11. Samir

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 La page Word de l’ordinateur demeurait désespérément vierge. Seul clignotait un petit trait vertical, celui formé par le curseur. Samir haussa le sourcil gauche. Ça ne venait pas. C’était agaçant, à la fin !

 Dans la journée, à la rédaction, il avait pourtant réussi à faire preuve d’efficacité : documents divers sur l’entreprise AEF, retranscription précise sur un fichier des entrevues avec la direction – abstraction faite des moments sans rapport avec l’enquête –, extraits du Code du travail relatifs aux règles de licenciement, décisions de tribunaux concernant d’autres plans sociaux et pouvant faire office de jurisprudence, articles de presse sur des sujets similaires, tout avait été soigneusement imprimé, classé et rapporté chez lui. Samir n’aimait pas rédiger ses articles dans les locaux du Média indépendant. Trop d’effervescence, trop d’espace, trop de gens. Il préférait, quand c’était possible, le silence et la solitude de son deux-pièces. Mais à présent que les conditions se trouvaient réunies, rien à faire, il ne parvenait pas à se concentrer. Impossible d’écrire la moindre phrase. La coupable : Sacha Laverrière, dont il venait de prendre congé, un peu tôt à son goût, d’ailleurs. Il se leva, alluma une cigarette, ouvrit la fenêtre, s’y accouda, les yeux fixés sur le ciel, qui ne comportait pourtant rien de notable, un voile épais empêchant de percevoir la moindre étoile. Il tira sur la cigarette, arrondit ses lèvres, expira par saccades ; les volutes de fumée s’échappèrent de sa bouche en cercles presque parfaits, il les observa s’éloigner, s’atténuer jusqu’à se fondre dans la pénombre. Pourquoi n’en était-il pas de même avec cette femme ? Pourquoi ne parvenait-il pas à la laisser s’évaporer dans l’air comme la fumée de sa cigarette ?

 Il ferma les yeux pour faire le vide. Mauvaise idée : l’image de l’arrivée de Sacha au Lieu-dit se forma instantanément. Elle avait troqué tailleur et talons contre un jean moulant aux hanches, légèrement évasé à partir du genou, accompagné de chaussures plates et d’un haut noir à fines bretelles, sans manches mais recouvert d’un blazer en tweed à coupe droite ; elle s’était sans doute renseignée sur la clientèle du café avant de venir, ou elle la connaissait de réputation, d’où la tenue un brin décontractée. Samir avait senti poindre un léger désappointement. Tant pis, s’était-il dit, il en serait quitte pour cinq euros de plus.

 Samir ouvrit les yeux, secoua la tête. Trop tard. Toute la scène lui revint, comme s’il la vivait à nouveau, mais en accéléré : elle se dirige vers lui, des excuses réciproques sont formulées, elle est désolée pour son léger retard, il est désolé d’avoir commandé un verre sans l’attendre. Chacun prend ainsi soin, par ces signes dont l’apparence anodine ne peut tromper personne, de clarifier la situation : cette entrevue-là n’a rien de formel ni de professionnel, tout faux-semblant serait aussi ridicule que superfétatoire, on n’est pas là pour parler AEF, plan social ou montant des indemnités de licenciement.

 Reste que le tête-à-tête ne débute pas de la meilleure des manières. Quelque chose contrarie Samir. Presque rien. Un simple regard. Mais ce presque rien est quand même quelque chose. Lorsqu’elle s’assoit en face de lui, elle examine la pinte déjà bien entamée, avant de le fixer d’un drôle d’air, alors qu’il s’apprête à en avaler une nouvelle gorgée. Samir décèle là un tropisme bien connu. Les clichés ont encore de l’avenir, pense-t-il. Parce qu’il s’appelle Samir Adouiri, il ne boit pas d’alcool, voilà ce qu’elle doit se dire. Si elle ne fait aucune remarque, ne pose aucune question, ses yeux en disent long, manifestement étonnés par la rupture de la quadruple égalité attendue : Samir Adouiri égale Arabe égale musulman égale pas d’alcool. En d’autres circonstances, Samir ne laisserait pas passer ce regard qui le réduit à un exemplaire atypique d’une idée générale fantasmée, il ferait remarquer à son interlocutrice qu’elle valide ainsi, peut-être sans en avoir conscience, il veut bien concéder l’absence de malveillance, toute une série de représentations propres à la pensée occidentale, parce qu’elle ne peut s’empêcher de considérer comme surprenants, voire exotiques, les détails allant à l’encontre de ses idées reçues. Mais comme l’alcool et le désir brouillent l’esprit de Samir, pas assez pour ne pas remarquer le réflexe atavique de Sacha, mais trop pour faire toute une histoire à propos de la persistance de certains poncifs, il passe rapidement outre.

 Après un bref échange de banalités au sujet du caractère pittoresque quoique bobo du Lieu-dit, Samir informe Sacha de la position avantageuse du café, un petit hôtel se trouvant juste à côté, il l’a repéré en arrivant. Sacha n’est pas du genre à tergiverser et à se perdre dans des circonvolutions superflues, Samir l’a appris la veille, aussi se permet-il de tendre cette perche épaisse, et il a raison car Sacha la saisit en répondant en effet, c’est pratique, suivi, à l’oreille de Samir, par on y va ? J’ai envie de toi. Ils courent jusqu’à l’hôtel, s’impatientent face au flegme du réceptionniste, Sacha lui arrache quasiment la clé des mains, ils se précipitent dans l’ascenseur, et à peine la porte refermée ils s’embrassent à pleine bouche, elle relève son tee-shirt pour caresser son torse, il glisse une main sous la couture de son jean pour saisir ses fesses. Ils ont quand même la présence d’esprit d’attendre, pour approfondir leurs ébats, de se retrouver dans la chambre, où ils réitèrent le scénario de la veille, à l’exception de leurs cris, que cette fois-ci ils ne retiennent pas, les voisins de chambre ne se nommant ni Bérénice ni Camille. De Bérénice et Camille il est quand même question peu après, Sacha quittant la chambre en hâte pour, dit-elle, leur assurer une heure de coucher décente. Samir juge son départ précipité, et pour tout dire assez froid, mais qu’est-ce qu’il y connaît, à la vie de famille et aux devoirs d’une mère ? Aussi s’abstient-il de partager son désir de prolongations. Fin de la scène.

 Samir alluma une nouvelle cigarette avec le mégot de la précédente. Sur la table, l’ordinateur se mit en veille, comme s’il avait saisi que l’article n’était pas près d’être entamé. Pour lui donner tort, Samir l’éclaira de nouveau, écrivit sur la page Word Malgré des profits sans précédent, l’entreprise AEF licencie à tout-va, s’arrêta, les yeux rivés sur le trait noir qui, moqueur, persistait à clignoter. Le titre suintait la platitude, il s’en apercevait, mais il n’y avait rien à faire, Sacha occupait toutes ses pensées. Il chercha des raisons de la chasser : ils se connaissaient à peine, trois jours auparavant il n’avait jamais entendu parler d’elle, elle n’appartenait pas à son monde, elle ne partageait pas ses valeurs, elle votait sans doute à droite, deux adolescentes encombraient sa vie… Ils ne pouvaient envisager aucun avenir ensemble. C’était une impasse, cette liaison. Un pari perdu d’avance. Sacha et lui ressemblaient à deux cartes disparates au poker ; même le joueur le plus téméraire renoncerait à miser dessus.

 Et pourtant, Samir ne parvenait pas à sortir cette femme de son esprit. Qu’avait-elle donc de si particulier pour l’obséder à ce point ? Il décida de procéder par élimination, en recensant toutes les raisons envisageables, puis en supprimant celles qui ne résisteraient pas au doute, de façon à voir s’il n’en resterait pas une, fondamentale, inaugurale, dont la réfutation s’avèrerait impossible. C’était ainsi qu’il agissait quand il voulait mettre de l’ordre dans ses idées, depuis que son professeur de philosophie d’hypokhâgne, M. Bezel, l’avait éclairé sur la démarche cartésienne à partir de l’analyse du Discours de la méthode. Lorsqu’on voulait atteindre une vérité, disait doctement M. Bezel à ses élèves en paraphrasant Descartes, il fallait d’abord se livrer à l’expérience du doute, de façon à mettre à distance nos préjugés. Voilà comment on arrivait à des vérités premières et indubitables, à partir desquelles on pouvait saisir le réel avec justesse, jusqu’à devenir, selon la formule cartésienne, maîtres et possesseurs de la nature.

 Samir entreprit donc de procéder ainsi avec Sacha : si son esprit parvenait à saisir rationnellement pourquoi elle le hantait autant, s’il arrivait à éliminer l’écume des choses pour ne garder que l’essentiel, il deviendrait maître et possesseur de sa nature, et ses tourments s’arrêteraient. Et il pourrait rédiger ce fichu article.

 Une feuille blanche traînait sur le bureau ; Samir s’en empara et se mit à noter dessus tous les qualificatifs qui lui venaient à propos de Sacha. Torride arriva en tête de gondole, suivi immédiatement de sexy, sensuelle, affriolante, excitante… Il leva son stylo. Ajouter d’autres synonymes ne s’avérait pas nécessaire, on comprenait bien l’idée générale. Quoi d’autre ? Charismatique et éloquente rejoignirent assez vite leurs camarades épithètes. Mais encore ? Samir coucha puissante sur le papier. Pour la forme, il inscrivit aussi riche, se remémorant le duplex dans lequel il avait pénétré la veille et dont il avait, quoique brièvement, constaté le caractère luxueux. Un éventail conséquent pouvait désormais passer au tamis du doute cartésien.

 Il commença par éliminer ce qui lui sembla le plus évident : son attirance pour Sacha n’avait rien à voir avec sa situation financière : il en avait rencontré quelques-uns, au cours de ses enquêtes, des gens qui avaient réussi dans la vie, comme on dit, s’enorgueillissant de leur bel appartement duquel on dominait tout Paris, ou de leur villa avec jardin de plusieurs hectares dans une banlieue pavillonnaire ignorant à peu près tout du concept de mixité sociale. La plupart, il les avait trouvés au mieux insignifiants, au pire d’une fatuité exaspérante. Samir raya riche sur la feuille.

 Ce n’était pas non plus son poste à responsabilité qui exerçait sur lui un tel pouvoir. Samir ne savait pas quel était le parcours de Sacha, mais il émit l’hypothèse qu’elle ne s’était pas faite toute seule : elle avait dû bénéficier de circonstances sociales favorables, comme la plupart des grands patrons. La thèse de Bourdieu sur la reproduction des élites, lue sur Wikipédia deux jours auparavant, lui revint en tête. Sacha en était sans aucun doute une illustration parfaite, son capital de départ, économique, social, culturel et symbolique devait être non négligeable, elle n’occupait pas cette fonction de cheffe d’entreprise grâce à son seul mérite personnel. Samir ne croyait pas à cette fable du mérite, opium du peuple inventé par les libéraux pour endormir les pauvres et justifier les inégalités sociales. D’ailleurs, même si on y accordait du crédit, admettons, on ne pouvait pas en faire le socle adéquat d’une société. Parce qu’il n’y avait pas de mérite, en fin de compte, à avoir du mérite. Du moins dans l’acception dans laquelle on comprenait le mot, en tant que synonyme de talent. À la rigueur, si on mesurait le mérite à l’effort, au mal qu’on se donnait pour effectuer une tâche, il pourrait entériner un tel système. Mais le mérite n’était pas lié à l’effort, dans nos sociétés occidentales. Il se calculait au résultat. Avait du mérite celui qui obtenait son baccalauréat, avec mention très bien de préférence, et qui, de ce fait, intégrait les plus hautes écoles, puis se retrouvait dans des postes de pouvoir. Mais comment mesurait-on le mérite de celui qui échouait alors même qu’il mettait tout son cœur à l’ouvrage, parce qu’il n’était pas pourvu, par la nature ou par son itinéraire, des compétences suffisantes pour réussir ?

 Non, ce n’était pas le poste à responsabilité occupé par Sacha qui fascinait Samir, il pouvait rayer puissante. L’apparence de Sacha, à présent. Là, on entrait dans une donnée plus délicate à traiter : il ne pouvait le nier, son propre corps émettait des signaux dépourvus de la moindre équivocité, il frémissait dès qu’il la voyait. Mais elle n’était pas la première femme attirante qu’il rencontrait. La plupart de celles avec qui il avait eu des aventures, d’une nuit ou de quelques mois, étaient taillées dans la même étoffe. Il avait la chance, sur le marché du désir, de posséder une valeur indéniable, objectivement, toute vantardise mise à part : teint mat, visage légèrement buriné, barbe de trois jours à la fois fournie et savamment entretenue, cheveux noirs coupés court, regard énigmatique, corps à la fois svelte et musclé, à croire que l’expression beau brun ténébreux avait été créée pour lui tant il en possédait la panoplie complète, jusqu’à la cicatrice au-dessus de l’arcade sourcilière l’apparentant à un aventurier – nul n’était censé savoir qu’elle constituait un stigmate d’une simple chute de sa chaise haute, à l’âge de trois ans. Bref, il savait qu’il plaisait, et il ne se privait pas de profiter de l’arbitraire de la nature, puisqu’il jouait en sa faveur. Il fallait faire preuve de lucidité, il n’avait pas assez de grandeur d’âme, d’inventivité ou de désintérêt pour la gent féminine, pour dire comme Marcel Proust : laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Non, les jolies femmes le charmaient, il se devait de le reconnaître. Sans doute y avait-il aussi une dose d’orgueil là-dedans. Conquérir de belles femmes entretenait son amour-propre, s’afficher à leurs côtés le flattait, savoir qu’on le jalousait satisfaisait son besoin de reconnaissance. Il ne se voilait pas la face, il n’avait aucun mérite particulier à avoir hérité par hasard d’une apparence attrayante, tout ça avait quelque chose de vain, de vaniteux, et même, pour tout dire, de puéril. Mais il ne pouvait empêcher ce penchant donjuanesque de s’exprimer, ce qui l’avait conduit à entamer certaines aventures uniquement sur la base d’une belle paire de jambes, de fesses ou de seins, de préférence les trois à la fois ; quelques billets avaient fini dans sa boîte à cause de ça. Il aurait préféré se dire, c’eût été plus noble, que ce qui l’attirait chez une femme, c’était d’abord sa beauté intérieure, comme l’assénaient ad nauseam les magazines de développement personnel et les influenceuses qui proliféraient sur Internet. Mais Samir ne marchait pas plus dans cette fable hypocrite que dans celle du mérite, ces mêmes magazines ne manquant pas, au printemps, de proposer aux femmes le régime miracle destiné à leur permettre de présenter des formes parfaites sur la plage, ces mêmes influenceuses passant leurs journées à exhiber sur les réseaux leur corps constellé d’opérations de chirurgie esthétique et leur maquillage ostensible, à grands renforts de filtres. Samir savait que, pour ce qui le concernait, la beauté intérieure ne constituait pas le critère décisif pour inviter quelqu’un à boire un verre. D’ailleurs, pour la percevoir, la fameuse beauté intérieure, il fallait connaître un minimum la personne concernée… Et donc l’avoir au préalable invité à boire un verre pour d’autres raisons, dans son cas, donc, une belle paire de jambes, de fesses, de seins, de préférence les trois à la fois. On en revenait toujours là, la beauté intérieure pouvait aller se rhabiller et revenir pourvue d’attraits plus ostensibles.

 Samir s’aperçut qu’il s’était éloigné du cœur du sujet : pourquoi Sacha l’envoutait-elle autant ? Il élimina à regret ses courbes, sa longue chevelure brune, son regard céruléen et même son grain de beauté au creux des reins, puisqu’il sortait quasiment toujours avec des femmes qui le séduisaient d’abord par leur apparence. Il devait y avoir autre chose.

 Son charisme ? Bien sûr, Samir n’y était pas insensible. Il se souvint que lors de leur première entrevue, il avait pesté intérieurement contre toutes les perles libérales qu’elle distillait, tout en étant fasciné par la façon dont elle les enfilait les unes aux autres, cette manière d’enchaîner les phrases sans temps mort, sans hésitation, mais sans empressement. Les mots venaient naturellement, chacun attendait son tour, chacun était à sa juste place. En somme, Samir avait détesté sa rhétorique et admiré son éloquence. Mais là encore, ça ne suffisait pas à expliquer pourquoi Sacha avait pris possession de lui. Il en avait côtoyé d’autres, des gens qui maîtrisaient l’art de la parole, ce n’était pas ça qui manquait, dans le milieu journalistique.

 Samir observa la feuille sur laquelle il avait écrit sa série d’adjectifs : tous étaient rayés. Aucun n’avait résisté au tamis de la raison, nulle vérité première n’émergeait. Il commençait à douter de la méthode cartésienne elle-même, quand une illumination jaillit de son esprit. C’était évident. Pourquoi n’y avait-il pas songé avant ? Il y avait bien au moins un élément que Sacha était la première à incarner, qu’il n’avait jamais rencontré chez les autres femmes contre lesquelles il s’était frotté : elle possédait un logiciel idéologique aux antipodes du sien. Si Sacha l’ensorcelait, c’était parce qu’elle représentait l’altérité absolue. Sa raison lui disait qu’elle incarnait le mal, aussi ses sens s’empressaient-ils de braver l’interdit. L’attrait du fruit défendu. C’était vieux comme la pomme, cette histoire. Et tellement banal. Son visage s’éclaira d’un sourire. Il écrivit fruit défendu sur la feuille, l’entoura. Sa raison venait de désamorcer la bombe forgée par ses sens. Samir avait découvert la cause première de son attirance pour Sacha, elle allait cesser de hanter son esprit.

 Il était à présent en mesure de se mettre sérieusement à l’écriture de son article. Du moins fut-ce l’impression qu’il eut, lorsqu’un nouveau titre lui vint en tête, plus percutant que le précédent : entreprise AEF, jusqu’où ira le cynisme ? Cette accroche allait lui permettre de déployer dès le début de l’article son idée directrice : si rien n’était illégal dans le plan social effectué par l’entreprise, on avait en revanche le droit de douter de la moralité de celui-ci. Samir possédait assez de matière pour démontrer l’absence de scrupules de la direction de l’entreprise AEF. Il pouvait faire un bon papier, fidèle à la ligne éditoriale du journal, conforme à ses propres valeurs à lui, en somme il n’avait aucune raison sérieuse de repousser le moment de l’écriture, maintenant qu’il avait résolu le problème Sacha. La documentation se trouvait partout sur la table, savamment éparpillée, de façon à accéder rapidement à n’importe quel élément du dossier, histoire de ne pas se tromper sur les chiffres, il savait que c’était le meilleur moyen de discréditer une enquête : dès lors qu’on repérait la moindre erreur de ce type-là, les opposants s’en servaient pour dénigrer l’article tout entier. Il appelait ça la technique de la synecdoque, du nom de cette figure – dont il avait découvert l’existence en hypokhâgne – qui consistait à désigner quelque chose par l’une de ses parties.

 Malgré tout, Samir hésitait encore à taper les premiers mots. Ce n’était pas la paresse qui le retenait. Il avait toujours eu cette capacité à se mettre au travail. La procrastination ne lui était pas un concept familier. Non, ce qui le faisait hésiter, il lui fallait bien le reconnaître, c’était encore Sacha: il ne souhaitait pas lui faire du tort. Il lui avait pourtant dit tout à l’heure, après leur étreinte, que malgré ce qui se passait entre eux, il n’allait pas renoncer à pondre son article. D’ailleurs, elle ne lui avait rien répondu, c’était plutôt bon signe. Mais il s’en voulait quand même, il considérait que vu les circonstances, il ne pouvait pas lui faire ça. Le Média indépendant avait de l’audience, son article allait sans doute faire du bruit, forcément, les autres médias allaient s’emparer de l’histoire, ils chercheraient à interroger Sacha, elle serait sous les feux des projecteurs, et ceux-ci n’éclaireraient pas sa gloire. Il l’imaginait, à devoir se dépatouiller pour justifier l’injustifiable, à asséner en souriant que rien n’était légalement répréhensible dans le plan de licenciement. Ses prises de paroles seraient relayées sur les réseaux, encore et encore, il y aurait des centaines de commentaires horribles, la condamnation morale serait unanime. Il le savait, il n’était pas le dernier à participer à ce genre de campagne de dénigrement. D’habitude, il estimait ça tout à fait légitime, mais pour le coup, ça le peinait à l’avance.

 Il comprit qu’il n’avait pas du tout réglé le problème Sacha, en vérité. Si cette femme revenait constamment à la charge dans son esprit, ce n’était pas en raison de telle ou telle caractéristique précise, sur laquelle il suffirait de mettre un mot pour la faire disparaître. Ce n’était pas non plus seulement parce qu’elle incarnait le fruit défendu : on pouvait désirer braver l’interdit, mais on ne lui voulait pas du bien. On n’avait pas d’égards pour lui. Il soupira. Ce qui lui arrivait brillait par sa simplicité : s’il ne parvenait pas à écrire cet article, c’était parce qu’il ne voulait pas lui porter préjudice. S’il ne voulait pas lui porter préjudice, c’était parce que le bonheur de Sacha lui importait. Et si le bonheur de Sacha lui importait, c’était parce qu’il venait tout bêtement de tomber amoureux.

 Il haussa le sourcil gauche, accompagnant cette fois-ci son geste d’un grognement. Pourquoi était-il passé à côté de l’évidence ? Pourquoi tous ces détours avant de parvenir à ce scénario de roman de gare ? Il n’avait pas quinze ans, il ne venait pas de découvrir le concept du coup de foudre ! Non, évidemment. Mais peut-être l’expérimentait-il pour la première fois. L’hypothèse se mua vite en certitude : jusqu’ici, il avait toujours envisagé l’idée de tomber amoureux comme un raccourci linguistique, et même comme un simple topos romanesque, sans rapport direct avec le réel. C’était dans la littérature qu’on tombait en pamoison au premier regard ou presque, sans se connaître. Pas dans la vraie vie. Apparemment, il s’était leurré : la littérature ne fantasmait pas le réel, comme il le pensait, elle le mimait. Il n’y avait aucune erreur possible : à trente-deux ans, pour la première fois de son existence, Samir expérimentait la notion de coup de foudre. Sans prévenir et sans raison. Parce qu’il n’y avait jamais de raison de tomber amoureux. L’expression, pour galvaudée qu’elle fût, disait exactement la chose. On tombait amoureux comme on trébuchait sur une plaque de verglas. On aurait tout aussi bien pu passer dessus sans encombre. C’était même le cas le plus fréquent. Mais parmi les innombrables personnes qui traversaient la plaque sans chuter, il y en avait toujours au moins une qui se cassait la figure. Celle-ci avait-elle pris moins de précautions que celles-là ? À peine. Il avait suffi d’un léger faux pas, une seconde d’inattention, parfois rien du tout. Le hasard. Voilà : Samir venait de tomber amoureux par hasard. Et le problème, avec l’amour comme avec le hasard, c’était qu’on avait beau les identifier, on ne les supprimait pas pour autant, on n’en devenait pas maître et possesseur. L’amour et le hasard constituaient les points aveugles de la méthode cartésienne. Ça n’arrangeait pas ses affaires.

 Le trait noir sur l’ordinateur persistait à faire de l’œil à Samir. D’un geste rageur, il replia l’écran sur le clavier. Il ne parviendrait à rien tant qu’il n’aurait pas pris la seule décision possible : ne plus revoir Sacha. Pour éteindre un feu, il suffisait de ne pas l’entretenir. Pour ne pas retomber sur la même plaque de verglas, il fallait juste emprunter un autre chemin. Ce ne devrait pas être si compliqué, de ne plus donner signe de vie à Sacha.

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