[Petit texte] - Belles danseuses
16 juillet 1996
Je me suis levé avec les os rouillés. La brume a envahi les vagues, les confondant avec le ciel, et j’ai entendu les cris des derniers goélands. Ils sont lointains, la côte est suffisamment éloignée. L’air est si humide que je dois utiliser un crayon, si précieux pour mes croquis, mais c’est nécessaire. Je me suis fait un bon café que j’ai dégusté en regardant l’aube rosir et flamber la brume. J’ai choqué la grand voile et j’ai tendu le phoque pour prendre le vent arrière, après avoir vérifié les réserves de gaz. Je dois être prêt pour la vague de froid qui va subvenir dans une semaine ; on raconte qu’elle est si violente que même l’eau salée n’y résiste pas. Mon navire ne pourra pas être embourbé dans la glace : son enduit agit en basse température et chauffe. Une merveille, cette trouvaille ; je peux remercier ma sœur d’avoir créé ce produit, en plus de me l’offrir pour mon anniversaire.
Plus tard dans la journée, il n’y a plus de goélands. Aucun oiseau de mer ne rompt le calme déroutant de cet univers fantomatique. J’ai hésité à allumer ma sirène, mais d’après mon radar, il n’y a pas de navire qui passe dans ce stream. Pas d’internet ou quelque réseau que ce soit en vue, et ça m’arrange bien ; au moins je ne suis pas dans l’obligation d’appeler ma famille.
19 juillet 1996
Aujourd’hui a été un jour formidable ! Alors que je lisais tranquillement sur mon transat, j’ai été secoué par des vagues. À une dizaine de mètres, un geyser est monté si haut que j’ai crû qu’il allait se transformer en nuage ! Et là, comble de mon bonheur : une titanide s’est élancée avec une grâce que je n’aurais jamais crû possible de la part d’un être d’une telle masse. Pendant un instant, et je le jure, je pensais que le temps avait suspendu sa chanson pour regarder cette baleine grise tourner sur elle-même, et les vagues ont jailli avec force quand elle a quitté son rêve d’oiseau. J’ai pensé que c’était un événement unique et que j’avais une chance inouïe, mais à peine eus-je le temps de me recueillir sur ce moment qu’une autre baleine a jailli, un peu plus loin. Et une autre ! Et encore une autre ! On aurait dit des dauphins, sauf que les remous qu’elles provoquaient menaçaient de me faire passer par-dessus bord. Je suis vite descendu dans la soute pour activer les manivelles et en quelques cliquetis, des pales mécaniques sont sorties de la coque pour stabiliser le navire. À mon retour sur le pont, il n’y avait plus une trace de ces splendides danseuses mais l’image était gravée dans ma mémoire. J’ai attrapé mon carnet à dessins et bonjour les beaux croquis ! C’était capturer l’essence d’un rêve sur le papier, et pourtant je ne fais que re-regarder ces fines esquisses avec une sérénité toute nouvelle.
24 juillet 1996.
On parle souvent d’une mer d’huile, ou de nuages. Là, je peux parler d’une mer de cristal : l’éblouissement dû à la glace est tel que je dois mettre des lunettes teintés, qui servent d’ordinaire à observer les éclipses, pour pouvoir observer la Banquise Morte, comme on l’appelle. C’est le phénomène le plus singulier du monde scientifique : un vent glacé qui se déplace seulement sur les océans et les mers, accompagné de son continent de glace salée. Impensable. Pourtant, en prenant une petite pincée sur ce sol de nacre pur, que je porte à ma langue, le goût de la mer y est indéniablement présent. Le sel donne à la glace une structure différente de celle des montagnes ou de la banquise. Quel genre de structure ? Ne me demandez pas. En tout cas cette glace anormale est si solide que je dois sortir un marteau-piqueur pour la percer, et son épaisseur ne dépasse pas le centimètre. À certains endroits où le vent s’est « figé », aucune couche de neige ne sépare mon pied de cette vitre veinée de diamant, et je peux distinguer les jeux de lumière fascinants des diffractions. Il n’y a pas de vent qui souffle aujourd’hui, et ça m’arrange : même avec mon bateau qui peut vaincre cette glace étrange, si je croise le chemin de cette bourrasque, je ne serais pas cuit mais congelé sur place. Je me suis posé avec une limonade : il ne fait pas froid, mais chaud comme sur les tropiques. Et l’océan, à quelques mètres, divague comme si de rien n’était.
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