Chapitre 1.5
La première nuit fut des plus glaciales ; le froid se glissait jusque sous les vêtements sans qu’on parvienne à le combattre. Dans la tente, l’air y était un peu moins désagréable ; Rose, Charlie et Sasha étaient lovés contre leur mère et Max s’était assoupi rapidement à l’autre extrémité.
À l’extérieur, on se collait les uns près des autres pour se tenir chaud. Il était hors de question de faire un feu ; si la plupart tentait de survivre de façon honnête, certains se laissaient aller à des larcins plus ou moins condamnables. Ainsi, on avait noté une augmentation de la criminalité et de la violence dans les campagnes depuis l’apparition de la calamité. Même armé, on ne pouvait garantir être en sécurité et un feu aurait été comme un phare dans la nuit la plus noire, appelant quiconque se trouvait dans les environs à se changer en trouble paix.
Lucie s’apprêtait à se serrer contre son frère pour se réchauffer, lorsqu’elle vit Kayn s’asseoir contre le tronc d’un arbre, seul. Il farfouilla dans son sac et en sortit un encas dans lequel il mordit en regardant pensivement le ciel.
« Tu vas avoir froid si tu dors à l’écart, fit-elle en s’accroupissant à ses côtés. Tu peux dormir près de nous, si tu le souhaites.
- Aurais-je l’air de trembler ? Si c’est le cas, ce n’est pas à cause du froid.
- À quoi serait-ce dû alors ?
- L’excitation de l’inconnu ? Certains vont-ils mourir de froid ou de faim cette nuit ? Combien seront en vie demain matin ? Que de questions sans réponse ! J’en frémis ! répondit-il les yeux presque exorbités.
- Et si tu arrêtais un peu ton numéro, le gronda-t-elle gentiment, sans toi, Max aurait sans doute été perdu aujourd’hui. »
Il haussa les épaules en soupirant et détourna un instant ses prunelles bicolores. Kayn n’avait aucune considération pour les autres. Voir Lucie penser le contraire le dérangeait. Il n’était pas un menteur et se targuait d’être honnête et franc.
« N’était-ce pas préférable ? Son calvaire aurait été de courte durée, la calamité l’aurait probablement trouvé et dévoré, fit-il sur un ton sérieux. Contrairement à ce que tu penses, je ne l’ai pas sauvé. Il finira par mourir, comme tous ceux qui foulent cette terre. Je n’ai fait que prolonger la torture.
- La torture ? Il semblait ravi que tu l’ais aidé, rétorqua Lucie, la voix grave.
- Donc pour toi, la vie est préférable à la mort.
- Bien sûr, même dans nos conditions. J’ai espoir qu’un jour la calamité disparaîsse.
- Une optimiste, hein, fit Kayn, l’air moqueur. Combien de fois a-t-on tenté de s’en débarrasser ? Arrête-moi si je me trompe, mais chaque essai s’est révélé être un échec. Comment peux-tu encore avoir l’espoir qu’elle disparaîsse ?
- Elle est apparue du jour au lendemain. Pourquoi ne pourrait-elle pas disparaître de la même façon ?
- Crois-tu qu’elle soit là par hasard ? Ne semble-t-elle pas avoir un but à accomplir ? Elle ne s’en ira pas avant, Lucie. »
Le visage de la jeune femme se décomposa brusquement tandis qu'elle remarquait son air réjoui, le même que celui d’un enfant devant un nouveau jouet. Et l’assurance dans sa voix semblait indiquer qu’il connaissait très bien le sujet dont il parlait, ce qui piqua sa curiosité.
« Pourquoi ne pourrait-t-elle pas partir comme elle est venue ? l’interrogea-t-elle en sentant la peur s’insinuer dans chaque membre de son corps. Est-ce que tu sais quelque chose ? »
Elle redoutait sa réponse car elle craignait que ce soit la vérité. Kayn la regardait avec un air intéressé, comme s’il prenait plaisir à la voir pendue à ses lèvres.
« Disons que j’ai entendu ici et là des choses et d’autres.
- Quelles choses ? » insista-t-elle en se rapprochant, captivée par le ton qu’il employait.
Les révélations de Kayn pouvaient-elles changer le cours de sa vie ? De celles des autres ? Du monde tout entier ? Elle osa l'imaginer quelques secondes tandis qu'elle attendait sa réponse. Mais... si Kayn laissait penser en savoir long sur le sujet, il n’était guère enclin à parler tout de suite. Un petit rictus presque diabolique naquit sur son visage tandis qu’il faisait mine de se rapprocher pour une confidence.
« Je crois que ton frère t’attend, chuchota-t-il, le visage amusé avant de s’adosser de nouveau.
- Tu sais quelque chose ou pas ? insista-t-elle en se penchant pour croiser son regard.
- Oui. »
Les yeux rivés sur lui, Lucie attendit qu’il continuât, mais il se contenta de la regarder en souriant. L’obscurité de la nuit donnait à ses yeux une lueur sombre, à la limite du sadisme. Cela lui procurait effectivement de la joie. Voir Lucie passait de l’espoir à la contrariété était un réel plaisir. Celui-ci s’amplifia lorsqu’elle fronça les sourcils et tourna les talons pour rejoindre son frère.
Bien qu’elle lui laissât la victoire pour cette fois, Lucie n’avait aucunement l’intention d’oublier leur conversation. Elle tenait plus que tout à obtenir des réponses, mais pour l’instant, la fatigue l’emportait.
Pour tous, le sommeil fut entrecoupé de sursauts : une crainte soudaine saisissant le corps tout entier, comme si une chaîne invisible les enserrait brusquement, les empêchant de respirer. Dès lors, on jetait un regard sur les environs pour s’assurer que la terrible créature était bien absente. Il fallut deux nuits de plus pour que ce sentiment commençât à s’estomper et que l’on retrouvât un sommeil acceptable.
Les journées se ressemblaient : des champs à perte de vue parfois entrecoupés d'une route ou d'un chemin de terre, des arbres, la forêt et des ruines. Ces dernières – dont l’horreur n’était égalée que par le vide qu’elles démontraient – laissaient tout d’abord place à une tristesse intense, puis à la colère et finalement, à la frustration. L’impossibilité de faire quoique ce soit aurait dû les rendre fou ou désespérés. Seul un espoir irraisonné les tenait encore debout face au néant de tourment que représentait la Calamité.
« Ghudam est encore loin ? demanda la petite voix fluette d’une jeune femme nommée Florie après quatre jours de marche.
- Si nous avions accéléré le pas, nous y serions déjà », reprocha la voix rauque de Linus.
S’il ne désignait personne, pas même par le regard, Max se sentit concerné, étant le doyen du groupe. Les yeux baissés, il n’osa pas répondre, par peur de la confrontation avec l'homme. Son côté autoritaire ne lui plaisait guère, l’intimidait. Il avait l’impression que Linus était le genre d’homme à laisser ceux qui l’encombreraient derrière lui, sans regret, crachant sur ses valeurs d’ancien militaire. Et il avait raison : malgré les apparences qu’il se donnait, Linus était prêt à tout pour survivre.
L’air devint soudain plus tendu. Les mots de l’ex-soldat résonnaient dans chaque esprit, divisant le groupe entre ceux qui pensaient la même chose et les autres, plus cléments envers le vieillard.
« Vous avez raison, fit la voix de Kayn, brisant un silence pesant, abandonnons les vieux, les traine-la-patte, les sans volontés. Haut-les-cœurs, nous avons encore de la route à faire ! »
Il fit mine de partir face à une assemblée restée interdite, puis se retourna brusquement en retenant un rire :
« Ne faîtes pas ces têtes d’enterrement ! Vous pensiez tous la même chose, bande d'égoïstes égocentriques incapable d'éprouver un peu de compassion. Ne niez pas, l'hypocrisie vous étoufferait. »
La pression retomba à contrario des regards méprisants dirigés sur lui. Bien qu’il ait dit la vérité, on le détesta pour l’avoir révélée tout haut.
« Nous allons nous arrêter pour la nuit, l’obscurité sera là d’ici quelques heures. Si nous marchons sans faire de pause demain, nous serons à Ghudam dans l’après-midi », annonça finalement Linus.
Un campement de fortune fut établi non loin d’une rivière où on alla rapidement remplir gourdes et bouteilles. Après avoir aidé son frère pour l’installation de la tente, Lucie chercha Kayn du regard, armée de maintes questions concernant ce qu’il savait de la créature. Hélas, il avait disparu et lorsqu’elle demanda si on l’avait vu, personne ne sut lui dire où et quand il était parti. Il ne réapparut qu’à l’aurore, grignotant l’objet de l’un de ces larcins en fixant le ciel d’un œil attentif.
Lucie s’avança en frottant ses yeux encore endormis, puis retira promptement les quelques nœuds de ses cheveux bruns en y glissant ses doigts comme une brosse. Kayn posa un court instant ses prunelles sur elle puis les releva en direction des quelques nuages cotonneux planant au-dessus de leurs têtes.
« Où étais-tu ? l’interrogea-t-elle sur un ton léger.
- Ne tourne pas autour du pot, pose tes questions.
- Très bien, fit-elle en croisant les bras, que sais-tu sur la Calamité ?
- Ce qu’on m’en a dit.
- C’est-à-dire ? »
Il la scruta plusieurs secondes, se demandant si son esprit était assez ouvert pour entendre son récit. Puis il conclut qu’il n’en avait finalement rien à faire et répondit :
« Qu’on soit d’accord, quand bien même tu n’en croirais pas un mot, je m’en contrefiche. Je ne veux pas en débattre. »
Lucie acquiesça vivement de la tête, impatiente d’entendre ce qu’il avait à dire. Il lui imposa cependant une règle : elle ne devrait pas l’interrompre sous peine de ne pas connaître toute l’histoire.
« Il était une fois, commença-t-il sur le même ton qu’un conte de fée, la Mort, du moins, c’est ainsi que les humains la nomme. La Mort s'occupait de récolter l’énergie vitale des êtres décédés. Aidée par son frère – bien moins célèbre – ils travaillaient main dans la main depuis toujours pour aider la planète à s’épanouir en évitant l’accumulation ou l’insuffisance d’énergie en certains points. Cependant, quelque chose dérangeait profondément l’un des deux. Des êtres récents qui se croyaient permis d’exploiter le moindre centimètre, la moindre créature. Ecœuré, déçu, contrarié de voir sa précieuse planète saccagée de tout côté, le frère se confia à sa sœur qui resta indifférente à sa détresse. Elle ne souhaitait pas intervenir, voulait rester neutre et ce, peu importe ce qu’il adviendrait. Une dispute éclata : ni l’un ni l’autre ne voulut céder. La colère s’empara du frère qui ne pouvait concevoir de ne rien faire, c’est ainsi qu’il créa Nihil. Il lui confia une mission, anéantir l’humanité afin de protéger ce qu’il chérissait tant. La Mort voulut inévitablement supprimer la bête, mais quelque chose l’en empêcha : si elle la tuait, son frère mourrait également. Il avait lié sa vie à celle de la Calamité pour s’assurer que sa sœur ne la ferait pas disparaître. Ce fut au tour de celle-ci d’entrer dans une rage folle : bien qu’elle ne l’ait jamais exprimé, elle était attachée aux humains et les trouvait digne d’intérêt. Elle ordonna à son frère de faire disparaître sa créature… »
Lucie leva la main à la verticale devant elle pour le stopper, fronçant des sourcils sceptiques et pensant qu’il se moquait sûrement d’elle avec son histoire à dormir debout.
« Comment a-t-il pu la créer ? Je pensais qu’il ne pouvait que manipuler l’énergie, demanda-t-elle en s’attendant à le voir dévoiler l’un de ses fameux rictus moqueurs.
- Je t’avais dit de ne pas m’interrompre, la gronda-t-il en soupirant d’exaspération. Je n’ai jamais dit que c’était leur seule capacité, manipuler l’énergie est l’une d’entre elles.
- Bien, admettons, que s’est-il passé ensuite ?
- Rien, puisque tu n’as pas pu t’empêcher de me couper, répondit-il en prenant une bouchée de son met.
- Bien, comme tu veux ! râla-t-elle, la mine boudeuse. Je suis tout de même surprise, je ne m’attendais pas à un tel récit de ta part. D’où sort-il d’ailleurs ? De ton imagination ?
- Non, fit-il avec un sourire amusé, c’est mon petit doigt qui me l’a conté.
- J’en étais sûre, soupira-t-elle en plissant les yeux dans sa direction, tu t’es fichu de moi.
- Y croire ou non, cela te regarde, mais je ne me suis pas moqué de toi. Tu m’as demandé ce que je savais, maintenant, tu sais. »
Lucie ne parvenait pas à avaler un seul mot de son récit, pourtant le ton sérieux qu’il avait employé l’incitait à le considérer. Kayn n’était pas le genre d’homme à croire n’importe quoi, encore moins ce qui semblait farfelu au premier abord. Au contraire, il s’en serait moqué plus qu’au possible.
« Et tu penses que tout ça est vrai ? » le questionna-t-elle.
Il haussa simplement les épaules en fixant de nouveau le ciel d’un air distrait. Puis voyant l’air soucieux de la jeune femme, il ajouta :
« Ce que je pense n’a pas d’importance. Cela ne te sauvera pas la vie. La Calamité est bien là, ce n’est pas une illusion. Tu ne vas pas non plus te réveiller et découvrir que tout ceci était un rêve. »
Il y avait toujours chez lui, cette assurance immuable ; jamais il n’hésitait, jamais il ne cherchait ses réponses. Tout semblait limpide, si bien qu’on n’aurait pu déterminer s’il mentait.
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