Chapitre 1 : Faim et châtiment
J'ai faim. J'ai toujours faim. Dans le monde auquel j'appartiens, la famine est la principale des préoccupations. Je devrais être habituée. Mais on ne s'y fait jamais. Chaque jour rappelle douloureusement que notre corps manque d'énergie. Manque de vie. Et je hais cette sensation ! C'est pour ça que je vais faire une chose que je me suis toujours refusée. Je vais voler. Auparavant, nous mangions peu, mais suffisamment pour ne pas ressentir la faim. Mais, depuis deux semaines, ma mère a dû quitter son emploi. Elle s'est blessée à l'épaule en voulant porter une bûche trop lourde pour son corps fragile. Si j'avais pu, je l'aurais remplacée. Mais les listes d'attentes sont nombreuses. Le travail manque et particulièrement dans une bourgade comme la nôtre. Bien heureusement, Maman est très douée dans son travail et pourra reprendre son activité dès lors qu'elle sera guérie. Mais aujourd'hui, cela fait deux jours que je donne ma part à mon petit frère. Deux jours où le moindre mouvement me semble difficile. Si j'avais des réserves dans mon organism, j'aurais tenu. Si dehors il ne faisait pas moins trente degrés, j'aurais sûrement tenu. Mais comme ici, rien ne ressemble au paradis. Il faut avant tout survivre pour gagner un jour le droit de vivre.
Alors c'est décidé, je vais au village voir si je trouve quelque chose à nous mettre sous la dent. Je m'habille en vitesse avec un jean troué et déformé de mon père. J'ai l'air de tout sauf d'une jeune femme de 18 ans. Bien ! Je ne cherche surtout pas à attirer l'attention. Je me faufile dehors, couverte jusqu'au cou. C'est encore une journée de grand froid. De toute façon, les jours passent et s'empirent. Il n'existe pas de saisons ici. Seulement, la froideur. Parfois, le soleil revit, mais c'est de plus en plus rare. Je prends mon vélo posé sur le perron et fends l'air en direction du centre-ville de Greeley. C'est un village à quelques heures de la grande ville de Denver. Une des dernières villes des États-Unis. Le chemin dure une dizaine de minutes. J'aime pédaler, mais l'air glacial qui cingle contre mes joues me fait toujours pleurer. Le vent souffle pourtant moins fort qu'hier. Les arbres semblent moins agités. Tant mieux. Le vent ces derniers temps a déraciné beaucoup de vieux arbres. Il est triste de voir le monde dépérir. Peut-être que nous, Hommes, l'avons trop testé ? Maman dit que l'Homme ne s'est jamais sacrifié pour la nature, mais que c'est la nature qui a dû se plier à ce dernier. Pourtant quand je suis née, la Terre avait encore une étincelle de vie. On pouvait ressentir le soleil sur sa peau et sentir son ventre rempli de ce qu'il faut. Mais en à peine quinze ans, le chaos s'est accéléré. Nous avons été réduits à nous retrancher dans les villes au centre des États-Unis. Les derniers bastions d'une humanité qui décline.
J'arrive dans une des rues de Greeley. Il est encore tôt. Peu de monde arpente les rues. C'est une avenue idéale pour le troc. Elle est longue, droite et il y assez de place pour les clients et les marchands. Comme l'argent a disparu il y a quinze ans, le troc a repris ses droits. De plus, les villes sont sales. Plus personne ne se préoccupe de rien. Sauf de manger. Les bâtiments non occupés partent en morceaux. La rue n'est plus qu'une route de boue et de détritus. Je déteste venir ici. L'odeur devient insupportable. Je suis bien heureuse que nous habitions avec ma famille en dehors de la ville. Je remercie alors inconsciemment mon grand-père de ne jamais avoir toléré la foule. Et d'avoir préféré une fermette au lieu d'une maison de ville. Plus bas dans la rue quelques étals s'ouvrent. Je déambule en affichant une moue à la fois intéressée et exaspérée pour ne pas être remarquée. Il est rare de voir des visages radieux par ici. La gaieté est mal prise. Tout le monde souffre et personne ne le cache. En marchant, j'aperçois des stands de vêtements, de nourriture, d'accessoires en tout genre, qui va des cahiers d'école à de la vaisselle. Ces stands prolifèrent, mais ceux pour la nourriture sont plus rares. Je parviens à repérer un marchand de légumes où pommes de terre, choux, salade et poireaux ornent l'étal. Je veux m'en rapprocher, mais l'homme tenant le stand a une carrure imposante. Il regarde chaque passant, prêt à étriper la moindre personne qui osera se servir sans payer. J'évalue la situation. Je pourrais créer une diversion, mais si je me fais prendre ce n'est pas l'armée qui me tuera, ça sera ce géant. Je suis toujours en train d'estimer le pour et le contre quand une fillette d'à peu près quinze ans s'approche du stand que je regardais. Ses habits sont bien plus abîmés que les miens. Il ne lui reste que la peau sur les os.
Je l'observe à la dérobée, espérant de tout cœur qu'elle ne compte pas voler le marchand. Mais la jeune fille s'approche tout près des pommes de terre et des conserves. Le commerçant ne l'a pas repéré. Non petite ! Ne fait pas ça ! Mais je suis trop loin d'elle pour l'arrêter. Son visage est apeuré, mais aussi déterminé. Elle est en train de mourir de faim ! Et cette boîte de haricots est trop tentante pour elle. Je la comprends. Mais elle va se faire prendre. Le marchand tourne le regard à gauche. Elle en profite et se faufile comme un félin pour saisir la fameuse conserve. Mais l'homme ayant dû remarquer un mouvement du coin de l'oeil, attrape l'adolescente par le bras et la bouscule avec violence, dans la boue. Elle tente de se relever, mais il raffermit sa prise et hèle plus loin la milice en patrouille. Trois gardes vêtus d'un costume rouge s'avancent alors dans ma direction. Inconsciemment, ma respiration devient laborieuse. J'éprouve toujours un sentiment de peur face à eux. Ils passent devant moi, sans me prêter attention. Leurs bottes raclent le sol, et leurs postures raides les rendent plus froids qu'ils ne le sont.
— Officier, je viens de prendre cette gamine en train de voler ma nourriture.
Je suis soudainement glacée de l'intérieur. Le vol dans le pays est absolument prescrit et punit. La conséquence pour ce « crime » est lourde de sanctions. Ce n'est qu'une enfant. Mais ici, enfant ou adulte, le châtiment est le même. La souffrance comme prix. Le plus grand des trois gardes attrape l'adolescente par le col et la rapproche dangereusement de lui.
— Alors comme ça tu pensais voler ! Tes parents ne t'ont pas appris que dérober c'est mal ? Crache ce dernier en affichant un sourire diabolique. Il semble prendre beaucoup de plaisir à effrayer la gamine. Celle-ci a de grosses larmes qui lui tombent sur les joues. Je peux voir à son visage qu'elle est terrorisée.
— Je n'ai pas de parents. J'avais faim, Messieurs. Elle répond en baissant honteusement la tête.
— Faim ou pas, il est interdit de voler ici ! éructe le deuxième garde. Tu vas devoir être punie. D'abord, fais tes excuses au marchand.
Je reste stoïque face à la scène devant moi. Je n'ai qu'une envie, c'est de crier que c'est seulement une enfant. Mais tout signe de rébellion quel qu'il soit rendrait la situation encore plus dangereuse. Je me déteste dans ces moments-là. Je ne supporte pas de me tenir là sans rien faire. D'autres personnes semblent s'être rapprochées pour mieux y voir. Mais personne ne bouge. Quand je regarde les gens autour de moi — qui ne meuvent pas — je me dis qu'on est tous responsables de ce qui se joue devant nos yeux.
— Je t'ai dit de faire tes excuses. La fille reste droite et attend plusieurs minutes avant de demander pardon à demi-mot. Soudain, le marchand la gifle avec violence. Son petit corps frêle se retrouve propulsé à terre. C'en est trop pour moi, je m'avance alors vers eux :
— Elle s'est excusée, je m'exclame. Ce n'est qu'une enfant et elle avait faim. Vous n'aviez pas besoin de la gifler.
Les deux hommes armés se retournent vers moi. Je peux enfin faire face à leurs visages. Je reste choquée par tant de froideur. À croire qu'aucune once d'humanité ne les anime. Je déteste la milice. Elle fut instaurée il y a dix ans quand les humains ont commencé à vouloir s'anéantir entre eux. Avant nous avions un président qui malgré de mauvaises décisions n'imposait pas un règne de dictature. Mais devant la faiblesse de son gouvernement, il fut renversé par d'autres. Ceux-là prônèrent le totalitarisme. Les lois se durcirent. Aucun crime ne fut excusé. Et les châtiments devinrent encore plus impitoyables. Les bourgades, comme la mienne, se virent diriger par des milices toutes, plus froides et féroces, les unes que les autres. La liberté fut d'abord contrôlée puis détruite. La moindre erreur pouvait entrainer des conséquences terribles. Alors tout le monde survivait dans la peur. Refusant de s'entraider. Les réunions collectives furent supprimées pour endiguer toute rébellion. Et les villages devinrent des bidonvilles. Sauf Denver et deux autres grandes villes qui prospèrent. Mais des gens comme moi ne peuvent y vivre. Seuls ceux qui détiennent le pouvoir ou l'intelligence ont le privilège d'y résider. Alors je sais que mon comportement va m'attirer des ennuis. Mais comment faire différemment ? Pourrais-je encore me regarder dans la glace si je n'avais pas bougé le petit doigt ?
Les deux hommes se rapprochent. Je les regarde dans les yeux, mais je n'en mène pas large. Je sais que la situation peut devenir très rapidement menaçante.
— T'es qui toi ? Son avocat ? rigole celui avec une barbe. Ils se mettent alors à rire. Mais pas d'un sardonique, plutôt un à vous faire glacer le sang.
— Je t'ai posé une question ! Réponds. Son ton est sans appel. Ils ne rigolent plus.
— Je suis Ali Taylor. Dis-je d'une voix que je tente assurée.
— On peut savoir en quoi ça te regarde. Tu faisais le guet pour elle, c'est ça ? La peur commence à m'envahir. S'ils croient que je suis dans le coup, la sentence sera terrible.
— Non ! Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais... les mots restent bloqués dans ma gorge. J'ignore comment expliquer la situation sans paraitre offensante.
— Oh comme elle est mignonne. Elle voulait jouer l'héroïne. C'est ça ?
— Je ne suis pas... un héros, c'est juste que c'est une enfant et qu'elle s'est excusée. Je ne peux m'empêcher de les défier du regard. Bien que je sois terrorisée, je hais cette manière qu'ils ont de croire qu'ils peuvent faire de moi ce qu'ils veulent. L'homme m'attrape alors par les cheveux. Il tire. Et continue de tirer tandis que les autres explosent de rire. Des larmes commencent à poindre sur mes cils. S'il ne me lâche pas, il va m'arracher la totalité de mes cheveux. La douleur est telle que je ne peux m'empêcher de crier.
— À l'avenir, évite de faire la maligne, salope. Sinon je t'emmène au pilori, t'as compris ?
Je hoche la tête en priant pour qu'il cesse de tirer ma natte. Il finit par me lâcher et m'adresse un rictus menaçant :
— Allez les gars, prenez la gamine. Siffle-t-il entre ses dents. On rentre à la base.
La fillette se met à pleurer, à les supplier. Mais aucun d'eux ne semble affecter. Ils ligotent ses mains et la trainent dans la boue à travers la rue. Les passants s'effacent un par un. Je reste durant plusieurs minutes à genoux sur le sol sale et boueux. Dans son état, l'adolescente ne survivra pas à dix coups de fouet. Et pour le vol, c'est plutôt vingt. J'enrage contre ce monde qui rabat les pauvres et donne plus de pouvoir aux riches. Je déteste n'être qu'un maillon qui se doit de suivre. Je ne supporte plus que l'on soit obligé de baisser la tête plutôt que de la relever.
Durant le chemin du retour. Je ne fais que pleurer. Le froid n'a même plus d'emprise. Je suis anesthésiée. Je repense au visage de l'enfant. À la peur et à la faim qui transparaissaient sur sa tête sale. J'aurais pu être à sa place. C'est moi qu'on aurait pu amenée. Je gare mon vélo à son endroit habituel et cours me réfugier sur le canapé. Je prends le plaid et me recouvre avec. Et je regarde, le feu crépitait dans la cheminée. Le bruit du bois qui s'enflamme m'a toujours rassuré. Après que les tremblements diminuent, j'allume la radio.
— Je laisse l'antenne à la transmission du discours de notre chef vénéré D. Welsh en direct de la célèbre avenue Larimer entre la 15e et la 14e rue.
— À tous mes patriotes, j'ai le regret de vous faire part d'une triste nouvelle. Aujourd'hui, les terroristes ont encore fait preuve d'actes barbares et inhumains. C'est avec beaucoup d'émotion que je prends la parole présentement. Comme vous le savez déjà, de multiples attaques ont eu lieu dans plusieurs agglomérations de notre patrie. À midi fut touchée notre belle ville de Denver, où de nombreux citoyens vaquaient à leurs occupations. Hélas, trois bombes ont explosé en ce début d'après-midi à plusieurs endroits sur l'avenue Larimer. Cet acte indescriptible a causé une centaine de morts. Aujourd'hui, la nation pleure ses enfants, ses femmes et ses hommes assassinés par ses lâches. Je vous en fais la promesse, ces barbares seront arrêtés et exécutés au nom de tous nos disparus. Il est de votre devoir, mes chers citoyens, d'apporter tout renseignement pour nous aider dans cette traque. Je vous l'assure, aucune rétention d'information ne sera permise. Nous mettrons en place les sanctions que les victimes méritent à l'égard de ce groupe. Il en est de ma conscience de vous informer que des années d'observation ont été sabotées. En posant leurs bombes, ils ont détruit le centre de recherche de l'Avenir le plus important de la région. Sachez que ce n'est pas seulement aux morts que votre chagrin doit être dirigé, mais sur le sort de vos enfants et de vous-mêmes. Heureusement, le gouvernement va débloquer des fonds pour assurer ces avancées techniques. Prenez bien en compte que durant un certain temps il faudra encore plus vous restreindre. N'oubliez pas que votre haine ne doit pas être employée contre nous, mais contre ces terroristes qui vous ont privés de votre futur. Sur ce, je laisse mon camarade énoncer le nom de chaque victime.
Je coupe la radio. Le silence prend place dans le salon familial. Je comprends la cause, mais ce sont les actes que je ne saisis pas. Il y a tellement de misère dans nos vies, je ne vois pas en quoi tuer des gens améliorera notre situation.
Je décide de faire une sieste en attendant ma mère et Louis. Cette journée doit juste... se terminer.
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