10. Sacha

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 Pourquoi je n’ai rien dit ? Pourquoi je n’ai pas rétorqué ? Pourtant, je sais le faire, on me l’a souvent dit, s’il y a bien une chose que je maîtrise, c’est l’art de la parole. J’aurais pu – j’aurais dû – lui renvoyer une saillie bien sentie, bien cinglante, sans me départir de mon ton calme et assuré. Je suis douée là-dedans, normalement. C’est même pour ça que je suis demandée, sur le marché. Pour cette capacité que j’ai à être ferme sans sortir de mes gonds, ce don que j’ai de paraître toujours contrôler la situation. Et là, face à lui, je n’ai rien répondu, j’ai juste remonté le drap sur mon corps, comme si je voulais disparaître. Tétanisée. Comme un manchot sur un volcan.

 Pourtant, ce n’était pas compliqué de lui montrer à quel point sa remarque était déplacée. Insultante, même. Pour qui me prend-il ? Pour une femme froide et calculatrice ? Ou carrément pour une pute ? Parce qu’il appelle ça comment, lui, baiser en échange d’un service ? Je n’en reviens toujours pas. Comment a-t-il pu penser une seule seconde que j’ai couché avec lui pour qu’il ne pousse pas son enquête plus avant ? Je l’entends encore me chuchoter à l’oreille en me caressant l’épaule : tu sais, ça ne va pas m’empêcher d’écrire un article à charge, ce qui se passe entre nous. Comme si je l’ignorais ! Comme si j’avais prémédité quoi que ce soit ! Je n’ai rien prévu, moi, ça m’est tombé dessus comme on trébuche contre la bordure d’un trottoir. Par inadvertance. Moralité, il faut toujours regarder où on met les pieds.

 En plus, il me dit ça juste après mes confidences. Bêtement, je me sens en confiance, je lui parle de mon ex-mari en insistant bien sur le fait que la situation est claire depuis un bon bout de temps, que nous avons décidé de faire notre vie chacun de notre côté, que c’est moi qui ai la garde de Bérénice et Camille, qu’il les prend un week-end sur deux, que les choses sont à peu près à leur place, tout ça pour bien lui faire comprendre qu’il n’y a pas d’homme dans ma vie, que je suis libre, prête éventuellement à m’investir davantage dans cette liaison. Et lui, en contrepartie, il me balance ça ne va pas m’empêcher d’écrire un article à charge, ce qui se passe entre nous. J’aurais dû le gifler, tiens ! Et partir en claquant la porte, comme dans un mauvais vaudeville ! Pour qui se prend-il ? Il croit qu’il peut tout se permettre parce qu’il a une jolie gueule et de beaux bras musclés ?

 Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, s’il m’attire comme une dingue ? J’aurais dû m’en tenir à ce que j’avais décidé : ne plus le revoir, après la première fois. Mais je n’ai pas pu. C’est quand même terrible de se laisser guider par ses sens à ce point ! Moi qui me croyais raisonnable, rationnelle ! Qu’est-ce qui m’arrive ?

 Arrête de te poser cette question, cocotte, cesse de faire la mijaurée, tu la connais très bien, la réponse, tu viens de la donner : tu brûles de désir pour lui. Tu aurais dû te voir, tout à l’heure : dès qu’il a commencé à approcher la bière de sa bouche, dans son repère de gauchistes, ça t’a donné la chair de poule, ton visage s’est empourpré, tu t’es imaginée à la place de la bouteille. Il a dû s’en apercevoir, d’ailleurs, car il a fait une drôle de tête. Heureusement qu’il y avait du monde, sinon tu te serais littéralement jetée sur lui dans le café et tu l’aurais violé sur place.

 N'empêche que ça ne m’est jamais arrivé, un désir aussi irrépressible. Et il a fallu que ça tombe sur ce journaliste qui passe son temps à écrire des pamphlets aussi simplistes que caricaturaux contre les gens comme moi, c’est bien ma veine.

 Ce qui me rassure, c’est qu’il n’a pas l’air de pouvoir se retenir davantage que moi, en dépit de tous ses principes d’idéaliste à la con, à voir la façon dont il a dévoré mes lèvres dans l’ascenseur de l’hôtel. À un moment, j’ai bien cru qu’on allait baiser là, ou dans le couloir, qu’on n’aurait même pas le temps de franchir le pas de la porte. À cent trente euros la chambre, ça aurait été un comble.

 Cesse d’y penser, cocotte, ça va encore t’exciter, alors que cette fois-ci, c’est décidé, c’est sûr, c’est certain, tu ne reviendras pas là-dessus : c’était la dernière fois. Finalement, c’est très bien qu’il t’ait prise pour une pute, comme tu dis : ça te fait une bonne raison pour ne plus jamais le revoir. C’est bien compris ?

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