8. Samir

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 Il se tourna sur le côté gauche. Il se tourna sur le côté droit. Il se mit sur le dos. Sur le ventre. En chien de fusil. Rien à faire, aucune position ne convenait, ne laissait son corps en paix ; Samir n’était pas près de trouver le sommeil. Sacha Laverrière accaparait tout son être. Au moins, on ne pourrait lui reprocher un manque d’implication, se dit-il pour dédramatiser la situation : il s’était livré tout à l’heure à une investigation exhaustive du cœur du sujet, il avait étudié dans ses moindres détails la femme au centre de son enquête. Mis à part que ce n’était ni pour obéir à la déontologie journalistique, ni pour arracher à la DG des informations supplémentaires. Ce à quoi il avait obéi, c’était à un désir irrépressible, ce qu’il avait arraché à Sacha Laverrière, c’étaient des vêtements et des soupirs.

 Il ne put s’empêcher de repenser à la façon dont ils s’étaient précipités l’un sur l’autre, quelques heures auparavant : en entrant dans l’appartement, elle lui avait d’abord intimé l’ordre d’attendre sur le seuil, le temps pour elle d’annoncer son arrivée à ses filles. Vu l’état de griserie dans lequel se trouvait Samir, cette information n’avait suscité comme réaction que celle-ci : il faudrait faire preuve de discrétion. Quelques secondes plus tard, elle revenait vers lui pour lui signifier que la voie était libre : elles étaient toutes deux enfermées dans leur chambre respective. Il avait alors pénétré dans un salon plus vaste que l’ensemble de son appartement à lui, dont il n’avait eu ni l’envie ni le loisir de contempler l’ameublement, Sacha l’ayant tout de suite entraîné à l’étage supérieur, après avoir dressé son index à la verticale devant sa bouche pour l’inciter au silence. Ils avaient traversé le couloir, elle avait crié à travers deux portes opportunément fermées et décorées d’un autocollant où on pouvait lire Do not enter, qu’on dînerait un peu plus tard que d’ordinaire, puis elle avait emmené Samir dans sa chambre, fort heureusement située tout au fond, sans accorder d’importance à la réponse de, comment avait-elle dit qu’elles s’appelaient, déjà ? Ah oui, Bérénice et Camille. Il faut dire que les Bérénice et Camille en question n’avaient proféré que des grognements au sens peu évident. Samir l’avait saisie par la taille alors qu’elle fermait à clé et ils s’étaient embrassés avec fougue, leurs mains avides s’étaient faufilées à travers les habits pour atteindre la peau. Affamés, ils avaient commencé leur étreinte debout, contre la porte. Lui, jean et boxer gisant aux chevilles. Elle, jupe relevée à hauteur de hanche et string tendu au niveau des genoux. Assez vite, divers bouts de tissu s’étaient retrouvés éparpillés sur le sol. Puis ils avaient basculé sur le lit, elle s’était empalée sur lui, en prenant d’autorité son sexe et en le plaçant entre ses cuisses. Samir avait contemplé ses seins ronds dont les tétons pointaient vers le plafond et n’avait pu se retenir bien longtemps, accompagnant sa jouissance d’un cri rauque. Juste après, elle avait poussé un gémissement, vite étouffé en se mordant le bras, avant de s’effondrer sur lui. Elle n’avait vraisemblablement pas simulé le plaisir qu’il lui donnait, bref, il avait assuré, se dit-il avant de s’apercevoir que cette réaction pourrait figurer dans le trio de tête de ses pensées problématiques. Un aller-retour dans le bureau s’imposait. Il fouilla dans son portefeuille, ne trouva qu’un billet de vingt euros, le mit dans la boîte, sans oublier d’extraire quinze euros de celle-ci.

 Alors qu’il regagnait son lit, il se promit de chasser de sa tête l’image de Sacha Laverrière. Il s’allongea, ferma les yeux et tenta de se concentrer sur autre chose. Sur le planning de sa journée du lendemain, par exemple. Mais au bout de quelques secondes, le court-métrage dont Sacha et lui étaient les acteurs principaux revint à la charge. Il n’y avait rien à faire, le corps de Samir avait pris le dessus sur son esprit, et le premier ne paraissait pas du tout disposé à accorder au second son autonomie. Pourtant, ce dernier luttait, il se muait même en procureur véhément, établissait un procès à charge débouchant sur un verdict implacable : Samir était coupable d’intelligence avec l’ennemi, il avait baisé avec le Capital au lieu de tenter de le baiser. Et que l’ennemi possédât des courbes affolantes ne constituait pas pour autant une circonstance atténuante. Mais le corps de Samir se désintéressait de la sentence et persistait à agir à sa guise. Il avait bel et bien colonisé son esprit, du jugement de culpabilité il ne tenait aucun compte et jouissait tranquillement de son triomphe – un grand classique, dans l’histoire de la colonisation, se dit Samir, toujours dans l’espoir de dédramatiser la situation.

 Épuisé par son combat interne, mais incapable de s’endormir, en désespoir de cause il alluma la télévision, à la recherche d’images susceptibles d’effacer le film qui tournait en boucle dans sa tête. Il mit LCP, tomba sur un débat parlementaire diffusé en direct. Dans l’hémicycle, l’atmosphère sentait le souffre. Les députés, malgré l’heure tardive, s’étripaient à propos d’un article d’un projet de loi. Celui-ci semblait pourtant purement technique, a priori. Pourquoi donc déchaînait-il les passions ? Samir s’astreignit à en comprendre l’exacte teneur, après tout, c’était une solution comme une autre pour penser à autre chose qu’à ses ébats de tout à l’heure : l’article en question visait à permettre à un chef d’entreprise d’attribuer à ses employés une prime défiscalisée pouvant aller jusqu’à mille euros, dans certaines circonstances, notamment lorsque la société avait au préalable ratifié la loi sur l’intéressement, qui donnait aux salariés le droit de voir leur salaire complété par un certain montant en fonction des résultats obtenus au cours du trimestre précédent, sous réserve que la direction les juge positifs. Bref, tout était fait pour qu’ils ne la touchent quasiment jamais, la prime en question. Samir écouta les argumentaires des uns et des autres. La plupart des élus de gauche s’opposaient à cet article, l’assimilant à une annonce dépourvue de tout progrès réel – une vitrine proposant des articles tellement onéreux que quasiment personne ne pouvait se les offrir, pensa Samir –, et souhaitaient à la place une mesure qui indexerait les salaires sur l’inflation, tandis que le camp de la droite et celui des fachos se prononçaient en faveur du texte, tout en se gaussant de ces députés de gauche soi-disant défenseurs des classes populaires, mais incapables de voter un article allant dans le sens de l’amélioration de leur pouvoir d’achat. En somme, c’était une opposition qui ne manquait pas d’attraits. Mais au bout de quelques minutes, les yeux céruléens de Sacha réapparurent. Bientôt suivis de sa bouche. Évidemment, le reste ne tarda pas à refaire surface : les hanches de Sacha. Le grain de beauté au creux de ses reins. La fessée qu’elle lui avait demandé de lui mettre tandis qu’il la prenait debout contre la porte. La surprise de Samir face à l’injonction. Son hésitation, l’espace d’une seconde. L’image de la boîte à billets. Sa main s’abattant sur la peau. Le cri bref qu’elle avait poussé. La marque rouge imprimée sur ses fesses.

 Seul dans son lit, face à la chaîne parlementaire dont les paroles ne parvenaient plus jusqu’à son cerveau, Samir rejoua toute la scène en vitesse accélérée. La libération arriva vite.

 Il saisit son smartphone : minuit et quart. Il fallait vraiment qu’il dorme ; le lendemain, il aurait besoin de toutes ses facultés pour éplucher le dossier AEF et en sortir quelque chose de potable. Une ébauche de son article devait parvenir à son directeur de rédaction le plus rapidement possible, en vue d’une publication dans le prochain numéro, la semaine suivante.

 Mais alors qu’il s’apprêtait à reposer le smartphone sur le sol, il se ravisa, soudain pris d’une envie irrépressible. Il ouvrit sa messagerie électronique, écrivit à Sacha j’aimerais vous revoir, se remémora leurs deux corps furieux l’un contre l’autre quelques heures auparavant, effaça le vous pour le remplacer par un te, se souvint qu’il l’avait rencontrée dans un cadre purement professionnel, remit le vous initial, finit par opter par un j’aimerais qu’on se revoie, réglant ainsi l’alternative entre vouvoiement et tutoiement. Il se rendit compte quelques secondes après avoir envoyé le message que ça ne changeait finalement que peu de choses à ce qu’il venait de lui communiquer : elle occupait ses pensées. La réponse ne tarda pas. Sacha ne parvenait-elle donc pas à dormir, elle non plus ? C’était un simple demain soir pourvu d’un point d’interrogation, pourtant il provoqua chez Samir un large sourire. Lorsqu’un nouveau message apparut, encore plus concis que le précédent puisque se réduisant à un unique , il fronça les sourcils. Il n’avait pas songé à ce détail matériel. Il fallait quand même répondre quelque chose sans trop tarder, elle devait se douter qu’il avait vu ses messages, puisqu’elle avait répondu au sien presque instantanément : retarder la proposition d’un lieu pourrait donner à penser qu’il réfléchissait au meilleur endroit possible, et qu’il accordait donc à cette nouvelle entrevue une importance capitale. Samir ne voulait pas que Sacha saisisse l’état de fébrilité dans lequel il se trouvait. Il devait lui cacher à quel point elle l’obsédait. Au moins pour le moment. Alors il écrivit le nom du premier café qui lui vint en tête. Le Lieu-dit, dans le vingtième. Un établissement où il avait ses habitudes, comme beaucoup de jeunes gens dans son genre, plutôt intellos, plutôt politisés, plutôt à la gauche de la gauche. À peine eut-il envoyé le message qu’il regretta ce choix : et s’il tombait sur quelqu’un qu’il connaissait ? En tout état de cause, il faudrait veiller à passer sous silence le métier qu’exerçait Sacha, c’était peu dire qu’on n'accueillait pas les chefs d’entreprise à bras ouverts, dans cet antre. En même temps, le risque s’avérait minime : l’entrevue serait cette fois-ci dépourvue de tout caractère professionnel.

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