La Fille tombée de la Lune

18 minutes de lecture

La randonneuse et le nomade

Le voyage. L'aventure. L'inattendu. C'était son hubris, son destin, sa quintessence. Le Chaos guidait ses pas trop volages depuis son plus jeune âge, et son fier ramage était son sac à dos, son chapeau et sa petite gourde d'eau. Ni le soleil de fer, ni le vent sec et rêche ni la brume n'arrêtaient la randonneuse, parce qu'elle possédait la qualité des gens effrayants : elle savait ce qu'elle voulait, surtout ce qu'elle pouvait faire. Un mélange dangereux pour les sédentaires, mais pour ceux qui ont le vent au cœur et aux pieds…

Je tiens cette histoire de source sûre, n'en doutez point. Seulement, certaines choses doivent rester secrètes ; si d'aventure vous constatez qu'il manque des lignes concrètes, ne m'en tenez pas rigueur. La peur me lie à la parole, par serment de volonté. L’Église des Trois Voies n'apprécie pas les conteurs trop ambitieux. Aussi dirais-je que ce que je vais vous conter, ce n'est qu'affabulations, légendes et autres contes.

Elle s'appelait… Chante-Brise. Oui, je m'en souviens maintenant : c'était elle qui arpentait les terres de Dicantia avant qu'elles ne changent à jamais. C'était aux premières lueurs de l'aflémie, quand la régente a eu vent de l'étincelle de l'Ēphaístei, la fleur du volcan. À l'époque, se déplacer hors des villes – avec les gobeurs et autres immondices de la forêt de cristal – était chose dangereuse et idiote. Les villes étaient sûres, la recherche avançait, la magie commençait à être découverte. Seulement, on ne sortait pas

Mais l'aventure guettait les âmes intrépides. Voyager entre les villes n'était que l'apanage des nobles, et il fallait utiliser des PIAF, de nobles créatures au tempérament de feu. Aussi, le pied était l'outil à travailler. Et nul autre n'égalait Chante-Brise dans ce domaine, aussi consciencieuse que la pluie qui ruisselle dans les moindres recoins.

* * *

Chante-Brise regarda l'étendue désertique et inspira tout l'air qui passa sous son nez. Aride. C'était le mot du jour, aussi brûlant que l'excitation dans son cœur. L'ombre d'un aigle voila ses yeux de l’œil ardent, rien qu'un instant. Le temps pour elle de vraiment voir.

Du haut de sa corniche, juchée sur l'une des colline des Perpétuités, la Plaine des Sables se profilait sous ses yeux. D'après la carte qu'elle avait récolté à l'Académie de Calliméïa, la Plaine couvrait plus de deux cents kilomètres de surface. Des dunes dolentes, des vallons vides, des crevasses creusées par le Loo1, hurlant encore et toujours.

— Allons-y, ma vieille ! s'encouragea-t-elle gaiement, même si elle n'en avait pas besoin.

Elle entreprit de descendre la corniche. Tâche ardue, au point qu'elle la dévala presque, soulevant poussière et gravats dans son sillage. Ses mains s'accrochaient aux pierres polies, sans être glissantes car l'humidité n'existait pas. La pente de sable céda sa place aux formations rocheuses, de celles qui sont traîtresses et dont Chante-Brise se méfiait. Elle respectait les pierres. Ces dernières savaient vous rendre les honneurs que vous leur prodiguiez.

Ne restait que la magie des mirages. Elle n'était pas trompeuse comme les pierres. En fait, sa particularité dépendait de l'angle du soleil, de la teneur en fer du sable et de la présence de nappes phréatiques. Tous ces petits détails suffisaient à vous créer des images presque parfaites. De loin, les volutes de chaleur creusaient des vagues dans l'air.

Avec une précaution particulière, Chante-Brise prit une sorte de bâton avec un tissu enroulé autour. Sur le bois, elle fit glisser son doigt jusqu'à trouver un petit loquet, qu'elle fit bouger. Dans un claquement sonore, le tissu se déploya en disque au bout du bâton. Cette invention, faite par son ami de la ville, était une merveille : sa toile cirée blanche protégeait autant de la pluie que du soleil. Un objet de facilité qu'elle n'appréciait pas, mais il faisait si chaud et elle avait si peu d'eau qu'il aurait été idiot de s'en priver. Elle cala le bâton sur son épaule, et commença à marcher.

Autour d'elle, le sable changeait sans arrêt de place. Animé par quelque vivacité. Une tempête… Chante-Brise devait se hâter de trouver une crevasse qui ne soit pas trop profonde pour y passer la nuit. Son regard se porta à l'horizon : l'Ecluve surplombait la Plaine des Sables en titan endormi. De là-bas, la vue serait probablement superbe ! Et le voyage serait définitivement haletant… Souriant jusqu'aux dents, elle s'ébroua et reprit sa marche.

Le soleil frappait sa protection avec une force redoublée, et le vent soulevait de la poussière qui venait cingler son visage. Chante-Brise releva son foulard sur son visage pour couvrir son nez et sa bouche. Elle aurait aimé que son ami inventeur ait fabriqué quelque chose pour ses yeux, mais elle devait se contenter de son chapeau qui la protégeait un peu.

Elle décala légèrement sa tête vers le bas et sur le côté, juste assez pour continuer de voir jusqu'à une trentaine de mètres. Dommage qu'il y avait autant de vent, elle aurait adoré rester là pendant un instant, à regarder les grains les plus fins dessiner les plus belles fantaisies du monde. À écouter le vent et ses plus vieilles histoires.

Au bout d'une heure de marche, elle parvint à trouver une crevasse assez large pour qu'elle puisse s'y introduire, et assez profonde pour l'abriter durant la nuit. Les genoux pliés, elle y regarda les ténèbres, plus profonds encore lorsqu'il faisait jour. Quels secrets enfouis pouvaient se cacher en ce petit espace ? Elle s'y introduit tant bien que mal, toute son attention portée sur le fait de ne déplacer aucune pierre, au risque de réveiller quelque animal ou insecte venimeux.

Bien plus étroite qu'elle ne l'eut crû, la crevasse ne lui laissait que peu d'endroit où se reposer. Alors elle se faufila le long de ce couloir plus frais que l'extérieur. Cette fraîcheur était un indice-clé ; la promesse de l'eau souterraine. Au bout d'un moment, Chante-Brise s'enfonça plus loin sous terre. Et au dessus d'elle se referma le ciel et le soleil derrière un voile de pierre sombre. Plus frais encore, mais pas d'humidité, pas encore.

Elle but une gorgée d'eau, si petite qu'elle aurait pu la confondre avec une gorgée d'air. Ses jambes, ses bras pressés contre la pierre commençaient à se tendre. La sueur qui perlait à son front coula le long du chemin entre ses yeux et son nez, la chatouillant. Mais le passage, déjà étroit, s'étrécit d'autant plus au point qu'elle ne put éponger son front. Au bout d'un moment, elle douta de son entreprise, et envisagea sérieusement de rebrousser chemin pour trouver un autre abri, dehors.

Mais l'attrait de l'aventure, l'intrépidité ou la curiosité l'empêchèrent de se dégonfler. Elle savait ce qu'elle faisait, et en était capable. Et puis, elle ne s'arrêterait que lorsque le couloir l'empêcherait tout bonnement d'avancer, c'est tout… Elle sentit la sueur humide et froide sur ses bras, qui la chatouilla davantage… Non ! Ce n'était pas de la sueur !

Et, comme par enchantement, le couloir s'élargit brusquement, au point de la faire trébucher de surprise. Chante-Brise se redressa, et vit. Elle vit la lumière ténue qui provenait de petites choses au sol. Et entendit le ruissellement discret et cliquant de l'eau. En s'approchant, sa vision s'accommoda : il s'agissait de petites fleurs. Etaient-elles celles dont on vantait tant les mérites, à la capitale ? Chante-Brise n'en avait jamais vu. Celles-ci, en revanche, brillaient d'une agréable lumière bleue. Elle évita néanmoins de les toucher ; si c'était celles auxquelles elle pensait, alors elles prendraient son sang et deviendraient instables.

Chante-Brise s'intéressa à des détails plus pragmatiques : elle repéra la source d'eau, qui gargouillait abondamment. Elle cala sa gourde presque vide et la remplit à ras-bord, avant de boire elle-même jusqu'à plus soif. Bien que sa constitution physique n'avait pas d'égal, ce soleil de plomb l'avait drainé de la plupart de son énergie.

Elle se posa ensuite le long d'une paroi plus sèche que les autres, appréciant la vue des fleurs qui brillaient dans la pénombre. D'une certaine manière, elle les plaignaient, ces fleurs : condamnées à rester cachées, dans les ténèbres, sans jamais voir la lueur du jour et celle du monde. .. Quelques minutes passèrent, son corps se détendit et elle fut appelée dans la cour du Chaos2.

* * *

Elle dut repartir en catastrophe, et dans le noir le plus complet, qui plus est ! La caverne dans laquelle elle s'était trouvée quelques instants auparavant avait été partiellement inondée, ce qui signifiait que la pluie tombait, dehors.

Sortie de la caverne avait été plus simple, car l'eau rendait glissante les parois du couloir amenant à la crevasse. Le problème ? Le froid vous mordait la peau jusqu'aux os, et ne vous laissait rien d'autre qu'un vent humide et glacé pour vous rafraîchir. D'autant plus que Chante-Brise ne pouvait déployer sa toile cirée qu'une fois sortie de la crevasse. Le temps que ça se fasse, elle était plus trempée qu'un bord de plage.

D'un pas leste et vif, elle se précipitait vers tel ou tel rocher pour s'abriter, sans jamais trouver un endroit assez penché pour faire office de toit de fortune. La pluie et le vent la battaient comme plâtre, les gouttes devenaient des lames acérées et inévitables. La cape de Chante-Brise et la toile suffisaient à peine à garder sa tête et son buste au chaud, mais ses bas et en particulier ses vieilles chausses très confortables, usées par le temps, s'en retrouvaient bien plus sous l'assaut répété du ciel pleureur.

Pas le moindre petit abri à l'horizon. Et l'horizon n'était pas au rendez-vous : l'averse était telle que vous n'y voyiez pas à trois mètres, comme lorsque la brume vous tombait dessus. Cependant, pas un heureux hasard ou un coup du sort, elle distingua une lueur parmi les rideaux aqueux. Sans réfléchir, elle partit dans cette direction.

La lueur se trouvait être celle d'un campement, posé à l'abri d'un rocher à la formation extraordinaire ; ce dernier semblait avoir poussé du sol, prenant une forme d'anneau concave, parfait pour s'abriter des affres du déluge. Chante-Brise s'arrêta là, intimidée par l'aspect insolite du rocher. Ce fut le mouvement autour de la lueur du campement qui la tira de sa rêverie : il y avait là un homme qui criait quelque chose d'indistinct tout en faisant de grands gestes dans sa direction. Elle n'entendit pas un traître mot à cause du vacarme assourdissant autour d'elle, aussi elle s'approcha.

Transiter entre le désert sous la pluie et le rocher fut déstabilisant, presque choquant : le bruit s'était atténué d'un coup, et l'humidité ambiante avait presque disparu. Chante-Brise se retourna, et constata avec le plus grand des étonnements que le rideau de pluie s'arrêtait à la lisière du rocher, comme si un mur invisible empêchait l'eau de faire un pas de plus.

La voyageuse sursauta en sentant une main tapoter son épaule. Elle se retourna vivement, pour voir l'homme qui l'avait appelé : il s'agissait d'un type assez vieux, la peau bien plus sombre que la sienne ou des gens de la ville, et des yeux mauves étranges, aux iris presque de même couleur. Son visage exprimait ce sentiment curieux qui oscille entre la prudence et la curiosité, avec une pointe de méfiance. Chante-Brise comprit qu'elle avait l'air d'une apparition spectrale, avec son outil sur l'épaule et sa capuche rabattue sur sa tête.

Elle fit le geste pour enlever son protège-pluie de son épaule, et l'homme se tendit. Mais Chante-Brise ne s'arrêta pas et déplaça le loquet. Dans un claquement sec, la toile s'enroula autour du bâton en projetant des gouttelettes. L'homme sursauta, l'air surpris. Ce fut à cet instant que la voyageuse enleva sa capuche.

— Bonjour, dit-elle d'un ton posé, prudent.

Sa voix était un peu éraillée, compte tenu du fait qu'elle n'avait pas parlé durant des jours. Cependant, les yeux de l'homme brillèrent et sa bouche se fendit en un sourire, avant qu'il ne réponde :

— Bonjour.

Soulagée de voir que c'était un homme qui parlait sa langue – bien qu'avec un accent très prononcé qui ressemblait à ceux du Sud, avec une pointe de l'Est – Chante-Brise se mit à sourire à son tour. L'homme désigna alors sa panoplie de voyageuse, toujours avec cet air curieux.

— Vous aller où ?

— Oh ! Je vais à l'Ecluve.

L'Ecluve ?

— Oui, l'Ecluve… (il la regardait sans comprendre, aussi devina-t-elle :) La montagne endormie.

Le visage de l'homme s'éclaira, et il opina. Puis il se tourna en biais vers le campement qui se situait à une vingtaine de mètres, le présenta d'un large signe de main :

— Venez. Géant Endormi appelle nous aussi. Vous raconter histoire, et nous aussi.

Elle acquiesça, surprise de la manière dont il s'exprimait en ponctuant ses pauses par des claquements discrets de la langue.

Le campement était assez grand, comprenant quatre tentes dont une qui était deux fois plus grande que les autres. En tout, il y avait onze personnes assises autour du feu : quatre hommes, trois femmes dont une semblait plus vieille que la pierre et le reste se composait d'enfants. Tous avaient la peau très sombre, et ces mêmes yeux mauves qui vous dévisageaient. À la lueur des flammes, ils semblaient être des améthystes.

Elle remercia la femme la plus jeune qui s'écarta pour lui offrir une place. Tous se présentèrent à Chante-Brise, mais elle n'avait pas vraiment la mémoire des noms. Seule la jeune femme, qui lui donna un bol de ragoût chaud aux viandes inconnues – mais délicieux tout de même ! – lui avait tapé dans l’œil : Seoch était son nom et elle parlait pour les autres, qui ne savaient prononcer un traître mot de dicantien (sauf l'homme, mais son phrasé était saccadé).

— Alors comme ça, vous êtes voyageuse ? s'enquit Seoch en observant Chante-Brise de la tête aux pieds.

Cette dernière rougit légèrement, un peu confuse quand à la manière dont ces yeux en amande la regardaient. Elle but rapidement dans son écuelle qui contenait son ragoût. Elle avala de travers, toussa un peu sous les rires amusés des hôtes. Seoch lui offrit de l'eau. Chante-Brise la remercia, but et s'humecta les lèvres avec un air pensif, avant de répondre :

— Je suis aventurière.

Seoch lui apprit qu'elle ne connaissait pas ce mot, aussi elle le lui expliqua. La femme traduisit ses propos à l'assemblée, qui opinaient lentement du chef. Les enfants avaient les yeux ronds comme des soucoupes, mais semblaient trop intimidés pour venir vers l'invitée.

— Et vous ? s'enquit Chante-Brise.

— Nous sommes les Yatylii-Abnaayidil3, s'exprima Seoch en détachant les syllabes du dernier terme.

— Vous êtes des nomades…, comprit soudainement Chante-Brise.

Son interlocutrice haussa des épaules, avant de rire en regardant la pluie :

— Nous sommes ce que je viens de dire, rien de plus, rien de moins.

— Vous pourriez me traduire dans ma langue ?

— Pas assez de mots, s'excusa Seoch.

Elle ne lui en tint pas rigueur : après les anciennes guerres entre tribus, les archives concernant les nomades avaient presque toutes disparues, et le reste des textes étaient souvent des poèmes stéréotypés ou des témoignages fumeux.

Chante-Brise passa donc la soirée à questionner, demander et apprendre de leurs coutumes. Comment fallait-il accueillir les invités ? Comment s'asseoir autour du feu signifiait notre disposition du mois ? Savoir comment respecter les anciennes car elles étaient les garantes du savoir sur la vie et la mort ? Chante-Brise était un esprit volage, mais à force de le polir sous les vents des quatre coins de Dicantia, elle avait appris à assimiler chaque petit détail.

Seoch n'en était pas non plus à tout lui raconter sans contre-partie, et sa famille non plus : chacun avait son mot à dire, sa petite interrogation : pourquoi s'habillait-on ainsi dans les villes ? Que faisait-on de ses journées si l'on ne marchait pas ? Qu'est-ce que c'était, un « livre » ? Et tout plein de questions sur la culture et la société dicantienne…

La soirée se déroula ainsi, et le son de la pluie, déjà étouffé par le voile mystique, semblait disparaître complètement. Au cours des conversations, Chante-Brise avait remarqué un détail supplémentaire sur l'apparence des Yatylii : leurs langues étaient toutes violettes, à des teintes différentes ; elle était parme chez les enfants, lilas chez les adultes et celle de la vieille femme prenait un aspect indigo. Chante-Brise, aussi curieuse qu'une fouine, s'enquit de ce phénomène en posant la question avec la naïveté la plus prudente. Seoch expliqua qu'ils mangeaient les fleurs de la lune.

— Les fleurs de la lune ? répéta bêtement Chante-Brise.

— Oui. Elles poussent la nuit sur le corps du Géant endormi.

— Oh ! Vous voulez parler des eiphaistei ?

Après lui avoir décrit ces fleurs et la manière dont elles étaient usées, elle vit Seoch froncer des sourcils, un signe caractéristique de la vexation. Apeurée, Chante-Brise s'excusa promptement mais Seoch leva sa main.

— Ce n'est pas de votre faute à vous. Il s'agit d'une erreur. Les fleurs ne sont pas là pour les humains ; elles sont là pour les Mangefleurs.

— Les quoi ? (et Seoch lui expliqua, ce qui fit éclater de rire la voyageuse) Vous voulez parler des Maraufleurs ?

La vieille femme lâcha quelques mots dans la langue des Yatylii, faisant rire les adultes et Seoch. Chante-Brise lui en demanda la raison, et Seoch pouffa.

— Elle dit : « les barbares qui s'accrochent aux pierres ne connaissent pas la valeur des choses éphémères ». C'est un vieux… euh…

— Proverbe ?

— Oui.

La vieille se mit à parler abondamment, avec un accent très « serré ». Elle expliquait que, dans sa jeunesse, personne ne s'approchait à part les Yatylii de l'Ecluve, et encore moins du Pétrarque. Avant, c'était un rituel sacré que seuls quelques élus pouvaient accomplir, après avoir été bénis par la Lune et sa sœur, filles de Chaos. Chaos était un dieu ancien, plus ancien que la Foi ou le Savoir. Ses symboles se trouvaient dans toutes les choses instables, changeantes et primordiales. Ensuite, la vieille femme se lança dans un discours sur le bon vieux temps, agrémenté d'une pointe de colère envers les peuples désacralisant l'eiphaistei. Chante-Brise sentit une haine plus profonde qu'une simple colère. Un peuple chassé de ses terres, dans le désert…

— Ne t'inquiète pas, personne ne va te faire du mal, la rassura Seoch. Nous savons que tu n'es pas comme eux, mais comme nous : tu es née sous Chaos.

— Comment tu as deviné ?

Seoch haussa des épaules et répondit qu'elle le sentait, c'était tout.

Une agitation autour du feu de camp s'ensuivit alors : la vieille femme avait bougé sur son petit rocher, et les autres la regardèrent avec un respect, tout aussi déférent que Chante-Brise avait pu voir envers le roi ou la régente. Seoch traduisit la parole de la vieille conteuse :

« Il y avait là le monde. La terre, la mer et la Lune. Avant toute chose, le soleil n'était pas encore né. Non, c'était la Lune qui éclairait la nuit. La Lune, l’œil de Chaos, toujours changeant et toujours fixe. Chaque fois que le monde s'endormait lorsque l’œil se fermait, alors les flots se déchaînaient. Tout était rasé, puis tout recommençait. Jusqu'au jour où le Soleil apparut. On dit qu'un dieu antagoniste à Chaos l'avait créé par amusement. Il était différent de la Lune : puissant, moralisateur, imbu de lui-même. Il éclipsait les étoiles avec tant d'ardeur que la Lune tenta de l'arrêter. En vain. Mais la Lune ne pouvait être tuée, tout comme le Soleil ne pouvait être arrêté dans sa course. Alors un marché fut conclu. Une union entre le Soleil et la Lune.

De cette union vinrent l'Aube et le Crépuscule, le Zénith et Nadir. Avant, la terre et la mer étaient confondus, transparents, et l'on pouvait le Soleil chasser avec Nadir lorsque la Lune berçait doucement Zénith. Tout allait pour le mieux pour cette famille céleste, et le Soleil comme la Lune n'avaient pas à se supporter l'un l'autre, prenant de leurs nouvelles par l'intermédiaire de leurs enfants, fixes dans le ciel.

Sauf qu'un jour, Aube se rebella contre son père, l'empêchant de le laisser passer. Pour quelle raison avait-elle agi ainsi ? Peut-être elle lui en voulait d'avoir fait du mal à sa mère. Peut-être elle lui en voulait d'être obligée de rester au même endroit. Peut-être n'était-ce rien de tout cela, mais juste un caprice… Seulement, l'affront était bien là. Alors le Soleil, toujours aussi brûlant et prompt dans son jugement, chassa sa fille, Aube, du ciel. La Lune ne put rien faire, car elle était de l'autre côté et ne pouvait bouger sans que son homologue doré ne fasse de même. Puis, il demanda à Nadir de la remplacer. Mais pour éviter que le monde ne tombe en morceaux, Nadir, à l'aide sa mère la Lune, pour amortir la chute sur la terre de verre où sa sœur tombait, la changea en boue. Mais le Soleil, toujours à cheval sur le châtiment, demanda à Zénith de brûler une partie de la boue, la changeant en pierre et en terre. Et lorsqu'Aube s'écrasa sur le sol partiellement dur, et sa chute fut si violente qu'elle en souleva la terre, créant le Géant Endormi. Nadir laissa passer son père. Mais cette fois, quelque chose d'inouï se passa : la Nuit vint au monde, et son frère le Jour la suivit. Ils étaient les reflets de Soleil et Lune.

Aube regarda autour d'elle, la douleur dans chacune des fibres de son corps. Puis, elle leva les yeux aux ciel, là où elle vit sa mère. Elle pleura, pleura, pleura encore… Ses larmes devinrent les rivières qui naviguent sur nos terres.

La Lune voyait sa fille dans un tel désarroi qu'elle demanda son aide à Chaos. Le dieu l'écouta attentivement, et lui dit : « Fille, si tu veux sauver la tienne, tu dois me promettre quelque chose en échange » et la Lune répondit : « Tout ce que tu voudras, Ô Faiseur de Rêves ! » alors le Chaos, toujours changeant, ricana : « Tu devras me promettre que, quoi qu'il arrive, ni toi ni tes autres filles et fils ne lui viennent en aide ». La Lune avait compris qu'elle aurait pu agir par elle-même, et pour la première fois de son existence, elle regretta d'avoir demandé de l'aide à celui qui l'avait créé. Elle se promit de ne plus jamais le faire, mais n'en eu jamais plus l'occasion.

Aube appelait ses frères. Aube appelait ses sœurs. Mais la terre était si épaisse, si compacte qu'aucun son ne pouvait la traverser entièrement. Et le ciel était si vaste, et elle si petite que sa voix ne portait pas suffisamment. Elle était seule.

Chaos vint. Il lui crachota en gerbes de flammes : « Moi et mes semblables nous sommes concertés sur ton cas. Tu es vraiment tombée bien bas ! ». Malgré l'offense, Aube savait que Chaos n'était pas mauvais ; elle se jeta à ses genoux et le supplia de la ramener dans le ciel. Le dieu la regarda avec pitié, avant de lui caresser sa joue, y laissant une marque rouge. Aube sentit la chaleur dans son corps, froid jusqu'à alors. Chaos dit dans un déluge de tempêtes : « Si tu veux revenir un jour en haut, aux côtés des tiens, vas. Vas trouver la fleur que ton corps céleste a créé, et que ton corps mortel peut nourrir. Trouve la bonne fleur, et là, et seulement là, je viendrais. » puis le dieu disparu dans un torrent de flots impétueux.

Aube chercha comme il l'avait demandé. Elle marcha, des jours durant, pour trouver l'endroit non-dit. Elle ne s'en souvenait pas, pas encore… Des gens la suivirent, des humains. Les premiers Yatylii. Elle qui connaissait les musiques du vent, les chansons sans paroles, et eux les histoires. Ils lui partagèrent leurs savoirs, et elle leur conféra le don de garder leurs histoires dans ces chansons.

Aube trouva les fleurs. Elles étaient partout autour du Géant Endormi, si nombreuses que l'on aurait pu passé sa vie à les compter, l'on aurait pas fini. Mais Aube les chercha une à une. Une à une, elle répandit son sang qui teignit les fleurs bleues, bleues comme ses yeux et ses cheveux, en une couleur qui lui rappelait son corps lorsque son père chassait à ses côtés. Puis elle comprenait qu'elle s'était trompée, que ce n'était pas la bonne fleur. Alors elle la mangeait, puis pleurait. Ceux et celles qui la suivaient faisaient de même, désireux de partager sa souffrance. Elle cherchait, mangeait puis pleurait. Elle cherche, mange et pleure toujours… »

La vieillarde s'arrêta de parler, avant de lancer avec précipitation une série de prières pour Chaos – Chante-Brise les reconnut immédiatement, l'arrachant à sa stupéfaction post-récitale – et Seoch la suivit, ainsi que tous les autres Yatylii.

— Voici notre histoire. Celle de la première « Maraufleuse », comme tu le dis. La première Mangefleur.

______________________________

1Le Loo est un vent d'été fort, poussiéreux, soufflant en rafales, chaud et sec (45 à 50 °C) venant de l'ouest qui souffle sur la région ouest de la plaine indo-gangétique de l'Inde du Nord et du Pakistan

2Expression similaire à « tomber dans les bras de Morphée »

3« Ceux dont les pas sont guidés par le vent, sont tracés par le sable au travers du temps, qui reviennent de la terre plongeant jusque leurs dents, du sang bleu au sang rouge boire jusqu'à plus soif »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Reydonn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0