Chapitre 1.2
Le lendemain matin, le soleil se levait à peine lorsque Kayn s’étira, dévoilant à autrui sa taille marquée. Plusieurs le regardèrent, dont Max qui tentait difficilement de se mettre debout. Croisant le regard du jeune homme, il eut l’espoir de recevoir son aide, mais celui-ci détourna simplement la tête. Max s’agrippa tant bien que mal d’une main à un tronc fin, tandis qu’il poussait avec l’autre pour se mettre sur ses jambes. Mais rien n’y fit, ses vieux os étaient douloureux et ses muscles n’avaient plus la force d’antan.
« Eh, toi ! fit-il à Kayn qui tourna la tête vers lui d’un air ennuyé. Viens donc m’aider ! »
Kayn s’approcha, passa plusieurs secondes à scruter chaque parcelle du corps de l'homme puis dirigea les yeux vers le soleil levant.
« Et manquer ce magnifique spectacle ? Vous êtes fou », se moqua-t-il.
Sidéré par un tel comportement, Max le regarda s’éloigner sans savoir quoi dire. Quand il eut enfin retrouvé ses mots, il se lança dans un long monologue de réprimandes que sembla ignorer le jeune homme, ce qui l’énerva.
« Et il me laisse comme ça, cet idiot ! » rugit plus fort le vieil homme en essayant de nouveau de se lever.
Au loin, un sourire naquit sur les lèvres de Kayn ; il avait eu la réaction espérée et s’apprêtait à attiser encore la colère du vieillard. Mais lorsqu’il se retourna, il vit deux personnes s’avancer pour l’aider : Lucie et son frère Alexandre. Son visage se referma et prit une mine sérieuse. Il haussa les épaules, puis s’éloigna.
« Merci, un grand merci à tous les deux » fit l’octogénaire en s’appuyant sur sa canne pour être plus stable.
Il retint de nombreux jurons à l’attention de Kayn, sachant que cela ne pouvait mener qu’à la discorde. Menave n’était plus très loin et il valait mieux la laisser ici.
Menave était une petite ville de campagne qui devait sa survie à l'agriculture, encore aujourd'hui. Une partie des habitants avaient fui après l’apparition de la calamité, jugeant que la ville trop vulnérable. Certaines demeures laissées à l’abandon tombaient en décrépitude, donnant au lieu un air pour le moins vieillot. Les murs y étaient gris, les rues autrefois fourmillantes d’automobiles étaient désormais remplies d’ombres et de fantômes. Au premier coup d’œil, on savait que la vie y était dure.
À peine y étaient-ils entrés que le groupe se divisa immédiatement ; une partie accourut dans les deux épiceries face à face dans la rue principale – tandis que l’autre moitié dont faisaient partie les plus âgés – demeura là sans savoir par où commencer. Lucie, Alexandre, Tania et ses enfants étaient restés avec Max avec qui ils avaient sympathisé pendant le trajet. Quant à Kayn, il attendait silencieusement à l’écart fixant la devanture d’un des commerces.
Comme il l’avait prévu, une bagarre éclata rapidement à l’intérieur. On s’y disputait les vivres comme des chiens enragés après un os. Tania lança un regard désemparé à Lucie qui accepta tout de suite de lui garder les enfants afin d'aller leur chercher à manger.
« Laisse, j’y vais, fit le frère de Lucie, avec un peu de chance, je nous trouverai tous de quoi déjeuner. »
Il partit à l’autre épicerie, moins assaillie par les survivants. Il s’y renseignerait auprès du vendeur sur la situation de la ville. Il était essentiel de savoir s’ils pourraient s’installer ici ou s’ils devraient partir.
Dans le commerce où la bagarre avait éclaté, la situation s’envenima. Un homme passa à travers une baie vitrée teintée de poussière, entraînant un second dans sa chute. Le visage en sang, les deux hommes continuaient à se donner des coups. L’un ou l’autre finira par y passer, c’est sûr ! pensa Lucie, horrifiée et pétrifiée à la fois par la violence de la scène.
« Quelle bande de primates », soupira Kayn en s’avançant pour récupérer la tomate, objet de la discorde qui roulait doucement vers lui en suivant la pente que formait la route.
Il la frotta contre son t-shirt puis mordit à pleine dent dans le fruit, ne perdant pas une miette de la confrontation.
« Tu m’as l’air plutôt costaud, sépare-les donc ! lui fit le vieux Max en fronçant les sourcils dans sa direction.
- Je mange, vous ne voyez pas ?
- Ils vont finir par se tuer, insista-t-il d’une voix soucieuse.
- Et alors ? Aujourd’hui ou demain par la Calamité, quelle différence ? »
En quelques bouchées supplémentaires, il finit son repas, et après un dernier regard, disparut dans une rue adjacente.
Alexandre revint un instant après, la mine sombre. Il n’avait pu se procurer qu’une bouteille d’eau vendue à prix fort et quelques légumes. Le gérant de l’épicerie ne pouvait pas lui en vendre d’avantage, avait-il dit, il lui fallait garder du stock pour ses clients habituels. Et, comme si le sort s'acharnait, il lui avait appris qu’ils ne pourraient pas rester : Menave subsistait difficilement à ses propres besoins.
« Il avait pitié de me laisser repartir qu'avec ça quand je lui ai dit que deux femmes, trois enfants, et un vieillard comptaient sur moi, alors il m’a donné une tente, expliqua-t-il en montrant le long sac qu’il portait sur l’épaule. Trouvons un endroit pour l’installer, les petits seront un peu à l’abri du froid cette nuit. »
Une place gazonnée dans le centre-ville fit l’affaire. Tandis que les trois petits et Max mangeaient – bien que ce dernier ait prié chacune des deux jeunes femmes de consommer le dernier légume – Alexandre, Lucie et Tania montèrent l’abri de fortune. Cela leur prit une bonne heure, car aucun n’avait déjà monté une tente au cours de sa vie et la notice était absente. Puis les enfants découvrirent l’intérieur du dôme de tissu qui leur sembla être une toute nouvelle aire de jeu. Finalement, ils finirent par s’y endormir, rejoints rapidement par leur mère.
Assise à quelques mètres, Lucie resta pensive un long moment. Son esprit était fixé sur l’attaque de la Calamité, et la peur qu’elle avait ressentie tétanisait ses muscles et empêchait presque son cœur de battre. Elle se rappela l’odeur pestilentielle de décomposition dans l’air, le sol qui tremblait à chaque pas de la créature, l’obscurité qui régnait à l’extérieur à cause des nuages sombres qui l’accompagnaient. Elle ne l’avait pas vue, pas un seul instant, mais elle la terrifiait encore. Machinalement, elle commença à se ronger les ongles.
Levant la tête, elle découvrit un ciel bleu, sans nuage, mais cela n’atténua pas ce qu’elle ressentait dans tout son corps. Puis elle aperçut Kayn refaire surface, une carotte à la main qu’il grignotait l’air ennuyé en regardant autour de lui. Elle se leva et le rejoignit pour le questionner sur la provenance de son encas.
« Il y a un jardin là-bas derrière, dit-il en indiquant un point au-delà d’un pâté de maison.
- Mais il appartient aux habitants, c’est du vol ! s’exclama-t-elle.
- La terre est à tout le monde », rétorqua Kayn en lui lançant un regard froid.
Après un court silence, refusant de laisser passer l’opportunité qui se présentait à elle, elle lui fit :
« Dis, on n’a pas mangé nous, ça t’embêterait de partager ? »
Son ton innocent laissa le jeune homme de marbre.
« Oui, beaucoup. Je ne te donnerai rien, mais dans ma grande bonté, je peux t’accompagner jusque là-bas.
- Tu voudrais que je me serve dans le jardin ?
- Quoi ? Tu n’as plus faim ? lui lança-t-il en esquissant un sourire malicieux.
- Je ne peux pas faire ça, c’est…
- Du vol, oui, tu l’as déjà dit, la coupa Kayn en glissant une main dans son dos pour la pousser en direction du potager. Tu vas voir, c’est très facile. Tu entres, tu te baisses, tu prends ce qui te fait envie et tu ressors.
- Non, attends, ces gens en ont aussi besoin », le gronda-t-elle soudainement.
Kayn se stoppa net et la fixa avec un regard perçant, presque comme s’il voulait voir à travers elle.
« Alors me quémander, cela te convient, mais voler, ce n’est pas digne de toi ? Dommage, tu vas devoir supporter la faim. »
Il s‘apprêtait à s’éloigner lorsque Lucie l’attrapa par le bras pour le supplier de lui donner quelque chose.
« Si tu veux manger, tu vas dans le jardin et tu te sers. Ne compte pas sur moi pour être à ton service.
- Je te demande simplement ton aide, persista-t-elle.
- Et j’ai dit que je t’accompagnerai si tu voulais y aller, mais ce sera tout. »
Tout le monde devait pouvoir survivre, pensa-t-elle, mais si tous se servaient dans ce jardin, il ne resterait plus rien aux habitants de Menave. Elle ne pouvait pas, même avec toute la volonté du monde, prendre quelques légumes pour elle et les autres. Cela allait contre sa nature, contre sa morale.
« Crois-tu vraiment pouvoir survivre ainsi ? La loi du plus fort, tu ne connais pas ? » reprit Kayn sur un ton moqueur.
Il soupira bruyamment, las de devoir argumenter pour une chose dont il ne se souciait guère. Cette fois, il s’éloigna pour de bon sans même se retourner. Si elle ne pouvait prendre cette simple décision, elle n’avait qu’à mourir de faim !
Kayn parti, Lucie retourna près de la tente. À présent, son esprit était occupé par le jardin et les délicieux légumes qui s’y trouvaient. Elle aurait préféré ne jamais être au courant, ne jamais être tentée. Son ventre se mit à grogner comme pour la supplier de céder à son besoin le plus primaire. Elle n’ignorait pas qu’on leur demanderait rapidement de quitter la ville. Peut-être le lendemain, peut-être dans deux jours. Personne n’avait encore décidé où ils iraient ensuite, mais une chose était sûre : il leur faudrait des vivres.
Lucie se refusait pourtant à prendre ceux d’autrui. Elle ne voulait pas faire partie de ces gens-là, qui faisaient passer leurs vies avant celles des autres. Elle ne voulait pas faire preuve de cet égoïsme qu’elle-même blâmait. Elle ne voulait pas faire de sacrifice, surtout s’il engageait quelqu’un d’autre.
Elle passa le reste de l’après-midi à se convaincre qu’ils en trouveraient ailleurs, ignorant cependant où et quand. La nuit était tombée lorsque ses illusions s’évanouirent. La réalité la frappa sauvagement et elle dût se retenir de ne pas pleurer devant cette fatalité. Coïncidence ou non, Kayn réapparut à ce moment-là. Le jeune homme la fixa au loin et voyant sa mine abattue, décida de s’approcher.
« La faim ne te réussit pas, la railla-t-il.
- Ta proposition tient toujours ? »
Un sourire terriblement satisfait naquit sur ses lèvres tandis qu’il la regardait d’un air intéressé.
« Mademoiselle la sainte aurait-elle changé d’avis ?
- Ça va ! grommela-t-elle, les yeux rivés sur le sol. Nous allons devoir partir, je le sais, et sans de quoi subsister, nous n’irons pas bien loin. »
Kayn lui fit signe de le suivre. Ne possédant aucun sac à dos, Lucie décida de prendre le sac qui contenait la tente pour pouvoir transporter son futur butin.
Comme il l’avait dit, Kayn l’emmena quelques rues plus loin, aux abords de la ville. Un potager grand comme un court de tennis baignait sous la pâle lueur de la pleine lune – seul vestige du passé agricole de Menave. Selon le jeune homme, il n’y avait pas une grande diversité de légumes, mais les rangées étaient généreuses. De grands panneaux en bois le cachaient des yeux indiscrets. Comment avait-il pu trouver le jardin ?
Lucie s’apprêtait à passer le portail, son être chargé de remords, quand Kayn la tira brusquement en arrière et la plaqua contre le panneau le plus proche. Caché dans la pénombre, il collait sa main contre la bouche de la jeune femme tandis que ses yeux fixaient le couloir que formaient deux bâtiments voisins. La ville était calme à cette heure, c’est pourquoi ils parvinrent à entendre des pas qui venaient dans leur direction. Kayn attrapa immédiatement Lucie par le bras et la tira jusque derrière une vieille benne à ordure rouillée à proximité. Là, il posa son doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
« Le jardin est gardé ? » murmura Lucie de façon presque inaudible.
Son acolyte hocha négativement la tête mais ajouta que les habitants veillaient sur le jardin comme s’il s’agissait du bijou le plus précieux qu’ils aient jamais connu.
En ces temps apocalyptiques, il était plutôt courant de rencontrer ce genre de comportement. Si Trois-Vents et Creux-en-Pierre faisaient exceptions – car chacun cultivait sa terre ou troquait pour obtenir ce dont ils avaient besoin – les habitants de Menave devaient leur survie aux propriétaires du potager : les deux seules épiceries de la ville.
« Il y a quelqu’un ? » fit une voix masculine qui résonna.
Les pas retentirent de plus en plus fort, de plus en plus près. Si Kayn faisait preuve d’un calme impressionnant, Lucie était terrifiée. Elle s’imaginait déjà être découverte, et l’humiliation qui suivrait. Si au moins, on ne lui demandait pas réparation ! Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’on aurait dit qu’une fanfare s’y était installée.
« S’il y a quelqu’un, répondez ! » insista la voix.
Soudain, un chat sauvage – sorti d’on ne sait où – bondit sur la benne dans un fracas terrible. Quelqu’un avait eu la malice d’attacher une ficelle après sa queue, elle-même reliée à une boîte de conserve. La pauvre bête descendit aussi vite qu’elle était montée et disparut dans la rue adjacente, laissant chacun avec une belle frayeur.
« Saloperie de bestiole », marmonna la voix avant que les pas ne repartent en sens inverse.
Kayn jeta furtivement un œil et vit une silhouette bedonnante tourner au coin de la rue. Sans attendre, il fit entrer Lucie dans le jardin et lui ordonna de ne pas perdre une minute. Celle-ci s’exécuta, s’agenouilla près des plants et cueillit un peu au hasard ce qui lui tombait sous la main. Ce fut tout d’abord des tomates, qu’elle enfouit aussitôt dans son sac, puis des poivrons – bien qu’elle n’aimait pas cela, ils restaient comestibles, se disait-elle. Arriva le tour de ce qui lui sembla être des carottes. Elle tira sur les feuilles qui lui restèrent en main.
« Il faut tout lui faire », soupira Kayn par-dessus son épaule.
Il s’accroupit près d’elle, déposa les quelques pommes de terre qu’il venait de subtiliser dans le sac de la jeune femme puis déterra les carottes avec une dextérité surprenante. Il faisait si sombre qu’il plissa les yeux pour tenter d’apercevoir ses mains.
Ses gestes stoppèrent.
On ne pouvait voir son visage tant l’obscurité était profonde.
Ses yeux remontèrent d’un coup vers le ciel. La lune avait disparu. Les étoiles aussi. Un vent sinistre s’était invité à Menave, qui s’intensifiait presque imperceptiblement.
« Kayn ? On devrait se dépêcher, non ? le tira de ses songes Lucie.
- Plus que tu ne crois, dit-il en accélérant. Regarde le ciel, ces nuages sombres, ce vent qui se lève si soudainement. La Calamité arrive. »
Le visage de la jeune femme se décomposa si vite qu’on aurait cru voir une autre personne. Elle se leva d’un bond et scruta la voûte céleste : elle était semblable à celle qu’elle avait vu pendant l’attaque à Creux-en-Pierre. Tout son corps se mit à trembler malgré elle.
« Eh ! On se réveille ! la brusqua Kayn en lui donnant une tape sur l’épaule. Faut pas rester ici, on doit quitter la ville, tout de suite.
- Il… Il faut prévenir tout le monde, répondit-elle en se rendant à peine compte qu’il l’emmenait déjà vers l’extérieur de Menave.
- Pas le temps !
- On ne va pas abandonner les autres ! s’indigna-t-elle en se stoppant net.
- Pourquoi ? Tu crois qu’ils viendraient pour toi ? Tu crois qu’ils mettraient leur vie en jeu pour sauver la tienne ? »
Son ton glacial donnait à ses propos un caractère indéniable. Néanmoins, Lucie n’aurait abandonné son frère pour rien au monde et la culpabilité l’aurait assaillie avec violence si elle n’avait pas prévenue les habitants. C’était absolument hors-de-question de fuir de la sorte ! Elle tira son bras d’un coup sec pour se libérer de la prise de Kayn et le supplia de l’aider. Le jeune homme lâcha un rire narquois, puis un sourire étrange se dessina sur ses lèvres.
« Tel que je vois les choses, nous sommes des petites souris et la calamité, un gros chat. Alors dis-moi, pourquoi une petite souris irait se jeter dans la gueule de son prédateur ? Peut-être que tu n’as pas d’instinct de survie ?
- Je… Il faut prévenir…
- Si tu étais moi, tu aurais l’excuse toute trouvée de la curiosité : l’envie de voir de près la Calamité, constater sa puissance et par conséquent l’impuissance des Hommes, poursuivit-il en ignorant volontairement son intervention, mais là, c’est plutôt un acte suicidaire.
- Nous perdons du temps ! » le gronda-t-elle, les sourcils sévèrement froncés.
Son corps s’élança à travers les rues de Menave jusqu’à la place où ils s’étaient installés. Son frère s’était assoupi à côté de la tente. Max, Tania et ses enfants dormaient à l’intérieur. Elle secoua Alexandre qui se réveilla en sursaut et lui expliqua la situation, la voix tremblante. Tout son corps était pris de spasmes, la peur se lisait dans ses yeux. Son frère la prit une courte seconde dans ses bras pour la rassurer tandis que le vent devenait de plus en plus violent. Ensuite, il lui ordonna de réveiller leurs compagnons et de sortir immédiatement de la ville. Lui, disait-il, allait prévenir les habitants pour qu’ils fassent sonner l’alarme. Bien qu’elle ne voulût pas le voir partir loin d’elle, Lucie savait que c’était la seule chose à faire et acquiesça d’un signe de tête. Le courage lui manquait, mais son corps semblait mu par une volonté indépendante, celle de sauver tous ceux qui pourrait l’être.
Dès que ses compagnons furent éveillés et qu'ils eurent pris connaissance de la situation, et bien que la peur ait envahi chaque cellule de leurs corps, ils se levèrent et prirent la direction du jardin où Lucie avait laissé Kayn. Une sirène retentit alors dans tout Menave. Toute la ville s’éveilla dans un sursaut de terreur. La nuit calme devint un champ de bataille où l’ennemi encore invisible aurait terrifié par sa seule présence jusqu’au soldat le plus brave. Des tuiles tombaient et s’écrasaient sous l’effet des rafales furieuses du vent qui sifflait à travers les rues. La ville tout entière était plongée dans le noir, rendant l’orientation laborieuse.
Alors qu’il arrivait péniblement au jardin, le petit groupe entendit des cris et le bruit fracassant d’un bâtiment qui s’écroulait à quelques rues. Le hurlement effroyable de la créature s’éleva comme pour signifier sa première victoire.
Le cœur de Lucie battait si fort qu’elle en ressentait chaque pulsation. Cette fois, elle ne parvint pas à échapper à la paralysie ; elle revivait l’attaque de la Calamité quelques jours plus tôt, son frère la tirant avec lui pour la sauver, sa maison écroulée sur elle-même comme s’il ne s’était agi que d’un château de carte. À la différence que cette fois, son frère n’était pas encore revenu, là, maintenant, pour l’obliger à avancer malgré sa peur.
« Lucie ! l’appela Tania. Lucie ! Allez, viens ! Dépêche-toi ! »
Son regard se posa machinalement sur la veuve, fantomatique et vide à la fois. Et si Alexandre avait déjà été tué ? S’il était coincé sous un amas de pierres, appelant à l’aide sans que personne ne l’entendît ? S’il ne revenait jamais ? La sirène hurlait, alors pourquoi n’était-il pas près d’elle ? À ses yeux, il n’y avait qu’une raison possible : il était mort.
Plus loin, la bête semblait se déchaîner. Les structures étaient soufflées en quelques minutes et les vies s’envolaient comme des pétales sous les attaques du vent.
« Lucie ! hurla Tania à pleins poumons. Il va nous rejoindre, d’accord ? »
Mais la jeune femme sembla à peine l’entendre ; son regard était à présent dirigé sur le bout de la rue où elle espérait désespérément voir apparaître son frère. Ses yeux peinaient à rester ouvert tant le vent lui giflait le visage. Elle dut plisser ses paupières pour voir trois hommes et une femme venir dans sa direction, tétanisés, choqués, dont seul l’instinct de survie guidait les pas. Elle tenta de les interroger, en vain. Ils passèrent à côté d’elle à toute vitesse sans même la voir. Lucie pria intérieurement pour voir son frère arriver. Il le devait. Sans lui, elle se retrouverait seule. Sans lui, elle n’aurait plus la force de continuer. Elle serait impuissante, inutile et n’éprouverait plus aucun attrait à la vie.
« Qu’est-ce que tu fais encore là ? » la fit sursauter la voix d’Alexandre qui arriva en trombe.
Sans s’arrêter, il saisit son poignet et l’entraîna à l’extérieur de Menave jusqu’à la forêt adjacente où il savait qu’ils seraient en sécurité. Traversant plusieurs champs, Max, Tania et ses enfants les suivirent de près. Là-bas, ils se regroupèrent avec cinq personnes qui avaient réussi à quitter la ville. Tenant fermement le bras de son frère, Lucie chercha Kayn du regard, mais il était absent. Était-il retourné à Menave ? Non, impossible, se dit-elle, le jeune homme n’avait eu l’air de vouloir sauver qui que ce soit. Un choix égoïste, mais sans doute justifié.
Impuissant, le petit groupe observa au loin l'anéantissement de la ville par la Calamité et écouta avec culpabilité les cris qui s’en échappaient encore. Le rideau de la terrible pièce qui se jouait à Menave fut tiré à l’aube, un peu avant les premiers rayons du soleil.
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