Introduction

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Je suis à la veille de mes 77 ans. Depuis quelques jours, j'ai un fort besoin de traduire par des mots, par écrit mon autobiographie. Le récit d'une vie passée à apprendre et à voyager à travers le monde. Avant de vous raconter cette histoire qui vous semblera étrange, inquiétante, onirique, je me dois d'éclaircir ce que je suis : un magicien… Certains diront un sorcier, un mage…

Au commencement, il y avait le verbe. Ce n'est pas une langue, il n'y a pas de syntaxe à proprement parler et elle n'est pas faite pour s'exprimer, échanger des idées, pour communiquer. C'est un murmure qui permet au travers de phonèmes de transformer notre énergie ou celle qui nous entoure sous une autre forme et pouvant de différentes manières interagir avec la réalité et la matière.

C'est un apprentissage long et difficile, qui ne s'arrête jamais, où peu d'entre nous peuvent être initiés. Il faut un don, le don pour percevoir l'énergie. La difficulté consiste à manipuler cette énergie et à la transformer grâce au verbe.

Mon histoire a commencé en une période chaotique. Je suis né un peu avant la peste noire, un grand fléau qui s'abattit dans les cités, les bastides et les villages. D'une fratrie de sept enfants, je suis le dernier, tout du moins, je crois être le dernier. Après mes premiers pas, mes premiers mots ne furent pas "maman" ou "papa" mais le murmure d'un premier verbe et ses conséquences.

Ma mémoire est incertaine. Je me souviens d'une grande forêt, de quelques champs et de la bastide ou nous avions notre humble maisonnée. Elle était faite de murs en torchis avec une charpente en bois recouverte de chaume. Il y avait une pièce unique, avec un foyer pour le feu ou ma mère cuisinait. Le village était collé aux parois d'une montagne, composé d'une cinquantaine de maisons, un mur l'entourait, pour nous protéger des créatures qui vivent dans la forêt. Nous vivions principalement de l'agriculture, nous cultivions des pommes de terre, du blé et d'autres légumes. Mon père était un fermier libre et comme la plupart des autres villageois, il cultivait les terres que lui allouaient le seigneur du domaine. En décembre 921 (AC) après la croisée, je naquis. Je ne connais pas le jour, juste l'année et le mois. C'est Adèle, ma seconde mère qui me l'a appris, la rebouteuse qui m'a mis au monde. J'étais le dernier et de beaucoup. J'avais six autres frères et j'étais de 10 ans le plus jeune. Je crois que ni ma mère, ni mon père, n'attendaient un septième enfant.

À la fin de 922 AC, plusieurs villageois ont eu des accès de fièvre, de vertiges et ils avaient des pustules nécrosés et des bubons dans le cou. Adèle a tout essayé, mais à la fin, la mort s'est répandue dans le village. On brûlait les corps ou les maisonnées pour éviter la contagion. Mon père aidait les villageois à transporter les morts et à incendier les maisons, mes frères étaient aux champs. J'étais seul avec ma mère. Ces images, malgré mon très jeune âge sont encore vivaces dans ma mémoire, comme si ces quelques heures étaient l'éveil de ma conscience. Ma chère mère m'encourageait à dire mon premier mot "maman", mais au lieu de ce premier mot, ce fut mon premier verbe "adaii". Un vent froid s'est engouffré dans la maison, il a éteint le feu dans la cheminée, il a transi de froid et de peur ma mère. Elle a fait le signe de l'Atré. Alors une grande vague de chaleur a surgi, le bois, le tissu, la maison, tout a pris feu, une combustion instantanée. Ma mère a juste eu le temps de me saisir, de courir et de sortir, avant que celle-ci ne s'effondre. Elle n'a jamais rien dit, elle est morte de la maladie des bosses quelques semaines après cet événement. Pour certains, la maison a brûlé suite à un accident parce que la maison d'à côté venait justement d'être incendiée.

Pour mon père, ce fut terrible, la fatigue, la mort de sa femme, plus de toit, il s'en fut lui aussi en moins de trois jours, terrassé par la maladie. Mes frères furent recueillis par divers villageois. Ils étaient jeunes et forts, en âge de travailler. Personne ne voulut d'un bébé, d'un poids supplémentaire en ces jours difficiles. Adèle, sachant peut être la vérité, a regardé un à un les villageois, avec un regard dur et sans un mot, elle m'a pris comme son seul et premier enfant.

Elle ne vivait pas dans la bastide, mais dans une grotte en lisière de forêt de Miselune, a quelques mètres d'une rivière. Elle y avait dans des bocaux, des feuilles, des écorces, des racines, des fleurs, du pollens, des fruits, sèves, graines, bourgeons… Elle préparait infusion, décoction, macération, baume, onguent, cataplasme… Elle soignait les contusions, douleurs musculaires, os cassés, gangrènes, fièvres, rhumatisme et bien d'autres maux encore. Son savoir, lui venait de sa mère et celui de sa mère, de la grand-mère, en vérité, nul ne le savait, car Adèle était très vieille. On la disait sorcière, magicienne. Les villageois avaient peur d'elle, mais tous faisaient appel à son savoir, à ses pouvoirs.

Avec moi, elle était douce et silencieuse. Avec eux, elle était dure et dispendieuse de mots sévères. Une vieille dame au visage parcheminé par l'air et le soleil, aux cheveux comme neige, aux yeux bleus comme l'eau, avec des gestes lents, empreints de précision, une voix âpre, chaude à mes yeux, froide aux yeux des villageois. Ses longues robes, tombant jusqu'à masquer ses souliers, renforçaient l'impression de sa petite taille. Elle marchait en s'appuyant sur une canne de frêne noire. On craignait ses colères, car dans ces moments-là, elle était plus grande que le plus grand des hommes.

Elle connaissait quelques mots du verbe et elle avait deviné que j'avais un don pour ce dernier. Dès les premiers jours, elle fit très attention à mes premiers mots et souvent elle m'interrompit avant que je ne prononce quelques sons terribles. Avec beaucoup de précautions et de sagesse, elle m'apprit à parler et à comprendre la différence entre le verbe et les mots. Elle devait m'apprendre à faire la distinction sans rompre mon don, sans bloquer mes dispositions naturelles, sans me traumatiser au point de ne plus savoir utiliser le verbe. Elle dut faire preuve de patience et d'écoute pour éviter qu'un nouvel accident se produise. En écrivant ces mots, je ne peux que la remercier d'avoir été présente à mes côtés durant mes premières années. Je me souviens de ces phrases ancrées dans ma mémoire qu'elle me répétait sans cesse, pendant le bain, au coucher et au lever.

"Mieux vaut se taire que de parler pour ne rien dire", "on pèse ses mots avant de s'exprimer", "il y a plusieurs mots pour définir la même chose pourtant s'ils existent, c'est qu'il y a une différence".

Mon enfance avec Adèle fut heureuse, elle m'a appris tout ce qu'elle connaissait, au travers la découverte de la nature, au travers de jeux… Mon intelligence était vive et je mémorisais le moindre mot, la moindre expérience. J'appris à lire, à écrire, à reconnaître mille et une plante, fleurs, arbres, animaux, à broyer, infuser, extraire, distiller des remèdes, l'anatomie humaine, de plusieurs animaux… Car nous soignions aussi les animaux de ferme.

Adèle m'amenait partout où elle allait. Les villageois étaient surpris, car jamais je ne jouais ou ne parlais, je regardais tout ce qui se passait avec les yeux grands ouverts. Dès quatre ans, je l'assistais pour préparer des onctions, bander des plaies et bien d'autres petites choses. J'étais grand, bien plus grand que les autres enfants de mon âge. On me donnait six ou sept ans et quand l'on me posait une question, mes réponses étaient celles d'un adulte. On parlait de moi comme d'un démon, tout en étant rassuré de savoir que je serai là après Adèle.

Les autres enfants me fuyaient et mes frères ne me connaissaient pas.

Plusieurs fois, au travers de mon enfance, le verbe se manifesta en moi. Je me souviens de ce bébé. Je me trouvais avec Adèle, laquelle fut mandée fort tard dans la soirée par un villageois, car sa femme, enceinte, venait de voir les eaux se répandre. Nous sommes arrivés aussi vite que nous pûmes. La mère criait à tue-tête, très vite en quelques gestes, Adèle compris que le bébé ne se présentait pas comme il faut. Le père était en larmes, nerveux, elle le fit sortir de la maison, prépara de l'eau, des linges, tout en prodiguant à haute voix des conseils à la mère. Elle écarta les jambes et enfoui sa main dans le vagin pour attraper le bébé et l'orienter correctement. Adèle avait accouché de tous les parents et enfants du village, ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait cette situation. La mère avait un mors car la douleur était atroce. À force de persévérance, Adèle parvint à redresser le bébé et doucement, elle lui fit sortir la tête puis le corps… Chose terrible, le bébé s'était étranglé avec son cordon et chose étrange, je suis tombé en transe, je me suis approché du bébé, comme un somnambule et ma voix prononça un verbe "laiiai". La pièce s'est refroidie, le feu s'est éteint et une vive lumière a éclairé le bébé de l'intérieur. Il respirait. Sa mère s'était évanouie. Adèle s'occupa de laver le bébé et dès que la mère reprit ses esprits, elle lui remit le bébé, tout en lui disant : "Fais bien attention à ton rejeton, car celui-ci a eu de la chance, beaucoup de chance". Moi, je me souviens encore de cette transe et de ce verbe.

Il y eut quelques autres événements similaires, la jambe d'un vieux fermier que j'ai dû ressouder, une petite fille très malade… Bref des histoires incroyables transformées en histoires banales grâce à la présence d'esprit d'Adèle.

Les jours sont passés, j'ai grandi et j'ai appris, j'avais 10 ans et j'étais déjà une mine de savoir.

Adèle m'a appris quelques verbes, des verbes simples, elle n'en connaissait pas plus que les doigts d'une main. Deux d'entre eux permettaient de créer des remèdes complexes pour faire tomber la fièvre, les maux de ventre et les fortes douleurs. Deux autres pour des blessures, ressouder les os ou soigner une hémorragie interne. Le dernier était le plus simple et le plus utile, endormir. Il suffisait d'un mot, d'un geste, pour endormir quelqu'un en un claquement de doigts. Bref, pour un initié du verbe, je ne connaissais pas grand-chose, rien pour ainsi dire.

Adèle, parfois, parlait d'autres contrées, d'autres pays, villages, villes… À la ville, elle me disait qu'il y vivait des milliers de petite gens, des centaines de maisons, du bruit, des odeurs. Avec ses mots, elle me peignait des lieux et des endroits incroyables, improbables. Souvent, la nuit, je m'endormais les yeux plein de rêves et de couleurs.

J'avais 11 ans et Adèle s'est éteinte. Je l'ai trouvé étendue dans son lit, avec son vieux châle. Les yeux fermés, la peau diaphane et plus un souffle d'air. Je savais qu'elle était morte, j'ai appris à le reconnaître, avec un simple miroir.

Je me souviens de ces images. Je suis sorti de la grotte, je me suis assis au bord de l'eau, j'ai regardé la rivière, j'ai ressenti un vide qui m'a envahi, puis la tristesse est montée doucement, lentement. Quelques larmes ont coulé sur mes joues, la douleur a transfiguré mon visage, et j'ai crié, j'ai crié avec la force d'un ouragan, j'ai crié "adaii", le premier des verbes, le premier de mes verbes. La grotte s'est enflammée, elle a littéralement explosé. J'ai eu beaucoup de chance, le souffle de chaleur m'a expédié dans la rivière, j'ai ouvert les yeux, j'ai prononcé un nouveau verbe et en quelques secondes tout s'est éteint.

Il n'y avait plus rien pour me retenir, rien. Alors, je suis parti, j'ai commencé à marcher le long de la rivière, sans savoir que je partais pour ma plus grande aventure, mon plus grand voyage, ma vie.

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