Trois voies
Alain sonna à la porte du n°36, un sac à peine rempli de bonbons à la main, et attendit. Personne. Il regarda son portable : 22h34 ; son petit frère, Francis, l’avait lâché pour aller « demander » des bonbons à leurs voisins de pallier car leur fille, Léonie, était son amoureuse. Du coup, Alain se voyait maintenant en charge d’amasser un butin conséquent, qui d’ailleurs ne lui reviendrait même pas. Il soupira : c’était son dernier Halloween en famille avant de partir en classe prépa et quitter cette fichue ville ! Il regarda de nouveau son portable : 22h35. Agacé d’attendre, il sonna de nouveau et s’écria :
— Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour d…
La porte s’ouvrit et il resta coi : le locataire, en petite chemise de nuit, le regardait avec des yeux étrécis, mais ce n’était pas ça qui avait soufflé Alain. Il s’agissait plutôt de la beauté presque surnaturelle de cet inconnu, avec son visage sculpté à la harpe (il n’avait pas d’autre comparaison), ses cheveux d’automne tourbillonnants et sa bouche de velours. Alain baissa les yeux et écarquilla les yeux : l’individu ne portait que sa chemise.
— Oui ? fit le bel inconnu.
Sa voix portait une mélodie envoûtante et lente, le genre qu’on retrouve dans les solos de musique triste qui annoncent un changement dans l’harmonique. Alain cligna des yeux puis :
— Un bonbon ou un sort ?
Il présenta son panier avec tant de hâte qu’il en renversa quelques uns, pesta et se maudit intérieurement. Son rougissement ne rattrapa pas la gaffe quand l’individu se mit à rire.
— Ah oui, c’est vrai que c’est aujourd’hui… (il tourna la tête derrière lui) Je ne sais pas ce que j’ai en stock, je vais chercher ça. Tu peux attendre ?
Le grand frère eut un beuge avant de sortir son téléphone : 22h37. Francis en aurait encore pour longtemps, vu qu’il grugeait pour prendre le thé et discuter avec son tuteur, qui se trouvait être le père de Léonie – pratique quand on avait des projets de mariage. Alain acquiesça :
— Pas de problèmes.
— Génial. J’arrive tout de suite.
L’inconnu se retourna et Alain put voir l’intérieur de l’appartement. Des lumières chaudes de lampes à volcan, de faibles néons violets et surtout beaucoup de tableaux. Le plus proche et visible représentait ce fameux moment où Cronos dévorait ses fils ; Alain eut une grimace de dégoût. Il entendit des bruits de fouille puis d’un coup, du verre qui se brise.
— Merde ! résonna la voix du locataire.
— Tout va bien ?
— C’est rien, c’est rien… Eh, lâche ça, tu veux ?
— Hein ?
— Pas vous, pas vous !
Alain fronça des sourcils, perplexe. Qu’est-ce qui se passait à l’intérieur ? Il hésita à entrer quand il entendit un bruit sourd, puis un cri de douleur. Il lâcha son sac de friandises et se précipita dans l’appartement, qui avait une odeur atroce d’oeuf pourri. Il toussa en arrivant dans le salon et vit le beau chercheur de bonbons sur le sol, dans un cercle dessiné qui contenait une étoile, où brûlait à chaque extrémité une bougie d’encens. Le type était visiblement évanoui.
— Qu’est-ce que…
— N’approche pas !
Il s’arrêta avant de poser un pied dans le cercle : le type venait d’ouvrir les yeux mais seule sa bouche se mouvait.
— Ne rentres pas dans le cercle sous aucun prétexte.
Surpris par ce ton autoritaire, il recula.
— Les bonbons sont sur la commode.
— Je…
— Sur. La. Commode, dit la bouche en détachant chaque mot.
Alain tourna la tête et repéra une jarre remplie de vieux dragées, devant un miroir. Il l’ouvrit : ça sentait le caramel et le beurre rance. Il en prit une poignée en regardant le corps immobile au centre du cercle : les bougies étaient en train de fondre le long des lignes du dessin, ce qui le troubla, et autour de la silhouette du type, il y avait une sorte de… de déformation.
Un rire tonitruant s’échappant des murs le fit sursauter. Il regarda son reflet dans le miroir… qui sourit de façon machiavélique et lui chantonna :
— Sors, sors ou tu seras le sort.
Le frisson qui précède un meurtre. Le grand frère sentit qu’il se trouvait en présence d’un espèce de dérangé ou un truc dans le genre, et préféra prendre ses jambes à son coup. Quand il sortit de l’appartement, il y eu un grand coup de vent et la porte se referma toute seule avec fracas. Haletant, en sueur, il sortit son téléphone et hoqueta de surprise : il était deux heures du matin.
* * *
Il ne fallut pas longtemps pour que la nouvelle se répande. Alain qui avait disparu pendant quatre heures sans laisser de traces, et quand on avait essayé de l’appeler, le numéro n’était pas attribué. La police avait été envoyée sur les lieux qu’il avait décrit. Alain, malgré lui, avait souhaité revoir le visage de cette personne ; résultat : personne ne s’y trouvait, dans cet appartement : il était vide et n’avait plus été loué depuis des lustres. Le propriétaire septuagénaire, Molène quand on le questionna, avoua qu’il y avait eu un seul et unique locataire, mais c’était quand son grand-père tenait le bail en 1935, il y a plus de quatre-vingt-dix ans, avant d’être renvoyé pour avoir abîmé le plancher. La police ne chercha d’ailleurs pas plus loin : le plancher présentait un trou de la taille du jeune homme, donc on conclut qu’il l’avait traversé, s’était cogné avant de se réveiller et sortir en panique. Alain était perturbé que tout le monde accepte ça aussi facilement, mais il n’osa pas parler plus en détail de ce qu’il avait vu, ou entendu.
Mais le soir du lendemain, vers 22h35, alors qu’il se préparait à aller à son Halloween – celui avec ses potes – il passa devant l’appartement… qui était ouvert sur le locataire étrange. Alain sursauta et l’autre rit : accoudé au battant, ses yeux était désormais complètement ouverts sur des iris mauves clairs.
— Alors, ces bonbons ?
Le grand frère resta interdit, se colla aux murs avec les poings serrés. L’autre barge se départit son sourire.
— Désolé pour hier soir, je… ne m’attendais pas à de la visite. J’ai oublié qu’on fêtait Halloween ce jour-là. Au fait, je m’appelle Nel.
Il tendit sa main.
— Y a pas de mal… Attends, non ! (Alain le pointa du doigt) T’étais pas là quand la police est venue te chercher ?
— Pas là ?
— Ouais ! Il y avait rien dans l’appart !
Nel posa son doigt sur bouche, pensif, un geste qui déstabilisa Alain.
— Ils n’ont pas dû bien chercher alors, parce qu’aux dernières nouvelles, j’habite là.
— Personne n’habite là.
— Si, moi.
— Non ! Argh ! Personne n’habite là depuis genre un siècle ! Fais pas semblant de rien savoir.
Mais à son grand dam, Nel haussa les épaules et mit les mains dans ses poches. Cette fois, il portait un T-shirt de métalleux et un jean à chaînes, lui donnant l’air d’un ado démodé.
— Je vois vraiment pas où tu veux en venir, euh…
Le locataire haussa un sourcil entendu. Alain s’apprêta à dire son prénom avant de fermer sa bouche.
— Ouh là, tu viens de la campagne ou quoi ? Tu crois que je vais, quoi, utiliser ton nom pour te jeter un sort ?
— Et si je le pensais ?
Nel se remit à sourire, cette fois avec moins d’humour et plus de rapacité.
— Alors tu serais plus malin que je le pense.
Lorsqu’il s’approcha, Alain ne put pas reculer plus que le mur ne le permettait. Nel portait un parfum foncièrement différent de son appartement : une légère odeur de menthe poivrée. Il était plus petit qu’Alain, pourtant il semblait le dominer d’une quelconque manière.
— Tu fais quoi, là ?
— Je te jauge (et littéralement, il le regarda sous toutes les coutures) Tu es plutôt musclé, pour ton âge. Tu fais du sport ?
— J’ai pas le temps de discuter, je dois aller voir des potes.
Piètre excuse et surtout, Alain se sentait tiraillé par la profonde envie de les appeler et de leur dire qu’il ne viendrait pas, juste pour profiter ce mystérieux Nel. Le barjo plissa des yeux en reculant.
— Hmm, si tu le dis.
Il claqua des doigts et il y eut un coup de vent qui força Alain à cligner de yeux, et dans la main que Nel plaçait sous son nez, il y avait les mêmes dragées que la dernière fois. Ceux d’hier avaient été dévorés par Francis et ses amis, qui en avaient redemandé un peu trop férocement.
— Je sais que tu n’en as pas eu. C’est moi qui les ai fait : bergamote, anis et sucre roux. Mes cousines en raffolent.
— Ah, super… (Alain les prit) Merci.
— Avec plaisir. Repasse dans la soirée, et demain aussi.
— Que dans la soirée ?
Avant de rentrer chez lui, Nel lança :
— À exactement 22h36.
Un coup de vent, la porte se referma sur lui.
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— C’est le premier jour du mois d’Hautreuil, il faut récolter la serpentille.
Lui disait maman alors qu’elle sortait son couteau pour tailler la racine. Ses mains calleuses, ses ongles pleins de terre et ses doigts d’éraflures fascinaient la petite Milia qui, accroupie, restait attentive à chaque mouvement, chaque position. Ses yeux de furet relevaient tous les détails qui lui paraissaient intriguants : par exemple, quand il s’agissait d’un champignon, il fallait légèrement pincer du bout de l’ongle en inclinant le chapeau vers le bas pour s’en servir comme paravent, à l’opposé du mistral. Quand, de temps en temps, maman prenait une hure pour la remplir d’herbes aromatiques, Milia observait avec quelle précision elle cisaillait la chair luisante au soleil du matin, qui traversait la fenêtre en spectre de poussière dorée ; là, il y avait beaucoup d’odeurs qui se mélangeaient, certaines qui vous refoulaient l’estomac et d’autres qui vous faisait tourner la tête. Tout ce festival olfactif qui pétillait pourtant avec ardeur. Et la mélodie du soir, aussi ! S’échappant des lèvres pleines de maman, ça enchantait Milia qui roulait sur son lit, tête à l’envers et hors du matelas, et la regardait tisser quelques bonheurs, deux trois malheurs et un souhait au coin du feu. Il y avait dans ces gestes-là une tendresse et un plaisir d’avouer au monde qui on était vraiment, et quelque chose de foncièrement étrange pour une petite fille qui n’en savait pas grand-chose encore. Pour finir de tisser, maman observait quelques plumes de pivert, de faisan ou de poivrieur pour égayer de beautés enluminantes les sourires à venir, les pleurs à délester et les fraîches retrouvailles. Oh, Milia adorait quand maman posait son ouvrage sur les braises pour les laisser décanter, pour se lever de son fauteuil de chêne vert et, par son immense stature, attraper les livres qui reposaient sur l’étagère de la fenêtre, le temps qu’ils prennent un peu la nuit et les histoires folles. Et là maman lisait une histoire qu’elle attrapait avec ses dents, mastiquait et recrachait sur le sol afin que Milia les voit danser, sautiller, gambader jusqu’à qu’elles se déchirent entre elles, comme toutes les histoires.
— Tu vois, Milia, on ne refait pas le monde avec des mots.
Pour accompagner son geste, maman attrapait la petite qui riait et tenter de s’échapper tel un farouche asticot. Elle lui fit de gros poutous, deux par joue, qui sentaient la bave et le genévrier. Puis, une fois bien secouée, maman balançait sa fille sur le lit où elle atterrissait avec un fracas de démon, puis un sommeil de dragon.
— Dors, dors, petite chapardeuse de mondes. Demain revient avec les ombres.
Milia s’enfonçait dans son lit et dormait à poings fermés. Elle rêvait de chasses dans la lune, de nénuphars à fleurs d’huile et de bougies jamais éteintes. Un mois de sommeil, ni plus, ni moins. Le matin, les deux se trouvaient dehors. Maman sortait son couteau pour tailler dru.
— C’est le premier jour de Jolimour, il faut récolter la térébenthine.
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N’avez vous jamais vu plus bel ouvrage que le cépage du domaine Beldeuil ? Y parvenir est assez ardu : situé entre le pic de Phalène et le mont Doroux, la vallée de Beldeuil est presque impraticable tant le terrain est escarpé et peu aménagé. Les propriétaires ont installé un téléphérique qui part du sommet jusqu’au domaine, ainsi on ne peut ni y accéder par quelque véhicule que ce soit, ni à pied. Mais si vous êtes un alpiniste chevronné, vous ne pouvez rater l’incroyable descente de la gorge des Lampes : je vous parle d’un passage qui n’a nul autre pareil, tant il est puissamment creusé par la force des cascades et rivières glougloutantes. On y croirait que naïades et ondines se sont attelés à faire de cet endroit un havre de paix pour la nature et ses habitants légitimes. Des plus rares spécimens d’arbres s’y trouvent, d’ailleurs, en passant par le chêne jaune au peuplier marin, qui ne poussent qu’en zones montagneuses et là où eau est abondance. Bien que je rappelle qu’il est difficile d’accéder à l’endroit, je soutiens par expérience qu’il s’y place un bien confortable puits large de vingt-deux brasses, où l’eau est chaude de par la présence de sources de souffres souterraines. Aussi que l’on se prélasse avec affection après une rude aventure d’escalade, quelques petits esplanades ça et là égayent la possibilité d’un pique nique, si vous ne craignez pas que quelques loriots viennent vous importuner. Leur chant, notamment, aura tôt fait de vous faire rappeler que l’humain est loin d’être le plus grand barde de notre monde, tant leurs mélodies vous attrapent par le col pour vous chuchoter les secrets et trésors de la forêt de Beldeuil.
Sitôt que l’on est repu et reposé, l’on peut reprendre chemin ; ou bien seriez-vous venu par téléphérique et là, je peux vous garantir que vous ne serez pas en reste. Du plus haut de votre nacelle sécurisée, vous pouvez apercevoir les centaines de nuances feuillues qui, sous l’effet du vent, fait pâlir de jalousie les meilleures impressionnistes. Tout cela gratuitement ! De là, on peut bien sûr observer l’immense parterre d’hibiscus qu’ont fait pousser le couple du domaine, comme si la forêt avait rougi de plaisir par leur présence. Vous pourrez alors vous effacer derrière la fragance exotique de ces fleurs et ces feuilles, surmontées par le musc de quelques bêtes de la ferme : aurochs, tapirs, sangliers du benghal. Il y a même quelques dodos et kiwis qui se crêpent le chignon en vision d’orage.
Vient le domaine, où les vignes folles ne poussent pas en rangées mais à côté de laitues, de choux, d’endives et autres légumes de grand-mère. La nacelle se pose entre celles-là et vous accueille le couple souriants. Ils ont d’ailleurs la main si verte qu’on dit qu’ils n’ont pas un poil, mais un haricot magique dans la main ! Les Beldeuil vous présenteront leur cave, qui, je peux certainement vous l’assurer, n’a de pareil dans toute la France.
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