9. Aladji

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Mercredi 20 septembre

 Paradoxalement, depuis qu’il a appris son licenciement, Aladji ne chôme pas. Outre qu’il doit encore deux mois de travail, c’est la durée de son préavis, à l’entreprise qui vient de décider de saccager sa vie professionnelle, il cherche, sur son temps libre, un endroit où se recaser. Il ne saurait dire exactement combien de lettres de motivation et de curriculum vitae il a déjà envoyés. Il sait seulement qu’il y en a eu un certain nombre. Aladji n’est pas difficile, il compte accepter à peu près n’importe quelle proposition, dans n’importe quel domaine. L’essentiel, c’est que le salaire proposé couvre le loyer, les charges incompressibles, la nourriture et le peu de dépenses qu’il s’autorise, la plupart du temps des petits cadeaux pour Lila. Il a fait les comptes : son indemnité de licenciement permettra de tenir quelque temps, et il touchera l’ARE, l’employé qui l’a reçu hier lui a certifié que son dossier était complet. Mais le montant sera bien inférieur à son salaire actuel ; et ce n’est pas l’allocation dérisoire touchée par Lila qui compensera la perte de pouvoir d’achat du couple. Bref, Aladji sait qu’il n’a pas vraiment l’embarras du choix, il lui faudra se précipiter sur la première offre qu’on lui fera.

 De toute façon, il n'est pas du genre à laisser les choses traîner, à se dire on verra bien plus tard. Son amour-propre le pousse à retrouver le plus vite possible un emploi, il ne supporterait pas qu’on dise de lui qu’il se la coule douce, qu’il profite des largesses de la société. Sauf que pour l’instant, le nombre de réponses reçues à ses candidatures est vite calculé : aucune, pas même une négative. Manifestement, on ne rétribue pas les DRH pour répondre, au moins par courtoisie, à un demandeur d’emploi dont ils n’ont pas besoin. Forcément, un type comme lui, avec le bac en poche pour tout diplôme, sans qualification particulière exceptée celle consistant à empiler des blocs de béton armé, la quarantaine à peine entamée mais le corps déjà usé, ça n’intéresse pas grand-monde. Aladji le sait, son profil n’est pas vendeur, sa valeur marchande ne pèse pas lourd. Il va devoir se brader. Et encore, même en solde, pas sûr qu’il trouve preneur.

 Pourtant, en rentrant chez lui, dans le métro bondé, les yeux fixés sur la frise indiquant les différentes stations, quelque part entre Porte Dauphine et Nation, Aladji n’est pas abattu ; il pense à Lila. Lila qu’il aime plus que tout, Lila qui lui donne la force d’affronter ce nouveau coup du sort. S’il veut continuer à se battre, c’est aussi pour elle. Lila n’est désormais plus en mesure de travailler, les dix ans passés dans un Ehpad en tant qu’infirmière ont méthodiquement détruit son dos. Aladji éprouve des sentiments ambivalents vis-à-vis de cet Ehpad : d’un côté, il le déteste pour avoir ruiné la santé de sa Lila. Et aussi parce qu’il l’a bien connu, ce lieu. Il a vu ce qui s’y passait, à l’époque où il était chargé de la construction d’une annexe destinée à accueillir les patients atteints d’Alzheimer, qu’on tenait à isoler des autres car ils étaient soumis à des règles spéciales, notamment en matière de permissions de sortie. Quand il travaillait sur le chantier, il se disait qu’il bâtissait une prison, et non un centre de soins. Ériger des murs destinés à enfermer des gens, sous prétexte qu’ils n’avaient plus toute leur tête, ça le rendait amer. Mais d’un autre côté, c’est un endroit pour lequel il a, encore aujourd’hui, de la tendresse car c’est là qu’il a rencontré la femme de sa vie. Leur rencontre n’a pas été un coup de foudre, loin de là. Au début, ils se contentaient de se saluer. Puis, à force de se croiser, ils ont fini par échanger deux ou trois banalités. Et peu à peu, ils se sont apprivoisés. Aladji pense que c’est lui, le premier, qui est tombé amoureux d’elle. Un jour il ne l’a pas vue à l’heure où d’habitude, en milieu de matinée, elle s’accordait une pause cigarette avec sa collègue Valérie à côté du chantier. Il s’en est étonné auprès de Valérie : elle était un peu malade, mais rien de grave, ça allait passer, il allait vite la revoir, lui avait-elle dit avec un sourire entendu. Et en effet, Lila est revenue au bout d’une semaine. Aladji a eu un pincement dans sa poitrine quand il l’a aperçue et là, il a compris. Il a pris son courage à deux mains pour l’inviter à prendre un verre à la fin de la journée. Pour fêter votre retour, a-t-il prétexté. Elle a dit pourquoi pas ? Ils sont allés au bistrot Lumière, juste à côté de l’Ehpad. La conversation a eu du mal à s’enclencher. Tous deux n'avaient pas le même vécu, pas les mêmes références. Et puis, par hasard, au détour d’un échange laborieux, elle lui a dit qu’il avait un petit air de Samuel L. Jackson. Aladji ne voyait pas de qui il s’agissait. Elle l’a aidé à l’identifier en indiquant qu’il jouait souvent dans les films de Quentin Tarantino, et notamment dans Pulp fiction, son film fétiche. Ça tombait bien, parce qu’il venait de le voir à la télévision, presque par hasard. Le soir même, il a entrepris de visionner un autre film de Tarantino, Jackie Brown, dans lequel Samuel J. Jackson joue encore le rôle du méchant. Il a trouvé que la ressemblance entre l’acteur et lui n’était pas flagrante. Peut-être parce qu’il ne se voit pas comme un méchant. Lorsqu’ils sont retournés au bistrot, quelque temps après, ils se sont gentiment chamaillés à ce propos. Puis Lila lui a dit que Jackie Brown, c’était un bon Tarantino, mais que son chef-d’œuvre, à part Pulp fiction bien sûr, ça restait Kill Bill, par son usage à la fois esthétique et ludique de la violence. Même si dans celui-là, il n’y avait pas Samuel L. Jackson. Aladji s’est demandé comment on pouvait faire un usage à la fois esthétique et ludique de la violence, et il s’est empressé de louer Kill Bill. Il a compris ce que voulait dire Lila. Il n’y avait quasiment que des scènes de combats, notamment dans la première partie, mais on aurait dit des spectacles de danse. Et la surenchère sanguinolente rendait l’ensemble comique. Cela dit, il y avait quand même beaucoup de morts, avant celle du fameux Bill. Aladji l’a fait remarquer à Lila, elle a dit avec malice : Ah bon ? Ça ne m’a pas frappé. Ils ont échangé leur premier rire. Quand Aladji se remémore le fil de leur relation, il pense que c’est ce moment précis qui a brisé la glace. De fil en aiguille, il est devenu connaisseur de toute la filmographie de Tarantino. Et c’est après avoir discuté d’Inglourious Basterds qu’il a enfin osé embrasser Lila. Ils se sont installés ensemble trois mois plus tard.

 Depuis que Lila ne peut plus travailler, c’est à lui, Aladji, que revient le devoir de les faire vivre tous les deux. Ce n’est pas une situation idéale, non, Aladji préfèrerait que Lila ait encore la possibilité d’exercer son métier, notamment parce qu’il voit bien que, depuis qu’elle a dû y renoncer, elle n’est plus la même, son regard n’a jamais retrouvé son éclat. Mais même s’il ne se formule pas les choses en ces termes, Aladji sent confusément que le rôle qu’il occupe au sein de leur couple depuis deux ans, celui de pilier, de garant de la stabilité financière, ne le laisse pas indifférent. S’il était tout à fait lucide, il admettrait même qu’il en tire de la fierté, quelque part. En lui persistent des traces du schème patriarcal, selon lequel il revient à l’homme de subvenir aux besoins de la famille. La société lui a fait passer ce message par mille signes ténus qui, mis bout à bout, ont créé un formatage dont il ne s’est pas tout à fait débarrassé. Et ce n’est pas sa mère qui a fait contrepoids, elle qui lui imposait, lorsqu’il était enfant, d’apprendre par cœur et de réciter devant elle des passages entiers de la Bible, en priorité les Évangiles, bien sûr, mais aussi des extraits de la Genèse, et notamment le célèbre châtiment divin infligé à Adam et Ève : il gagnera son pain à la sueur de son front, tandis qu’elle enfantera dans la douleur. Aujourd’hui, Aladji voit l’asymétrie et l’injustice de la punition, évidemment, et de toute façon ça fait bien longtemps qu’il ne croit plus ni en Dieu ni en la Bible. Ni en sa mère, d’ailleurs. Il n’empêche qu’il lui reste, tapis dans l’ombre, des stigmates de ce qu’elle lui a fait ânonner pendant des années.

 C’est pour cette raison qu’il a hésité avant d’apprendre à Lila son licenciement, les mots sont sortis avec difficulté. Il a vécu ce moment comme une humiliation. On venait de le castrer, de lui ôter le rôle millénaire dévolu aux hommes. C’est pour cette raison aussi qu’il met autant d’ardeur à chercher un nouvel emploi.

 Une voix féminine annonce, d’une intonation montante : Stalingrad. Aladji se rapproche tant bien que mal de la porte, pendant que le métro ralentit. Lorsqu’il s’arrête, la même voix répète, cette fois-ci avec une intonation descendante, presque comme une injonction : Stalingrad. Aladji a toujours trouvé ça tordu, cette double annonce, ce fusil à deux coups : le premier instaure le suspens, engendre l’inquiétude – va-t-on vraiment arriver ? semble suggérer la voix –, tandis que le second tombe comme un couperet. D’habitude, il en conclut que la RATP prend vraiment ses usagers pour des cons. Mais aujourd’hui, il n’en conclut rien. Il joue des coudes pour sortir de la rame, presse le pas dans les couloirs. Il a hâte de rejoindre Lila ; elle dormait encore ce matin, il n’a pas osé la réveiller. Mais ne pas l’embrasser avant de partir a laissé comme un vide en lui.

C’est moi, dit-il d’un ton enjoué dès qu’il a franchi la porte d’entrée. Il amplifie un peu sa bonne humeur, ses atermoiements ne doivent pas inquiéter Lila. Tu as passé une bonne journée, amour de ma vie ? On lui répond, oui, et toi, mais sans empressement ni véritable point d’interrogation. Le corps de Lila ne bouge pas du canapé, ses yeux ne quittent pas la télévision qui diffuse un reportage sur les tigres d’Asie. Aladji se penche vers elle, l’embrasse tendrement. Elle ne refuse pas son baiser, mais garde les lèvres closes. Sa Lila a ses mauvais jours, surtout depuis quelques semaines, il a l’habitude, il sait que dans ces moments-là, il faut la laisser tranquille. Il espère seulement qu’elle ne va pas replonger dans la dépression dont elle a été la proie il y a deux ans. Pour l’instant, il n’ose pas aborder le sujet, surtout depuis leur dispute de l’autre jour, au cours de laquelle elle lui a dit, sur le coup il a reçu l’uppercut sans broncher, mais il en ressent encore les stigmates : tu ne vois pas que tu m’étouffes ? Laisse-moi respirer.

 Aladji observe Lila. Les tigres d’Asie semblent la passionner, elle ne daigne pas lever les yeux vers lui. Alors il quitte le salon et s’installe dans la cuisine. Ce n’est pas grave, elle sera tout à l’heure dans de meilleures dispositions, il suffit de patienter, en attendant il va en profiter pour poursuivre ses recherches d’emploi. Il allume son vieil ordinateur portable, qui rechigne à se mettre en route. Devant l’écran, Aladji patiente. Il ne s’agace pas, l’ordinateur est comme Lila, d’humeur aléatoire.

L’essentiel, se dit-il, c’est que Lila m’aime. Avec elle à mes côtés, rien ne peut m’arriver. Je suis fort. Je suis indestructible. L’idée que sa Lila a de plus en plus de mauvais jours, depuis quelque temps, lui effleure l’esprit, mais il la chasse d’un geste de la main. Il a déjà perdu son travail, il ne s’agirait pas de perdre la raison en prime, en sombrant dans une paranoïa aussi stupide qu’infondée. Il se répète, comme pour s’en convaincre : Lila m’aime. Avec elle à mes côtés, rien ne peut m’arriver. Je suis fort. Je suis indestructible.

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