Chapitre 4 - La plaine d'Albarian
Après avoir quitté la forêt de Miselune, je me retrouvai face à une vaste plaine rocheuse. Des herbes folles jaillissaient ici et là, parsemées de quelques arbres rabougris, leurs branches alourdies par des lichens gris. Cet endroit portait le nom de la plaine d’Albarian, ou encore de la plaine des Os Blancs, car on disait qu’il s’agissait autrefois d’un immense cimetière. En effet, des squelettes y reposaient encore, dispersés et blanchis par le soleil, formant d’imposants vestiges, semblables à des cathédrales pittoresques battues par les vents, témoins silencieux d’un autre âge.
Au loin, les montagnes de la Grande Pointe dominaient l’horizon, s’élançant de la plaine vers le ciel dans un dégradé subtil de bleus, de gris et de blancs. Sur la plus haute de ces montagnes, un éclat lumineux jaillissait, intense et doré. Une étrange attirance semblait me pousser vers cette lumière, comme si elle avait guidé mes pas depuis le début, indiquant un chemin, mon chemin, vers une vérité encore voilée.
Je sentais qu’il me fallait atteindre ce sommet, découvrir l’origine de cette lueur énigmatique. Le regard tourné vers le ciel, j’avançais lentement, avec incertitude. À mesure que je progressais, je m’éloignais de la rivière, mais je ne craignais pas la soif, car la plaine était sillonnée de sources et de petits ruisseaux serpentant jusqu’à la vallée. Avec une lenteur déterminée, je poursuivais ma route, soulevant parfois un léger nuage de poussière. La lumière, éblouissante, me brûlait les yeux ; le soleil accablait ma tête tandis que mes pas, lourds, résonnaient sur le sol aride, rythmant une étrange musique née du paysage lui-même. C’était un spectacle saisissant, presque irréel.
Cette terre froide dévoilait une palette de teintes sombres : des bruns, des noirs, des ocres rouges mêlés à des touches de jaune sulfureux. Chaque couleur semblait murmurer une histoire ancienne, presque oubliée, comme si le sol portait en lui les échos d’un passé enfoui, mystérieux, qui ne demandait qu’à être redécouvert.
Quelques jours après mon arrivée sur la plaine d’Albarian, alors que je marchais lentement en direction du massif montagneux, j’aperçus au loin une forme grise étendue sur le sol. Intrigué, je continuai d’avancer, et plus je me rapprochais, plus je distinguais clairement un grand chien au pelage mêlé de blanc et de gris. Pourtant, il était bien plus imposant que les chiens que je connaissais au village. C’est alors que je compris : c’était un loup.
Je n’en avais jamais vu de mes propres yeux. L’appréhension m’envahit, mais une curiosité plus forte que ma peur me poussa à avancer, doucement mais sûrement. Lorsque je fus à quelques mètres de lui, son museau se tourna lentement dans ma direction, et un grondement profond résonna en moi, comme un écho venu d’un autre monde.
— Alors, petit homme, on t’entend marcher depuis des lieux.
— Oui monsieur, répondis-je sans réfléchir. Avez-vous besoin de mon aide ?
Il me fixa de ses yeux jaunes perçants, visiblement surpris par ma voix et par le sens de mes mots. C’est alors que je remarquai pourquoi il restait immobile : sa patte arrière gauche était prise dans un piège en fer aux mâchoires acérées. Le loup ne bougeait pas, retenu par la peur de se déchirer davantage. Il semblait être là depuis quelques heures tout au plus. À cet instant, ma peur s’effaça sans que je ne sache vraiment pourquoi. Je m’approchai encore, m’agenouillai près de sa patte et examinai le piège. Les dents de fer s’étaient refermées profondément dans sa chair.
— Je vais essayer de l’ouvrir, ne t’inquiète pas, murmurai-je doucement, comme pour le rassurer.
Je saisis le piège, mais malgré tous mes efforts, je ne parvins qu’à le faire bouger légèrement.
— Je n’arrive pas à l’ouvrir, avouai-je, essoufflé.
— Ce n’est pas grave, petit homme, répondit-il calmement. Peut-être est-ce l’heure pour moi de rejoindre mes ancêtres.
— Mais les loups ne voyagent-ils pas en meute ? Où sont les tiens ?
Il marqua un silence avant de répondre, sa voix empreinte d’une sagesse teintée de mélancolie.
— J’ai choisi de les quitter il y a bien des lunes. J’étais leur chef. Mais un jour, il faut laisser la place à un nouveau, alors je suis parti seul sur la plaine. Tu es le premier homme que je rencontre, qui me comprend, m’entend, et me parle. Et tu es le premier homme qui cherche à m’aider. Qui es-tu, petit homme ?
— Je ne suis qu’un garçon, répondis-je, un garçon qui avance vers la lumière là-bas, sur la montagne.
— Là-haut, il fait froid, et il n’y a rien pour se sustenter. Pourquoi veux-tu aller là où la vie n’est pas douce ?
— Je ne sais pas, avouai-je. Mais cette lumière m’attire, comme si là-bas je découvrirais qui je suis.
— Tu as le courage d’un loup, dit-il après un moment. Parfois, nous ne savons pas où nous allons, mais Mère Nature guide nos pas à travers ses racines.
Tandis que nous parlions, l’horizon se teinta de nuances orangées, jaunes et rouges. Le crépuscule arrivait, et la terre commençait à relâcher sa chaleur, son souffle s’accélérant avant de céder au froid de la nuit. Je regardai autour de nous et pris une décision.
— Je vais faire un feu. Ne crains rien, lui dis-je doucement.
— Les flammes jaunes vont me brûler, répondit-il avec une pointe d’inquiétude.
— Non, elles ne te brûleront pas. Je vais bâtir un mur pour les contenir.
Je ramassai du bois et me mis à construire ce feu, un cercle de flammes domestiquées qui nous offrirait lumière et chaleur, et peut-être, pour le loup, une lueur d’espoir.
Sur ces mots, je m’éloignai du loup pour rassembler quelques grosses pierres que je disposai en cercle à quelques pas de lui, afin de ne pas l’effrayer. Puis je cherchai des branches mortes et sèches. Avec un peu de mousse desséchée et mon silex, j’allumai une petite flamme qui, rapidement, se propagea aux brindilles, puis aux branches. En quelques minutes, un bon feu crépitait devant nous. Le loup, terrifié, fixait les flammes sans les quitter des yeux. Je tentai de le rassurer avec quelques mots apaisants, puis me levai pour chercher l’un des ruisseaux qui traversaient la plaine.
Je remplis un large bol d’eau claire, en bus une gorgée, puis rapportai le reste au loup. Je déposai le bol près de son museau. Il me regarda un instant, avant de se pencher pour laper l’eau avec avidité.
— Tu devais avoir soif, dis-je doucement. Depuis combien de temps es-tu ici ?
Il s’arrêta de boire, tourna ses yeux jaunes vers moi et répondit :
— Je suis ici depuis que la nuit s’est couchée. Que vas-tu faire, petit homme ? Vas-tu rester ici et me regarder m’éteindre lentement ? Il serait plus sage que tu partes. La nuit, les loups et d’autres créatures parcourent la plaine à la recherche de nourriture.
Au même moment, un hurlement long et profond se fit entendre au loin.
— Que signifient ces hurlements ? demandai-je.
Le loup baissa légèrement la tête avant de répondre :
— Ils pleurent la mort d’un des leurs. Les hurlements les plus forts sont ceux de sa famille et de ses amis. Ils accompagnent son âme à travers la porte. Avec leurs voix, ils le libèrent de son corps et l’aident à rejoindre le territoire de nos ancêtres. La voix est un pont entre la vie et la mort, un passage sans frontière.
En écoutant ses paroles, une idée germa en moi : peut-être pourrais-je le libérer avec la voix. Je m’assis en tailleur, comme je le faisais chaque jour, et me concentrai sur mon souffle intérieur. Je fermai les yeux et laissai la voix m’envahir. Mon regard intérieur se tourna vers l’extérieur, et je vis la lumière envahir la terre, les plantes, et les herbes. La nuit devint lumineuse.
Je distinguai le loup, brillant d’une intense lumière blanche qui dessinait son corps au milieu de cet éclat. Une fumée rouge s’échappait doucement de sa patte arrière, comme si sa vie s’envolait lentement à travers ce filet éthéré. Mon attention se fixa sur le piège en fer qui retenait sa patte. Je cherchai instinctivement les mots, les vocables capables de libérer cette mécanique infernale.
Mes lèvres murmurèrent des sons, tandis que mes yeux guettaient le moindre mouvement du piège. Rien ne se produisit. Je persistai, cherchant encore et encore, jusqu’à ce qu’un son, presque par hasard, fasse vibrer le métal. Encouragé, j’élevai la voix et prononçai « Etailla ». Le piège vibra violemment avant de se désintégrer en poussière.
Lorsque j’ouvris les yeux, il ne restait du piège qu’un tas de sable rouge. Le loup me fixait d’un regard étrange, presque émerveillé. Au loin, le soleil commençait à se lever. Toute une nuit avait été nécessaire pour trouver ce mot.
— Qui es-tu, petit homme ? Toi qui parles aux loups, toi qui viens de me libérer… Je te remercie.
Il s’assit devant moi, ses grands yeux jaunes me scrutant. Il était bien plus grand que je ne l’avais imaginé, atteignant presque un mètre et demi de hauteur. Il se pencha pour lécher sa patte blessée et arrêter l’écoulement de sang.
De mon côté, l’épuisement me rattrapa. Ma tête me faisait mal, et je tombai rapidement dans un sommeil profond et réparateur.
Quand je me réveillai, le soleil était déjà au zénith. Le loup n’avait pas bougé de sa place, sauf pour déposer à ses pieds une petite boule de poils : un lapin mort, qu’il poussa du museau vers moi.
— Pendant ton sommeil, j’ai chassé et rapporté de quoi te nourrir, dit-il calmement.
Je regardai le lapin, puis le loup, reconnaissant.
— Merci, dis-je. Je vais le préparer et le cuire. Je ne mange pas la viande froide.
Je relançai le feu, dont il ne restait que quelques braises, et avec habitude, je dépeçai le lapin, retirant peau et organes. Je l’enfilai ensuite sur un bâton et le fis griller au-dessus des flammes. Mon ventre gargouillait de faim, et je savourai l’idée de manger enfin autre chose que des fruits, des plantes ou des racines.
Le loup, peu bavard, m’observait de ses yeux perçants, silencieux mais attentif. J’étais surpris de m’être fait un tel allié dans cette plaine. Ce voyage, bien qu’ardu, se révélait bien plus riche en rencontres que je ne l’aurais imaginé.
Après un repas partagé, je me levai, prêt à reprendre mon chemin.
— Je dois partir. La route est encore longue.
Le loup se redressa lentement et déclara :
— Je t’accompagne.
Ce nouveau compagnon de voyage se révéla une aide précieuse et inattendue pour traverser la plaine et subvenir à nos besoins. Sa blessure cicatrisait rapidement, et jamais il ne se plaignait des interminables distances que nous parcourions. Parfois, il s’absentait, mais revenait toujours avec un gibier, comme s’il comprenait nos besoins. Peu à peu, il cessa de craindre le feu et en vint à apprécier prudemment sa chaleur. Ces journées passées en sa compagnie furent riches d’échanges et d’apprentissages, bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer.
Un soir, alors que nous étions assis près du feu, le loup me regarda fixement. Je sentais qu’il voulait communiquer. Soudain, il émit un léger gémissement, suivi d’un grognement subtil, comme une mélodie étrange mais pleine de sens. Intrigué, je pris la parole :
— Que veux-tu me dire, compagnon ?
Il releva la tête et, dans une harmonie de sons, mélangea aboiements doux et hurlements modérés. Il semblait tenter de m’enseigner quelque chose. Je compris alors qu’il me montrait les nuances de sa communication et il me dit :
—Les loups ont bien plus qu’un langage.
Et il émit un dernier hurlement, plus long, presque solennel, avant de me fixer intensément.
— La voix, dit-il enfin, est un instrument qui dépasse le temps et ignore la mort. Chaque nuance, chaque vibration porte un poids et un sens. Tu dois apprendre à l'apprivoiser pour en comprendre ses faiblesses et sa puissance. Parfois, il te faudra chuchoter, d'autre fois juste la faire vibrer, murmurer, chanter, crier... le même mot est différent en fonction de ton intonation, de ton engagement physique, de tes sentiments.. Et son impact n'est jamais le même... il peut t'ouvrir un monde comme le fermer... Voilà pourquoi nous accompagnons nos morts avec des hurlements.
Je restai abasourdi. Ces propos furent gravés en moi et j'en compris le sens pour le verbe.
Le lendemain, alors que nous atteignions la lisière de la plaine, là où un chemin pierreux serpentait vers les hauteurs des montagnes des Grandes Pointes, je savais que nos routes allaient se séparer. Le loup s’arrêta et me regarda une dernière fois.
— Merci pour ces enseignements, murmurai-je.
Il hocha la tête, presque imperceptiblement, avant de disparaître dans les herbes hautes, me laissant seul face aux montagnes, mais plus riche que jamais
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