Chapitre 2 : Un cadeau empoisonné
« Sous cette brume empoisonnée par leurs fatigues d'hier, des millions d'hommes s'éveillent, déjà exténués d'aujourd'hui ». La Nuit des temps (1968), René Barjavel.
Ce matin, une brume opaque cerne la maison. Le soleil a de plus en plus de difficultés à percer les nuages. Un frisson me parcourt le corps. Il n'a jamais fait aussi froid. Mes doigts emmitouflés dans des gants épais ne cessent de me rappeler la froideur qui se propage dans le reste de mon corps. Mon regard s'attarde sur les arbres face à l'étable de grand-père. Ils ne ressemblent plus aux arbres de mon enfance. Les feuilles vertes laissent place à des branches arrachées, dépourvues, pour la plupart, d'écorce. Les troncs qui auparavant semblaient éternels ne sont plus que des bouts de bois sans âme. Il y a dix ans, mon père m'avait construit une cabane dans ces chênes. Elle me semblait si grande et si forte. Mais le froid qui s'était abattu sur la Terre ne lui avait laissé aucune place. . Aucune place à la nostalgie.
Aujourd'hui, j'ai dix-huit ans et mon père me manque toujours autant. Décédé à mon onzième anniversaire, d'une crise cardiaque, sa mort laisse encore aujourd'hui un trou immense dans nos coeurs. Personne n'était préparé à le perdre. Mais ce monde a-t-il autre chose à offrir ? Ma mère ne cesse de répéter qu'il est parti au bon moment. Avant que tout ne dépérisse. Qu'il garde le souvenir d'une planète encore saine et belle. Mais mon frère et moi n'avons pas l'impression que cette raison est valable. Notre père nous a été arraché et nous voulons qu'il revienne.
À ce moment-là, Louis déboule dans ma chambre comme un bolide sans se soucier le moins du monde de frapper à la porte. Son arrivée fortuite a le mérite de me sortir ces sombres pensées.
— Ali ! Ali ! Louis m'attrape la manche de mon pull pour me tirer en direction de la porte.
— Doucement, petit chat ! Que se passe-t-il ?
Louis est tellement adorable avec son gros pull rouge en laine, son bonnet et ses joues rosies par le froid, que je ne peux m'empêcher de rire en le voyant si enthousiaste.
— Y a un courrier pour toi ! Viens vite ! dit-il tout essoufflé.
Du haut de ses huit ans, Louis est un garçon tellement joyeux et plein de vie qu'il contamine toute personne autour de lui par sa bonne humeur. C'est la lumière de nos vies, la lumière dans les ténèbres.
Louis et moi descendons alors les escaliers afin d'arriver dans le séjour familial. Celui-ci est animé par un feu crépitant qui me fait rapidement sentir plus vivante. Ma mère, Hélène, se précipite dans ma direction en tenant avec une lettre entre ses mains. Maman, semble de plus en plus fatiguée. Des cernes profonds entourent ses jolis yeux bleus et ceux-ci ont perdu leurs éclats depuis longtemps. Elle a ce regard triste dès que je tourne le dos. Elle ne s'en doute peut-être pas, mais je peux voir son visage tourmenté et parfois légèrement effrayé. Pourtant ma mère est une belle femme. Les cheveux longs jusqu'aux fesses, de couleur brune bleutée. Enfant, j'avais l'impression de toucher le ciel quand je passais ma main dans ses longs cheveux. Elle a aussi un visage fin avec des lèvres dessinées. Beaucoup d'hommes ont tenté de voler son coeur. Mais personne n'a réussi à en trouver la clé.
— Maman, Louis me dit que tu as une lettre pour moi.
Cette lettre doit surement être ma réponse d'admission à l'école militaire de l'air de Stunnedge. Depuis longtemps je rêve d'intégrer cette prestigieuse école pour devenir pilote. Papa a toujours voulu voler au-dessus de l'océan. Il n'avait pas pu faire ce métier à cause de problèmes de santé. Mais il m'avait transmis l'envie de ne plus toucher terre et de traverser le monde par en haut. Cette envie ne m'avait jamais quitter. Aujourd'hui, je suis proche d'atteindre mon rêve.
— Oui chérie, mais il n'y a aucune d'adresse de l'expéditeur. Je croise les doigts pour que se soit Stunnedge. Me dit-elle avec un sourire en coin.
Ma mère me tend l'enveloppe. Elle est très légère. En général, c'est plutôt bon signe. Quand l'étudiant n'est pas accepté, le dossier transmis lui est renvoyé avec la réponse. Pourtant mes mains sont moites, je ne sais plus très bien si je veux connaître la réponse à cet instant. Tellement d'écoles sont fermées à cause de la crise financière et environnementale qu'il est difficile d'être admise où que ce soit. Mais, par chance, les institutions militaires ont quelques demandes. Et pilote est encore une profession existante afin d'atteindre des habitations reculées en cas de danger. Cette lettre est en quelque sorte ma dernière chance. J'ouvre alors l'enveloppe, en tremblant légèrement. J'éprouve l'envie de m'isoler mais Louis et ma mère sont si impatients qu'ils peuvent prendre mal le fait de vouloir être seule. L'entête me laisse perplexe quant au sujet :
«
Mademoiselle Ali Taylor,
Nous avons le plaisir de vous accueillir au sein de notre programme Save World.
Vous avez été sélectionnée parmi les citoyens américains pour être une membre à part entière de l'équipage du vaisseau Kapt. Votre mission sera de prendre place au sein de notre vaisseau afin d'aller coloniser la planète Oriana dans le système V.
Une personne de notre organisme vous contactera très prochainement pour vous donner tous les détails liés à cette intégration au programme.
Nous souhaitons cependant, vous avertir du caractère obligatoire de cette participation. Aucun motif de refus ne sera admis. En espérant que vous compreniez l'importance du programme Save the world. L'avenir de l'espèce humaine en dépend.
Merci de votre compréhension.
Très prochainement à bord de Kapt.
Respectueusement, Margaret TRICH, secrétaire générale du programme Save world.
»
D'instinct, je relis la lettre une nouvelle fois. Je ne peut croire aux mots que je viens de lire. Mon visage a dû blanchir, car ma mère me demande de m'asseoir. Il est vrai que la tête me tourne et que mes yeux ont du mal à fixer autre chose que ce papier si léger. Les mots ne cessent d'apparaitre, de se mélanger. Je connais la mission Save the World. Tout le monde sur cette planète a entendu parler de cette expédition. Une expédition sans retour. Des personnes choisies au hasard pour gagner une planète soi-disant habitable qui pourrait dans un futur proche accueillir une grande partie de la population. Cette planète serait accessible seulement par le passage d'un trou de ver. Alors, oui je trouve cette mission honorable et nécessaire mais je ne souhaite absolument pas voler plus loin que l'atmosphère. Il doit y avoir une erreur. C'est ça, ils ont surement dû se tromper. En quoi une fille de la campagne comme moi pourrait-elle être utile dans l'espace. C'est complètement dingue cette histoire ! Je redirige mon regard sur les yeux intrigués de mon frère et de ma mère.
— Alors es-tu prise ? que dit-elle cette lettre Ali ? ma mère me presse de répondre.
— Je... je suis... Mais les mots n'arrivent pas à sortir de ma bouche. J'ai la gorge sèche et mes pensées sont éparpillées en mille morceaux. Je lui tends la lettre. C'est la seule chose que je peut faire en cet instant. Ma mère commence à lire avec l'air intrigué. Au fil des mots, ses yeux s'agrandissent de stupéfaction.
Maman laisse le silence envahir la pièce. Un millier d'émotions traverse son beau visage. Les plus prégnantes se révélant être la peur, la colère et peut-être aussi le dégout. Elle finit par me regarder dans les yeux, la feuille dans ses mains. Comme une frontière entre elle et moi. Comment une simple lettre peut-elle changer nos vies à tout jamais ? Elle finit par répondre :
— Je suis désolée, Ali...
Désolée ? Comment peut-elle croire que ce seul mot parviendra à me rassurer ?
— Maman, je t'en prie, il doit bien exister un moyen d'échapper à ça !
Oui, ma mère résoudra tout. Elle est si créative quand il est question de survivre. Elle ne m'abandonnera jamais. Jamais...
— Ali, ma chérie. Je ne sais quoi te répondre... je vais surement te paraître dure. Mais on sait toi et moi, qu’il n’existe aucun moyen de se défiler. J’aimerais... tu le sais bien. Mais ce n’est peut-être pas une mauvaise chose. Attends d’avoir plus d’informations avant de... Elle s’éclaircit la voix. Son regard semble vouloir se soustraire au mien.
— Tu sais, tu pourras manger à ta faim et tu participeras à quelque chose qui nous dépasse toi comme moi.
Je suis effarée. Je me fiche pas mal d'avoir de la nourriture. Je ne veux pas quitter ma famille. Il est hors de question que je parte sans grande chance de les revoir ! Mais ma mère reprend la parole sans me laisser le temps de contre-attaquer.
— Je suis tellement désolée ma chérie. Mais tu connais les règles ici. Le choix n'est jamais offert pour nous.
Ses derniers mots sont crachés avec tant de dureté, que des larmes commencent à s'agglutiner sur mes cils. En un dernier geste maternel, Hélène dépose un baiser sur mon front. L'empreinte me brûle plusieurs minutes après son départ. Plus tard, je réalise que mon petit frère est resté assis sur le canapé, et a assisté à cette douloureuse conversation. Même s'il ne comprend pas tout de notre échange il a les yeux mouillés et suce fortement son pouce. Cette habitude lui revient quand il est effrayé ou très fatigué.
— Viens, petit chat. Je lui tends mes bras. Je crois que j'ai besoin d'une étreinte autant que lui. Il court dans ma direction et vient s'assoir sur mes genoux.
— Tu vas partir Ali ? pourquoi maman est-elle en colère ? pleurniche-t-il.
— Maman n'est pas en colère, Louis. Elle est juste fatiguée, c'est tout. Ne t'inquiète pas, je vais rester avec toi. Je tente de le rassurer.
— Tu promets Ali ? me dit-il en me regardant avec ses beaux yeux bleus.
— Promis. Maintenant à la douche avant que je ne me mette en colère et que je finisse par te faire des chatouilles.
Louis explose alors de rire et court pieds nus à travers le salon à la minute où je mets mes menaces à exécution. J'aimerais imprimer cette image à jamais pour ne plus l'oublier. Retenir le visage de Louis, retenir son sourire. La vie si simple qui s'échappe de lui. Je viens de faire une promesse que je ne suis même pas sure de pouvoir honorer. Comment pourrais-je une seule seconde me défiler ? Mais je me dois d'essayer pour Louis.
Annotations
Versions