Chapitre 1 - Miselune
La forêt de Miselune était vaste et ancienne, aussi vieille, disait-on, que les montagnes des Grandes Pointes. Des arbres majestueux, des bouleaux jaunes, érables, épinettes, sapins et chênes, atteignaient des hauteurs avec plus de 150 pieds. Parmi eux s’entremêlaient lianes, fougères, et une multitude d'autres végétaux. Sombre et mystérieuse, elle restait peu explorée par l’homme, avec seulement quelques chemins traversant son immensité. Berceau de récits obscurs et de légendes, on la croyait peuplée de loups féroces, d’ours dorés, de félins aux yeux jaunes, et d’autres créatures inquiétantes.
Je connaissais ces fables, mais la tristesse effaçait la peur et la prudence.
J'ai longé rivière des jours et des jours, dormant dans les fougères, buvant l'eau de la rivière et grignotant quelques baies. Je n'avais pas faim, qu'un mal au cœur, qu'une douleur à la poitrine, immense et terrible, qui m'emportait dans de terribles crises de sanglots, de respirations saccadées, de cris et de douleurs.
Je progressais comme en plein rêve, tel un somnambule, avançant un pas après l’autre sans direction précise. Je marchais, les yeux ouverts, plongé dans les souvenirs de mes premières années : Adèle, le village, les habitants… Et, jour après jour, je sentais mes forces décliner. Cette faiblesse allait devenir ma délivrance.
Toute la nuit, j'avais marché. Puis, au lever du soleil, la fatigue m’alourdissant les paupières, j'ai fermé les yeux… et j'ai ressenti. Autour de moi, une présence de lumière. Une vision que je ne saurais décrire, ou peut-être si : Imaginez-vous au cœur d'une forêt, juste après une pluie légère, lorsque chaque feuille, chaque brin d'herbe est paré de petites gouttes d’eau. À travers elles, des rayons de soleil traversent, étincelants, illuminant le paysage d’une beauté sans égale. Ces rayons dansant au-dessus du sous-bois, éclairant comme un mirage ce décor verdoyant. Mille éclats de lumière révélant le plus grand des mystères : la vie elle-même.
Le verbe se traduisit par un scintillement de lumière banche, bleue, verte, sur tout ce qui compose notre monde matériel. Il était partout, autour de moi, sur moi. Cette découverte me figea. Je m'assis là, prêt de la rivière et je contemplais pendant des heures tout ce qui m'entourait. Comme si j'étais un aveugle qui recouvrait la vue, comme si la beauté de la vie m'avait échappée, comme si le monde nous cachait un secret.
Ce jour-là, j'appris à regarder le monde avec un nouveau regard. J'appris à trouver le chemin, les mécanismes pour retrouver cet état de pleine conscience. J'appris à me concentrer sur mon souffle, à inspirer lentement, à expirer lentement, à suivre l'air rentré et sortir de mon corps, le traverser de bout en bout, prendre conscience de mes doigts, de ma main, de mon bras, de mon pied, de mon mollet, genou, cuisse, bas ventre, ventre, poitrine, gorge, bouche…. À me concentrer sur cette variation de température entre l'air extérieur et l'air intérieur. À trouver mon calme, à être présent et à me focaliser sur mon espace, prendre conscience de soi, lâcher prise, me laisser traverser par toutes ces idées qui se bousculent dans ma tête et à me focaliser sur le verbe.
À partir de cette journée, j'ai recommencé à me nourrir, j'ai agrémenté mon repas de fritures, des petits poissons que j'attrapais avec ma chemise comme filet, je me nourrissais également de baies, tubercules, de rhizomes, de noix et de différentes plantes. Les leçons d'Adèle me furent très utiles.
Je marchais le long de la rivière Caryac, espérant trouver un village ou une ville. Matins et soirs, je m'exerçais à retrouver un état de pleine conscience pour regarder la beauté du monde. Je ne comprenais pas la signification de ce savoir, j'en comprenais juste le bien-être qu'il m'octroyait.
Au fur et à mesure que j'avançais, je me suis aperçus que je n'avançais pas vers l'aval, je ne suivais pas le courant de la rivière, je la remontais, je me dirigeais vers les montagnes des grandes pointes. Pourquoi ? Qu'est-ce qui me poussait vers ces hautes pointes blanches ? Ma route n'était pas le fruit du pur hasard, il y avait certainement une raison qui me poussait là-bas. Ce jour-là, je m'assis sur un rocher et je réfléchis longuement pour en trouver les raisons profondes. Intérieurement, je remontais le cours de ces dix dernières années à la recherche d'une réponse, d'un savoir que m'aurait appris Adèle ou de quelques mots qui me feraient comprendre cette direction. Celle-ci n'était pas naturelle et j'allais au-devant du froid et de la neige, il y avait certainement un sens.
J'étais assis là, immobile, à ressasser mon enfance, les leçons d'Adèle, quand j'entendis un grondement sourd, un gros murmure, mêlé d'un frémissement de dents. Mon cœur se mit à battre un peu plus vite, un peu plus fort. Je ne bougeais plus, immobilisé par la peur, j'ouvris lentement les yeux, pour capter un brin de lumière et voir ce qui faisait ce bruit.
Devant moi, de l'autre côté de la rivière, se trouvait un animal, il était imposant pas loin de 500 kilogrammes, long de 10 pieds, un épais pelage clair et doré le recouvrait des pieds à la tête.
D'une corpulence importante, avec une silhouette massive. Il avait de petites oreilles rondes mesurant entre 10 et 15 cm et une petite queue légèrement apparente ne dépassant pas les 20 cm de long. Sa tête était grande et plutôt ronde. Il possédait 5 doigts sur chaque patte et de dangereuses griffes. Il me regardait de ses yeux noirs, la gueule légèrement ouverte, de laquelle sortait ce grondement sourd et terrible.
Toute en continuant à me regarder, il se dressa sur ses pattes arrières, il était grand, plus de trois fois ma taille, un simple coup d'une patte d'où dépassait de terribles griffes et je serais mort. Il retomba de tout son poids sur le bord de la rivière et il marcha dans ma direction. J'étais transi, impossible de bouger, paralysé par la peur, je ne connaissais pas ce sentiment et me voilà débordé par celui-ci. Je m'absorbais dans la compréhension de cette impression et doucement, je retrouvais mon calme. Comme si je n'étais plus que le spectateur d'un événement terrible qui m'arrivait. L'ours s'approchait lentement, parfois, il donnait un coup de patte violent d'en l'eau et quelques gouttes parvenaient à moi, le son de sa voix était grave et quelques fois, il crachait. Je ne parvenais pas à détacher mon regard de cet ours doré, cette créature mythique à mes yeux. Il semblait être tendu et énervé, pourtant, il ne me chargeait pas, il avançait doucement, lentement, prenant son temps, me jaugeant de sa puissance et de son regard transperçant. Il n'était plus qu'à un mètre, je sentais sa forte odeur. Il se rapprocha et tout à coup ouvrit sa gueule à quelques centimètres de moi laissant échapper un grondement grave et profond, un son du fond des âges. Mon cœur fit un bon dans ma poitrine, mais je ne bougeais pas, je me concentrais pour rester calme, pour ne faire aucun geste. Je restais figé sur mon rocher, espérant que cette colère passerait et qu'il partirait comme il était arrivé. Il n'en fit rien. Il répéta son cri encore deux fois avant de s'arrêter et de me regarder intensément. Il me renifla de haut en bas puis il se coucha à côté de moi. Je ne savais plus quoi penser, plus quoi faire.
En attendant et pour ne pas bouger, j'ai fermé les yeux, j'ai mis un certain temps à retrouver complètement mon calme, je me suis mis à respirer par le ventre lentement, doucement, pour rechercher la pleine conscience. J'étais curieux de voir le verbe sur l'Ours Doré, sa couleur. Après plusieurs minutes, voir plusieurs heures, le temps m'échappe toujours lorsque je rentre en transe, le verbe apparut. C'était toujours aussi incroyablement beau, magique, ahurissant. Je ne lassais pas de cette vision du monde. L'ours doré fut une nouvelle découverte, son aura était composée de gouttes d'or comme s'il ébouriffait son pelage après un bain et que jaillissais de celui-ci des gouttes d'or, son aura était très forte… Elle illuminait la plage où nous étions.
Tout à coup, l'ours sentit mon regard, il bougea sa tête vers moi, se redressa lentement, il s'assit et j'entendis comme sa voix dans ma tête. Il me parlait.
- Bonjour Petit Homme, que fais-tu ici à plusieurs jours des vies comme toi ?
Je ne savais pas comment m'exprimer. Devais-je parler normalement, ou juste penser ce que je dois dire ? Je dis les choses à voix haute :
- Bonjour Ours doré, je marche depuis plusieurs jours vers les grandes pointes.
- Tu marches depuis plusieurs jours, alors tu as bien de la chance d'être encore de ce monde petit homme. La forêt aurait pu se nourrir de toi déjà plusieurs fois. D'ailleurs, il est étrange qu'elle ne l'ait pas fait, comme il est étrange que tu puisses voir la vie et m'entendre. Je vais t'accompagner jusqu'à la lisière de la forêt. Tu dois avoir faim, je vais pécher ainsi, nous aurons toi et moi, un bon repas. La nuit ne va pas tarder.
La discussion s'arrêta là aussi soudainement qu'elle avait commencé. Il se retourna, se leva et se dirigea d'un pied lourd et ferme dans la rivière.
Je sortis de mon état de pleine conscience et je pus enfin bouger. Je me levais, mes muscles étaient ankylosés, mais très vite après quelques gestes, ils retrouvèrent leurs souplesses. Je ne savais pas trop quoi penser de cette rencontre, de cet échange, je croyais vivre un rêve éveillé. Je me rassis et je le regardai pécher quelques truites.
Je fis un feu, je pensais qu'il serait inquiet, mais non, il connaissait déjà le feu et il ne fut pas surpris de me voir cuire deux des truites. Cette nuit, je mangeais à ma faim et je m'endormis en toute sécurité au bord du feu à quelques centimètres d'un ours légendaire.
Nous partîmes au lever du soleil, il marchait devant moi, me facilitant le chemin, en piétinant et en cassant la végétation. À midi, nous nous arrêtâmes et il disparut. Il revint quelques heures après le museau plein de miel et dans sa gueule, il me remit quelques morceaux d'une ruche d'abeille. Je me régalais de ce succulent repas et nous repartîmes d'un pas énergique. Les nuits et les jours se succédèrent, il pourvoyait à mes besoins et à ma sécurité. Nous avancions d'un pas alerte et efficace.
Il n'était guère bavard, toutefois à force de persévérance et de questions, j'appris quelques informations sur lui et sa race. Il s'appelait "Pâte lourde" et il était connu dans toute la forêt pour sa droiture et sa sagesse. Ses congénères le craignent et le respectent. Ils n'étaient plus qu'une centaine dans cette forêt, au fur et à mesure que les hommes grandissaient, la forêt s'amenuisait et les ours dorés partaient vers d'autres horizons.
Un soir, à quelques jours de la lisière, lors d'une de mes phases de contemplation, Pâte Lourde me raconta la forêt. De sa voix grave et profonde, il me demanda de regarder les arbres, les feuilles, les herbes.
- Regarde petit homme. Regarde ce que peu d'hommes voient. Regarde ces arbres, ils semblent silencieux, inertes et pourtant, ils ne cessent de se parler. Ils sont bavards, ils se racontent mille et une chose. Nous ne les entendons pas, car ils ne parlent pas comme toi ou moi. Par des sons et des vocables. Non, ils parlent grâce à l'échange de fluide entre les racines, ils parlent par le bruissement du vent sur les feuilles... Écoute et tu entendras.
Après ces quelques mots, je me concentrais sur les arbres, au début, il ne se passa rien et je n'entendis rien, même après de longues minutes, je n'entendais pas plus.
- Pâte lourde, je n'entends rien.
- C'est normal, car tu ne sais pas les entendre, et même au milieu du verbe, il te faut apprendre. Tu dois écouter de tout ton être. La voix des arbres est lente, très lente et pourtant, nous l'entendons. Ils parlent de plusieurs façons simultanément et c'est l'association qui forme le langage des arbres. Approche-toi, d'un d'entre eux, posent tes pieds sur ses racines, serre le fort avec tes bras et écoute, écoute tes battements de cœurs, écoutent le verbe qui part de ses racines, à ses feuilles, écoute cette sève qui l'habite et le traverse, écoute le bruit de ses feuilles dans le vent et tu entendras la voix d'un arbre.
Sur ces quelques mots étranges, je me levais lentement, je ne devais pas perdre ma concentration, rester dans le verbe. Je marchais d'un pas lent vers le premier arbre le plus proche, je posais doucement mes pieds sur ses racines, puis je l'étreignis avec mes bras et je plaquais mon corps sur son tronc. Après, je me concentrais à nouveau sur le verbe, j'écoutais mon cœur puis j'essayais de percevoir la tension de l'arbre. Lentement, je sentis un frémissement dans mes pieds. Ce dernier remonta par mes jambes, ma colonne. Je frémissais de haut en bas, un sentiment fort étrange. Comme décalé dans le temps, comme figé dans le présent, alors je perçus très loin, un son fugace, des murmures lointain. Je me concentrais sur ces quelques notes, oubliant mon corps, me laissant entraîné par cette mélodie étrange et envoûtante que je percevais de très loin. Alors, je fus accueilli pas des dizaines de murmures, il n'y avait pas une voix, mais des voix et pourtant, il n'y avait qu'un arbre. L'ensemble des murmures disaient la même chose, comme des échos multipliés par cent et répétant lentement et faiblement la même chose.
- Bienvenue petit homme, bienvenue petit homme....
Pâte Lourde fut mon guide pendant une dizaine de jours. Ils ne se battaient plus, car ils étaient profondément bons et ils ne comprenaient pas cette incompréhension des équilibres. L'homme n'écoutait pas ou plus, il regardait loin devant lui, imaginant un monde mécanique et chimérique, alors que la vie était là devant lui.
Tout est grand dans la forêt, des arbres gigantesques, fougères géantes, bouillasse de feuilles décomposées et de terre. Branches pourries, mousses glissantes. Nous marchions, nous avancions, un enfant et un ours à la lisière d'une grande forêt, au bord d'une rivière qui parfois nous faisait entendre son rugissement, sa voix, son timbre.
Jamais, jamais je ne pourrais oublier ce jour où nous arrivâmes à la lisière de la forêt. Il me regarda d'un air tendre et paternel et il m'adressa quelques mots :
- Ton âme est grande petit homme, n'oublie jamais les ours dorés et ils ne t'oublieront pas.
Puis il partit d'un pas lourd sans se retourner.
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