12. Aladji
Samedi 23 septembre
Ce soir, Aladji ne se sent plus fort du tout. Plus du tout indestructible. Il tourne en rond dans l’appartement, passe d’une pièce à l’autre sans véritable but, sinon celui de déceler des traces de la présence de Lila. Il a conscience qu’il ne fait qu’appuyer sur la plaie, mais il ne peut s’en empêcher. Dans la salle de bain, il saisit le flacon du parfum préféré de Lila, posé au milieu du meuble, comme si elle l’avait mis là exprès, bien en évidence, pour laisser un bout d’elle et atténuer ainsi la peine qu’elle lui faisait. Il appuie sur le pulvérisateur, respire l’odeur épicée mâtinée de café, ferme les yeux, a l’impression de sentir Lila. Dans la chambre, il ouvre la penderie, caresse la robe blanche échancrée dans le dos, celle qu’il préfère parce qu’elle lui va tellement bien, et aussi parce que quand elle la porte, il peut passer sa main sur sa peau nue. Elle ne l’a pas emportée non plus. C’est peut-être le signe qu’elle n’est partie que temporairement, espère-t-il avant de s’apercevoir de l’inanité de son vœu. Elle a été très claire, elle n’a pas dit qu’elle s’éloignait pour réfléchir, elle a dit qu’elle le quittait, qu’entre eux deux c’était fini, et une fin n’appelle pas de suite. Une rupture est une porte fermée à clé.
Aladji ne comprend pas ce qui a pu se passer, c’est arrivé si vite, il n’a rien vu venir. Il se demande ce qu’il a fait, ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire pour éviter la foudre de s’abattre sur lui. Il passe dans le salon, envisage de visionner Inglourious Basterds, dont le DVD se trouve sur la table basse, il renonce, ce n’est pas une bonne idée, il va se rappeler la première fois que Lila et lui se sont embrassés, ça va lui donner encore plus le cafard. Il se rend dans la cuisine, saisit un paquet de céréales posé sur l’étagère, en grignote quelques-unes en plongeant sa main directement dans le paquet. Ce sont celles que Lila prend tous les matins. Il aime la regarder préparer son bol avec minutie, d’abord deux cuillerées de céréales, puis un peu de lait pour les recouvrir, elle mélange, ajoute une autre cuillerée ; certaines céréales croquent sous son palais tandis que d’autres sont plus tendres, celles que le lait a ramollies. Le rituel est immuable. Mais c’est ailleurs qu’elle l’accomplira désormais. Devant un autre.
Elle n’a pris, pour le moment, que des affaires de première nécessité. Elle lui a dit en partant, il se rappelle les mots exacts, je prendrai le reste plus tard si ça ne t’embête pas trop. Elle a ajouté je suis désolée, tu n’y es pour rien, ça m’est tombé dessus sans que j’y prenne garde. Il a demandé s’il le connaissait, elle a répondu non, il a demandé qui c’était, elle a dit à quoi ça te servirait de savoir son nom, tu ne le connais pas, il n'a pas su quoi répondre, c’était vrai, qu’est-ce que ça lui apporterait, un prénom et un nom, ça ne changeait rien, au fond, alors il n’a pas insisté. Sur le pas de la porte, il l’a regardée s’éloigner avec son sac en bandoulière. Il a espéré qu’elle se retournerait avant de rentrer dans l’ascenseur ; elle ne s’est pas retournée.
On est samedi soir, elle n’est partie que ce matin, mais Aladji a l’impression que ça fait une éternité. Il a souvent entendu dire, c’est un cliché mais il doit bien y avoir là-dedans un fond de vérité, que dans les ruptures comme dans les deuils, le plus dur, c’est le début. À cause du choc, on est tout remué, on a l’impression que tout s’effondre. On se prend un coup de massue, ça assomme, mais on s’en remet. Le chagrin s’atténue peu à peu. Le stigmate demeure, mais on n’y pense plus en permanence, on y jette un coup d’œil par moments, on regarde la cicatrice, on l’apprivoise, on la caresse et on vit avec. Aladji espère que ce ne sont pas que des mots. Il a foi dans le jugement populaire. Mais dans l’immédiat, il ne sait pas du tout comment gérer ce qui vient de lui tomber dessus, il navigue en plein brouillard. Et il prévoit que les jours à venir ne seront guère plus ensoleillés.
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