Chapitre 2.1
Lorsque Ghudam pointa à l’horizon en fin de matinée – on ne pouvait la manquer tant ses murs de protection étaient hauts – les pas se firent plus pressés. Leur cadence accéléra au fur et à mesure que la muraille se détaillait à chaque mètre supplémentaire. Aussi grand qu’un immeuble de quatre étages, elle encerclait la ville depuis déjà vingt ans et avait essuyé plusieurs attaques de la Calamité avec succès. La réputation du bouclier de pierre n’était plus à faire ; l’afflux de survivants ne s’estompait jamais. Tous les jours, de nouveaux arrivants franchissaient ses épaisses portes en métal digne des châteaux d’antan.
Une vision ne manqua pas de faire parler : non loin de la ville, un amas de véhicules entassés formait une colline de métal, vestige d’un passé que certains n’avaient pas même connu. Si quelques uns espéraient voir l’un de ces engins en fonctionnement à l’intérieur de la ville où tout leur semblait possible, d’autres firent s’évanouir leur espoir, indiquant qu’on avait sûrement voulu se débarrasser de ce qui était inutile. Soleil, pluie et temps avaient main dans la main dégradé les carcasses abandonnées, laissant la rouille s’installer sur la plupart d’entre elles.
Posté à l’entrée, un petit groupe d’hommes agrippés à des fusils montait la garde. À l’approche des survivants de Menave, l’un d’eux s’avança, décomptant à mi-voix le nombre d'individu. Avec sa barbe de quelques jours, ses pommettes rouges et sa peau sèche, on devinait qu’il passait beaucoup de temps à l’extérieur. Ses yeux sans émotion détaillèrent chacun d’entre eux. Dès lors qu’il aperçut les trois fusils, ils prirent une expression plus dure.
« Ici, c’est nous qui assurons la sécurité et l’ordre. Vous n’aurez pas besoin de ça. Veuillez nous remettre toutes vos armes », dit-il sans même sourciller.
Par réflexe on se tourna vers Linus pour lui demander son avis et celui-ci rétorqua :
« Nous nous sentirions davantage en sécurité si nous pouvions les garder.
- Si vous ne nous les remettez pas, vous n’entrez pas. Ce serait rapidement le far west ici si nous laissions circuler des armes à feu. C’est pour la sécurité de tous, insista le garde.
- Et si nous voulons partir chasser ?
- Vous n’aurez pas à le faire. Nous disposons d’assez de nourriture pour tous. Ghudam est complètement indépendante : ses sous-sols abritent son agriculture et ses élevages de porcs. Certes, les repas ne sont pas très variés, mais nous vivons bien. Je tiens néanmoins à vous prévenir, si vous entrez, vous devrez accepter nos règles. Nous ne tolérons pas le vol ni les bagarres, pas d’alcool, pas de stupéfiants ni rien qui puisse nous mettre en péril. C'est passible de la peine capitale !
- Bien sûr, nous ne sommes pas là pour semer la discorde », lui affirma l’ex-soldat.
Il se tourna vers ses compagnons et leur fit signe de leur confier leurs armes. Bien que réticent, ils obéirent – après tout, l’absence d’arme à feu à l’intérieur de la ville leur semblait logique, et rassurant. Et Linus devait savoir ce qu’il faisait ! Il n’était pas le leader du groupe pour rien !
« Nous verrouillons les portes dès que la nuit tombe, poursuivit le garde d’une voix forte, vous êtes libre d’aller à l’extérieur la journée, mais vous serez systématiquement fouillés avant d’entrer. Mes collègues vont vérifier qu’il ne vous reste rien de dangereux, ensuite vous pourrez vous rendre à la mairie, ils vous diront où vous installer. Vous ne pouvez pas la louper, c’est le seul bâtiment avec un toit en pointe. »
Tour à tour, chaque membre du groupe fut fouillé, palpé avec un intérêt tout particulier pour les femmes. Bien que mal à l’aise, aucune n’osa protester de peur de se voir refuser l’entrée de Ghudam. Lucie vit le visage de Tania tourner au rouge lorsqu’un garde glissa ses mains sans ménagement sur ses fesses et ses cuisses, puis jusqu’à son entrejambe. Instinctivement, son regard se dirigea vers son frère qui semblait se demander comment éviter cela à sa sœur.
Il observa chacun des gardes et en repéra un – plus jeune, à peine majeur – qui semblait avoir des gestes moins agressifs que les autres avec une seule pensée : il faut que ce soit celui-là. On pouvait lire la gêne de ce dernier lorsqu’il avait à faire à une femme. Hélas l’un de ses collègues venait de finir et fit signe à Lucie de s’avancer. Il n’eut pas le choix, il se précipita pour passer devant elle et prendre sa place, priant pour que l’autre appellât bientôt sa sœur.
Lucie tremblait intérieurement, elle ne voulait pas subir ça. Elle était si concentrée sur l’homme qui examinait chaque centimètre du corps de son frère qu’elle n’avait pas compris le stratagème de celui-ci.
Derrière elle, Kayn l’observait silencieusement, constatant son trouble malgré lui. S’il y avait une chose qui pouvait l'effrayer, c’était qu’un autre prenne possession de son propre corps. Se sentir impuissant en ayant rien d’autre à faire qu’endurer. Il comprenait trop bien ce que la jeune femme craignait et… Ses yeux se posèrent sur le jeune garde comme l’avait fait Alexandre avant lui. Il comprit immédiatement ce qu’il avait à faire et agrippa le bras de Lucie. Le jeune homme les regarda approcher tandis qu’il finissait son examen et déjà on pouvait lire dans son regard que Kayn l’intimidait. Effectivement, l'expression des yeux bicolores n'avait jamais été si sévère, si menaçante, et lui intimait l'ordre de respecter la demoiselle. Cela n’aurait pas fonctionné sur les autres gardes, ils étaient en poste ici depuis bien trop longtemps, ils étaient bien trop habitués à ce genre de comportement.
Lorsque ce fut à son tour, Lucie s’approcha, le cœur battant en écho avec celui du jeune garde. Ce dernier ne cessa de regarder Kayn qui, les bras croisés, scrutait tous ses faits et gestes. Il déglutit péniblement et écourta la fouille aussi bien pour Lucie que pour lui, signe que le stratagème avait fonctionné. Kayn n’en était pas peu fier d’ailleurs, comme son sourire en coin en attestait. Soulagée, Lucie lui avait adressé un sourire discret en guise de remerciement.
Max fut le dernier à être fouillé ; il avait attendu et observé les gardes et s’était finalement résigné à oublier ce qu’il venait de voir, même si leur dire le fond de sa pensée l’avait profondément démangé. Parfois il fallait ravaler ses valeurs pour obtenir quelque chose de plus important.
Comme attendu, la ville était surpeuplée au point que les rues étaient bondées et ne laissaient que peu de place à la circulation. L’orientation y était difficile tant on avait du mal à discerner les lieux. Bien qu'on ne cessait d'entasser bicoques sur bicoques, élevant les bâtiments toujours plus haut jusqu'à en obscurcir les rues, Ghudam manquait terriblement de logements. Les vieux lampadaires encrassés, autrefois révélateurs de mystère ne levaient plus aucun voile de ténèbres depuis déjà longtemps : l’électricité provenant de générateurs n’alimentait qu’un nombre restreint de bâtiments, et les artères et veines de la ville restaient baignées dans l’obscurité dès que le soleil se couchait. La faible lueur de quelques bougies persistait certaines nuits, à condition que le vent ne s’en mêlât pas. Et une odeur âcre soulevait les cœurs un peu partout sans qu’on sût d’où elle vînt. Kayn avait sa petite idée sur la question et ne manqua pas de s’en amuser.
« Si tu sais, dis-le ! l’exhorta Lucie, frustrée et déçue du spectacle qui se présentait à elle.
- Ça me parait évident. Beaucoup de monde, pas assez de logement, des gens dans les rues. Il faut bien qu’ils se soulagent quelque part.
- Tu es sérieux ? fit-elle avec un air de dégoût sur le visage.
- Attention où tu mets les pieds » lança-t-il en lui donnant un coup de coude.
Derrière elle, Alexandre se décomposait lui aussi. Dépité, il ne savait s’il devait se réjouir d’être en sécurité ou fuir au plus vite. Mais si la réputation de Ghudam ne mentionnait pas l’état de la ville, c’était sans doute parce qu’ils y étaient tous en sécurité. Cela devait compenser le reste.
Linus orienta immédiatement le groupe vers le seul toit qui pointait vers le ciel et ordonna aux autres d’attendre tandis qu’il entrait pour se renseigner. Kayn en profita pour disparaître de nouveau sans que personne ne le vît. Il pensait qu’il n’y aurait aucun logement pour eux au vu de la population qui fourmillait dans la ville. Explorer et comprendre le fonctionnement de Ghudam lui sembla plus productif.
La ville en elle-même n’avait rien de très accueillant. La saleté se retrouvait absolument partout : dans les rues, les bâtiments, sur les vêtements et même dans la nourriture. Nombre de maladies se déclaraient et se propageaient à grande vitesse à cause de la trop grande proximité de ses habitants. Contrairement aux dires du garde, des bagarres éclataient tous les jours et aucune police ne stoppait les fautifs qui se battaient parfois jusqu’à la mort. Et personne n’était condamné. La ville était bien trop grande et la population bien trop dense pour qu’une milice parvienne à y instaurer un calme permanent.
La seule chose qui semblait vraie était l’abondance de nourriture.
Après plusieurs heures, Linus ressortit, l’air contrarié, les mains sur les hanches. Son regard se perdit au loin avant de se poser sur ses compagnons de route.
« Il va nous falloir rester quelques jours dans la rue, annonça-t-il en soupirant lourdement. Il n’y a de place nulle part pour l’instant, mais le maire lui-même m’a affirmé que certains étaient sur le point de quitter Ghudam et de libérer des logements. On va aussi nous apporter des bons pour les repas, limité à un par jour.
- Dans notre situation, c’est presque un luxe, commenta Florie avec un sourire soulagé.
- Les repas sont servis le soir à l’église et un dispensaire au nord de la ville, continua Linus, il vaudra mieux y être assez tôt, on ne sait jamais. »
Il les conduisit ensuite près d’un bâtiment qui était autrefois une poste et qui servait à présent de dortoir. Le maire lui avait indiqué que le lieu était complet mais qu'ils pouvaient s’installer sous le préau adjacent.
Jusqu’à l’heure du dîner, Lucie n’eut de cesse de chercher Kayn des yeux. Elle espérait qu’il n’était pas parti pour très longtemps et bien qu’elle le sût plein de ressources, elle s’inquiétait des ennuis que son caractère impétueux pouvait lui attirer. Elle aurait voulu avoir le courage de s’aventurer dans Ghudam pour le retrouver, mais cette ville lui faisait peur. Elle s’y sentait mal à l’aise et contrairement à ce qu’elle avait imaginé, en insécurité.
Une partie du groupe se rendit à l’église où une file s’était déjà formée pour attendre la précieuse pitance. Les autres surveillaient minutieusement le peu de choses qu’ils possédaient avec pour seule promesse qu’on leur ramènerait de quoi diner. Il fallut attendre une heure de plus pour qu’ils soient enfin servis. En échange d’un bon, on leur donna un bol rempli d’une soupe de légumes où flottait péniblement un morceau de viande.
« De la viande ! » s’exclama à mi-voix Alexandre qui aurait sauté de joie s’il ne s’était pas retenu.
Cela faisait une éternité qu’il n’en avait pas mangé. Son repas ne dura pas même le trajet du retour jusqu’à leur petit campement tant il avait faim. Là, il distribua les autres qu’il avait pris pour ceux qui ne les avaient pas accompagnés. Puis il aida Tania à nourrir ses enfants.
Lucie s’était assise en retrait et touillait sa mixture sans entrain.
« Il finira par revenir, ne t’en fais pas pour lui, lui dit le vieux Max en s’asseyant à ses côtés. Je suis certain que nous emmouscailler lui manque déjà beaucoup.
- Au moins Kayn n’a pas peur de cette ville. J’avoue que pour moi, c’est tout le contraire. Je l’idéalisais, je nous voyais tous vivre heureux ici, mais... elle ne m'inspire pas confiance.
- Laisse-toi le temps de t’habituer. La Calamité n’a jamais pu franchir le mur, c’est déjà un problème en moins, et de taille ! Que pourrait-il nous arriver de plus ici ?
- Ce n’est pas la Calamité qui m'effraie tout de suite », avoua-t-elle en glissant un regard inquiet vers le vieillard.
Max ne croyait pas lui-même à ce qu’il venait de dire, ses mots n'avaient pour but que de la rassurer. Il aurait sans doute parlé d’une aura putride et malveillante si on lui avait demandé de décrire la ville. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans ces rues, outre la misère. Un ennemi invisible s’y faufilait sans peine, sans que personne ne semblât se douter de son existence.
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