrière une fois que le serveur eut retrouvé son comptoir et sa somnolence.
Samir n’eut pas le temps d’être surpris par l’écart de langage, car elle enchaîna tout de suite :
— Bref, je vous écoute. Je vais m’efforcer d’éclaircir tous les points qui vous posent problème.
Voyait-elle un inconvénient à ce qu’il enregistre leur conversation ? Elle répondit que ça ne la dérangeait pas, elle n’avait rien à cacher. Il appuya sur une touche de son smartphone, puis concéda qu’elle avait raison sur un point, comme il le lui avait déjà signalé dans son message : il avait effectué quelques vérifications, il en était arrivé à la conclusion qu’aucune discrimination n’apparaissait clairement. Elle laissa échapper un évidemment, mais n’ajouta rien de plus. Élégante jusque dans la façon de réagir face à une victoire, ne put s’empêcher de se dire Samir. Il se raisonna, se rappela ce qu’il s’était promis : il était hors de question de se laisser amadouer. N’empêche qu’il dut se faire violence pour poursuivre l’entretien par l’accusation de licenciement économique abusif. Il avait pris soin de rechercher les bénéfices de l’entreprise AEF des trois années précédentes, de les imprimer et de les apporter. Il les lui mit sous le nez. Les chiffres ne mentaient pas, l’entreprise se trouvait dans une phase particulièrement florissante.
Sans se départir de son calme habituel ni jeter le moindre coup d’œil aux feuilles qu’il lui tendait, elle entama une tirade sans doute préparée avec soin : elle comprenait qu’on puisse être étonné, de l’extérieur, du décalage entre ces chiffres flatteurs et la décision de procéder à un plan de restructuration. Mais elle se devait de balayer ce paradoxe, qui n’en était un que pour des yeux non aguerris aux réalités de l’économie : pour rester compétitive, pour continuer à se développer et à présenter des bilans annuels positifs, l’entreprise AEF se trouvait contrainte de tenir à distance ses concurrents, et donc de rationaliser ses coûts de production. Plusieurs études prospectives avaient été menées par ses collaborateurs, des gens très compétents, et elles allaient toutes dans le même sens. Par ailleurs, concernant ce plan de modernisation, toutes les opérations avaient été organisées en toute transparence et selon un respect strict des lois en vigueur, la plupart des employés dont il avait fallu se séparer avaient reçu des indemnités de licenciement tout à fait décentes, voire avantageuses, ainsi que des propositions de formations pour pouvoir rebondir, prises en charge par l’entreprise. Elle ajouta que le plan en question arrangeait bien des employés encore en poste, puisqu’ils pouvaient ainsi effectuer des heures supplémentaires, majorées de vingt pour cent, conformément à la convention collective, et défiscalisées à hauteur de cinq mille euros. La plupart des salariés avaient pris la décision de profiter de l’aubaine.
Le discours bien rôdé de la femme d’affaires ne décontenança pas Samir, il s’y attendait, il avait préparé la riposte.
— Vous avez donc choisi…
Les consommations arrivèrent. Samir regarda le cadran au-dessus du comptoir : dix-huit heures quinze. Un quart d’heure pour apporter un coca et un jus d’orange, le serveur avait pris son temps, petite mesquinerie destinée à coup sûr à faire payer à cette emmerdeuse coincée son manque d’humour. Il posa le tout au milieu de la table, sans s’embarrasser de la disposition, et s’en alla en silence. Au passage, il prit les verres vides abandonnés par l’homme et la femme qui tout à l’heure paraissaient se disputer. Samir ne les avait pas vus partir. Peut-être s’étaient-ils réconciliés. Ou alors était-ce pour eux un jour comme un autre, et ils ne faisaient que converser tranquillement. Peut-être qu’ils ne formaient pas un couple, d’ailleurs. Pour un journaliste d’investigation, il était allé un peu vite dans ses interprétations. Il se râcla la gorge pour chasser ces pensées parasites et reprit :
— Vous avez donc choisi de faire des économies sur le dos des salariés, en en licenciant certains et en demandant aux autres de travailler davantage.
Sacha Laverrière sourit, puis déroula la suite de son argumentaire : elle ne forçait personne, elle proposait simplement à ceux qui le souhaitaient d’augmenter leur pouvoir d’achat, il n’y avait là aucune coercition, mais simplement du pragmatisme et de la souplesse. Il fallait cesser de voir les choses de façon binaire, manichéenne : non, il n’y avait pas d’un côté des gentils prolétaires et de l’autre d’odieux capitalistes qui ne songeraient qu’à les exploiter en les pressant comme des citrons, ou comme des oranges, corrigea-t-elle en jetant un coup d’œil malicieux au verre que Samir venait de porter à ses lèvres. La lutte des classes était un concept complètement obsolète, seuls les gens qui venaient de la planète Marx pouvaient continuer à raisonner ainsi, dans le monde contemporain il n’y avait plus de classes, mais uniquement des individus. Chacun voyait d’abord son intérêt personnel, ce qui était tout à fait compréhensible, et au final tout s’équilibrait, l’homme cultivé qu’il était connaissait sans doute la formule, les intérêts privés faisaient le bien public. Certes, l’adage ne fonctionnait pas toujours, mais en l’occurrence si, tout le monde tirait profit de cette restructuration, l’entreprise, les actionnaires et les employés, qui pouvaient bénéficier ainsi d’un meilleur salaire grâce aux heures supplémentaires qu’ils accomplissaient. Samir objecta que ce n’était quand même pas le cas des salariés licenciés. Elle admit qu’en effet, c’était regrettable, mais elle ne doutait pas qu’ils retrouveraient un emploi ailleurs, le marché était en mouvement permanent, les opportunités ne manquaient pas.
Les opportunités ne manquaient pas ? Samir n’en revenait pas qu’elle lui offre cette perche à saisir. Il ne s’en priva pas :
— Il y a au moins trois millions de chômeurs en France, au bas mot, et combien d’offres d’emplois non pourvues ? Trois cent mille ? Quatre cent mille ?
Samir accompagna ses chiffres par deux yeux accusateurs. Elle soutint son regard, mais déglutit au lieu de répondre sur-le-champ. Samir exulta : elle hésitait. Il venait enfin de marquer un point, de fendre l’armure de la femme d’affaires, de la contraindre à se départir de ses éléments de langage habituels. Il allait l’amener à se dévoiler, à laisser apparaître des pans de chair. L’image de Sacha Laverrière sans tailleur ni chemisier traversa l’esprit de Samir, mais il la chassa rapidement. Hors de question de laisser ses sens saboter sa première victoire. La DG ramena avec grâce une mèche de cheveux rebelle derrière l’oreille, puis mit fin au silence, juste avant qu’il ne devienne pesant :
— Vous me rendez donc responsable des règles générales qui régissent le monde de l’entreprise et le marché de l’emploi ? C’est me faire trop d’honneur, et m’accorder une puissance que je n’ai pas.
Là, ce fut Samir qui demeura interdit ; il ne pouvait s’empêcher d’admirer la repartie. Le ton avait changé, Sacha Laverrière ne cherchait plus à l’entourlouper par des discours aussi souriants que creux, mais elle restait une redoutable adversaire, rompue à l’exercice de l’affrontement verbal. Par son ironie, elle venait de lui couper l’herbe sous le pied.
Il s’aperçut que le rapport de force s’était inversé : quelques secondes auparavant, s’il avait levé les yeux sur la DG, c’était pour renforcer son propos, lui donner davantage de poids. À présent, il ne pouvait tout simplement plus détacher son regard du visage de cette femme. Aimanté, il ne savait pas quoi dire pour rebondir sur sa réplique. Sacha Laverrière reprenait l’avantage et il était à court d’idées pour lancer une contre-attaque.
Éprouva-t-elle de la compassion pour son désarroi ? Voulut-elle mettre un terme à une situation gênante pour tous les deux ? Supportait-elle difficilement le silence lorsqu’il se prolongeait ? Quoi qu’il en soit, elle évita à Samir l’humiliation d’une riposte banale en reprenant la parole avant qu’il n’ait le temps de trouver des réponses aux questions qu’il se posait :
— Coupez le micro de votre smartphone, s’il vous plaît.
Le ton ne souffrait aucune contestation. Samir s’exécuta, tout en se demandant où elle voulait en venir. S’apprêtait-elle à lui faire des confidences en off ?
— Cessons ces faux-semblants, voulez-vous, et jouons cartes sur table.
Jouer cartes sur table ? Samir retint le sourire qui menaçait de s’écrire sur ses lèvres. S’il devait vraiment jouer cartes sur table, il l’entraînerait au fond du couloir et s’enfermerait avec elle dans les toilettes. Il s’efforça de demeurer impassible, attendit. Après tout, il n’était pas tenu de réagir tant qu’elle ne clarifiait pas ce qu’elle entendait par là. Elle laissa passer un temps, que Samir remplit en s’imaginant en train de dézipper sa jupe. Puis :
— Vous la sentez, cette tension entre nous, n’est-ce pas ?
Samir écarquilla des yeux. Évidemment qu’il la sentait, il n’avait pas cessé de la déshabiller du regard depuis leur rencontre. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle aborde le sujet. D’ailleurs, était-ce vraiment cette tension-là qu’elle évoquait ? Son regard semblait le confirmer, mais peut-être se faisait-il des idées, peut-être voulait-elle simplement parler de l’atmosphère électrique qu’ils venaient d’instaurer en se renvoyant mutuellement dans les cordes. Dans le doute, il se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment, pendant qu’elle posait quelques pièces sur la table pour régler les consommations.
— J’habite juste à côté.
Avait-il bien entendu ? Oui, cette fois-ci, il n’y avait pas d’incertitude possible, elle l’invitait chez elle. Elle se leva.
— Vous venez ou vous avez besoin d’un carton d’invitation ?
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