Chapitre 2.3
Kayn les guida à travers la ville avec aisance, presque comme s’il en était originaire. Son excellente mémoire lui avait permis de se faire une carte mentale de Ghudam et de s’y balader sans se perdre.
Ils arrivèrent près du mur ouest où l'immeuble vieillot était gardé par quatre hommes, fusils en main. Kayn indiqua qu’il s’agissait d’un lieu de prostitution où les jeunes femmes étaient droguées pour les rendre dociles. Les clients venaient de tout Ghudam sans se soucier un instant de leur consentement. Ils consommaient, enrichissaient les proxénètes et se fichaient bien de ce qui arrivait aux pauvres victimes. Qu’elles disparaissent ou qu’elles restent, tant qu’il y avait de la marchandise, il n’y avait pas de question à se poser.
« Lucie est là ? Comment on entre ? Peut-être qu’on devrait essayer de surprendre ces types ? fit Alexandre en jetant un coup d’œil, caché derrière le mur d’un bâtiment voisin.
- Eh, du calme le frangin, le gronda gentiment Kayn, nous n’avons pas d’armes. Il se trouve que vous leur en avez fait cadeau.
- Nous n’avions pas le choix, grogna Linus en croisant les bras.
- Bien sûr que si, vous auriez pu ne pas entrer dans Ghudam, qui d’ailleurs est un vrai buffet à ciel ouvert pour la Calamité. Elle ne fera qu’une bouchée de ce petit muret quand elle se sera lassée des amuse-gueules.
- Tu pourrais avoir un peu de respect pour les personnes qui sont mortes ici, le rabroua Ethan.
- Oh mais elles ont tout mon respect pour avoir nourri la bête, se moqua-t-il avant de reprendre son sérieux. »
Il jeta un œil furtif vers les gardes puis se tourna vers Linus qu’il dévisagea avec un air bien trop satisfait.
« Vous êtes encore vaillant pour votre âge, n’est-ce pas ? Vous viendriez à bout d’un de ces hommes sans trop de difficulté. Allez donc vous faire passer pour un client et dispensez-nous de la présence de l'un d'eux.
- Ne serais-je pas plus utile à l’extérieur ?
- Allons, vous avez parfaitement la tête de quelqu’un qui… enfin, vous serez parfait », répondit Kayn, retenant un rire et faisant signe à l’ex-soldat de partir.
Alexandre aurait aimé connaître plus en détail le plan de Kayn, dont l'attitude légère le consternait au plus haut point. Ne comprenait-il pas l’urgence de la situation ? Lucie ainsi que les autres membres du groupe étaient en danger ! Les choses pouvaient empirer d’un instant à l’autre. Et Alexandre ne croyait pas si bien penser : au-dessus d’eux, silencieux, des nuages sombres se rassemblaient…
« Bien, toi et toi, fit Kayn en pointant deux hommes du doigt, vous allez faire le tour et…
- Tu ne connais même pas nos noms ? le coupa Ethan en arquant un sourcil.
- Et à cet instant, ils ont une importance capitale, ironisa-t-il avec un regard appuyé. Bien, Castor et Polux, faites le tour et assommez-les dès que…
- Les assommer ? Avec quoi ? » intervint de nouveau Ethan qui commençait grandement à taper sur les nerfs de Kayn.
Ce dernier lui lança un regard noir puis lui ordonna d’aller occuper les trois gardes restant avec Joey, un gringalet qui malgré son physique, ne manquait ni de courage ni de détermination.
Kayn lança un regard à Alexandre qui comprit tout de suite ce qu’il attendait de lui et acquiesça d’un signe de tête. Quant aux autres à qui on n’avait assigné aucune tâche, ils resteraient cachés, prêts à leur venir en aide si la situation tournait mal.
Kayn et Alexandre firent un détour afin d’arriver derrière les gardes ; ils longèrent chacun un côté du bâtiment sous protection, et armés de ce qu’ils trouvèrent – une vieille planche en bois pour le frère de Lucie et un couvercle en métal pour le jeune homme aux yeux vairons – puis guettèrent le bon moment pour agir. Ethan et Joey s’avancèrent timidement vers les gardes qui venaient déjà dans leur direction. Gênés, le regard tourné vers leurs pieds, ils bégayèrent quelques questions, mentionnant qu'un homme leur avait conseillé le lieu pour passer du bon temps. Ethan était si nerveux que tout son corps tremblait. Son acolyte était à peine plus calme, s’attendant d’un instant à l’autre à être fusillé sur place.
Alexandre et Kayn échangèrent un vague regard dans la pénombre et s’avancèrent à pas de loup vers les hommes. Dès qu’ils furent à portée, ils cognèrent les gardes les plus proches. Mais l’arme de fortune d’Alexandre éclata sous l’impact, laissant le garde debout, prêt à faire usage de son arme. Par réflexe, Kayn – dont la victime gisait inconsciente sur le sol – donna un coup de genou dans l’abdomen du troisième homme puis se jeta couvercle en avant sur l’autre. On entendit deux bruits de gong successifs, puis un troisième et les deux hommes tombèrent à leur tour sur le sol.
« Une planche pourrie, tu n’as rien trouvé de mieux ? s’amusa-t-il à l’attention d’Alexandre. Heureusement que j’ai de bons réflexes.
- Tu as fini de t’auto-congratuler, on peut entrer ? » le pressa-t-il en fonçant à l’intérieur de l’immeuble.
Kayn dépouilla les hommes et remis leurs fusils aux plus compétents du groupe. Puis, une fois parés, ils entrèrent à leur tour pour retrouver Linus, lui aussi arme au poing.
« Tu aurais pu me prévenir qu’il y avait d’autres gardes à l’intérieur ! » le fustigea l’ancien soldat qui se serait bien laisser tenter par loger une balle dans le crâne de cet énergumène de Kayn.
Celui-ci se fendit d'un sourire insolent et répondit :
« Un soldat est toujours prêt à tout, non ? Vous êtes en vie, vous êtes venu à bout de ce gaillard et de deux de ses copains. Quel est le problème ? Vous avez toute mon admiration. Nous y allons ou vous voulez encore profiter de votre instant de gloire ? »
Linus le maudit du regard puis prit la décision de répartir lui-même ses troupes. Bien sûr, Kayn n’en fit qu’à sa tête et partit de son côté, armé d’un parapluie qu’il venait de subtiliser à l’entrée.
Les hommes commencèrent à passer dans chaque pièce, assommant les clients et libérant les victimes apeurées. Il fallut aider certaines femmes à marcher tant elles étaient droguées. Les pauvres se rendaient à peine compte de ce qu’il se passait.
En entrant dans une pièce du premier étage, Kayn tomba nez à nez avec Florie qui semblait dormir sur un lit. Lorsqu’elle le vit, elle leva légèrement la tête et marmonna quelque chose à son attention avant d’essayer de se lever.
« Tu peux marcher ? » demanda Kayn en observant la pièce d’un rapide coup d’œil.
Une simple lampe de chevet était allumée et un matelas servait de couchette. Une odeur étrange flottait dans l’air, sale, dégoûtante. Les rideaux auparavant blancs étaient couverts d’une poussière qui les avait rendus opaques.
« K-Kayn ? C’est toi ? »
La voix de la jeune femme était faible. Elle manqua de tomber et s’agrippa à lui avant de fondre en larmes.
« Tu es venu nous chercher ?
- Et je sens que je vais fortement le regretter. Donc si tu veux rester… » la railla-t-il gentiment.
Elle lui donna une petite tape sur le torse avant de sourire faiblement.
« Ils t’ont fait quelque chose ? l’interrogea-t-il finalement.
- Ils m’ont fait avaler un truc, je ne sais pas ce que c’est mais je me suis sentie toute engourdie.
- Tu sais où est Lucie ? poursuivit-il.
- La pièce d’à côté… ou celle d’en face, je ne sais plus. »
Kayn l’attrapa par le bras et la tira avec lui dans le couloir désert. Il poussa discrètement la porte devant lui et constata que la pièce était vide. Soudain, il entendit du bruit à l’autre bout du couloir et sursauta. Par chance, ce n’était que Linus suivi d’Alexandre qui venaient de le rejoindre. Ils lui adressèrent un vague signe de tête avant de s’enfoncer tous deux chacun dans une pièce. Kayn tenta sa chance dans celle d'à côté et y trouva – avec un soulagement contenu – Lucie allongée sur le dos, endormie. Il s’avança prudemment vers elle, laissant ses yeux parcourir la pièce où une porte était close – sans doute les toilettes ou une salle de bain, pensa-t-il – puis la secoua doucement. Dans un sursaut de terreur, la jeune femme se mit à hurler et à se débattre violemment, comme possédée. Elle donna plusieurs coups et griffa son sauveur qui tenta de la faire taire par tous les moyens, aidé par Florie qui lui parla pour l’apaiser. Attiré par les cris, un homme armé sortit d’un coup par la porte fermée et tira sur Kayn. La douleur soudaine à son épaule le fit immédiatement lâcher le parapluie.
« Bouge plus ou je te bute, ordonna le proxénète, et toi, ferme ta gueule ! »
Lucie se tut instantanément, regardant Kayn et Florie tour à tour. La main sur sa blessure, celui-ci ne quittait pas son assaillant des yeux. De minces filets rougeâtres glissaient entre ses doigts.
« Elle est à moi, connard ! T’as cru que tu pouvais me la prendre ? » continua l’agresseur sur un ton menaçant.
Il était impossible que Linus et Alexandre n’aient pas entendu la détonation. Ils allaient venir et abattre ce déchet d’un instant à l’autre, il suffisait de gagner un peu de temps, pensa Kayn.
« Allez, on ne va pas se battre pour une fille, si ? » dit-il en reculant lentement, une main en l’air.
L’homme avança, l’arme pointée sur lui et afficha un sourire moqueur.
« Tu croyais que t’allais pouvoir l’emmener avec toi, mais j’ai été plus malin, se vanta-t-il en se plaçant dos à la porte d'entrée.
- On trouve tous notre maître. »
Le canon d’un fusil passa furtivement l’encadrement, puis un tir retentit et l’homme s’écroula.
« Qu’est-ce que je disais », jubila Kayn.
Mais son épaule douloureuse l’arracha rapidement à son plaisir. À ses côtés, la mine inquiète, Lucie observait le liquide rouge rubis qui s’échappait abondamment du corps de son ami. Elle voulut s’excuser, mais Kayn ne lui en laissa pas le temps et demanda si toutes les femmes avaient été libérées. Après un signe affirmatif de la part de Linus, ils abandonnèrent le bâtiment. À peine eurent-ils fait quelques pas à l’extérieur qu’un cri rauque et bien trop célèbre s’éleva dans la nuit noire. Les corps s’immobilisèrent instantanément, paralysés par la peur.
« C’est bon, nous sommes en sécurité, fit Linus qui se voulait rassurant, elle ne peut pas traverser le mur. Mais nous devons nous dépêcher ou les autres vont être sacrifiés. »
Ses yeux se posèrent sur Kayn ; le jeune homme semblait mal en point. Il se demanda s’il pourrait les conduire au lieu de détention de leurs compagnons et surtout, à la sortie.
« Ne me regardez pas comme ça, je vais bien, le gronda celui-ci. Il faut aller un peu plus au nord, une maisonnette grise près du mur avec une cabane en taule sur le dessus. Elle est gardée elle-aussi, mais vous saurez sans doute comment la prendre d’assaut.
- Mettons-nous en route, ordonna-t-il en prenant la tête du groupe. »
Kayn fit quelques pas avant d’être rapidement rattrapé par Lucie. Son cœur tambourinait dans sa poitrine comme un tamtam furieux tant elle était inquiète pour lui. Elle se sentait responsable : si elle n’avait pas crié, l’homme n’aurait pas été alerté et il n’aurait pas été blessé. Elle ne parvint pas non plus à se réjouir de voir son amie Tania saine et sauve.
Soudain Kayn se stoppa et elle fit de même. Elle sentit la main de celui-ci glisser sous son nombril et lui adressa un regard mi-sévère mi-surpris. Puis le jeune homme défie la boucle de sa ceinture et tira brusquement dessus avant de la lui tendre.
« Fais-moi un garrot », lui ordonna-t-il sèchement.
Elle acquiesça soucieusement de la tête, regrettant de ne pas y avoir pensé d’elle-même. Des larmes envahirent ses yeux et elle se mit à renifler.
« Chiale pas, je ne vais pas mourir.
- Je suis désolée, je pensais que tu étais cet homme et… j’avais peur que tu… encore… Désolée. »
Kayn comprit ce qu’elle ne parvenait pas à exprimer clairement. Si Florie avait eu la chance d’avoir été simplement droguée, Lucie avait en plus reçu la visite d’un homme. Et bien qu’il comprît sa détresse, il ne pouvait laisser l’esprit de la jeune femme y être soumis.
« Rassure-toi, si je venais à trépasser, je viendrais te hanter. Et tu devras m’élever un temple et prier pour moi chaque jour du reste de ta vie pour apaiser mon courroux », plaisanta-t-il.
Un sourire passa rapidement sur le visage de Kayn, imité par Lucie. Elle glissa sa ceinture autour de son bras, la remonta au plus près de son épaule et la serra au maximum. Une grimace étira un instant son visage du jeune homme, puis ils reprirent tous deux leur chemin.
Pour la majorité, les habitants qu’ils croisaient étaient endormis, saouls ou si fatigués qu’ils ne leur prêtaient qu’une attention mesurée. Lorsqu’ils arrivèrent près du lieu de détention de leurs compagnons, l’agitation qui y régnait les arrêta net. Une dizaine d’hommes allait et venait ; l’un d’eux, un grand mince avec une casquette et un fusil attaché en bandoulière, donnait des directives quand un autre plus jeune vint faire un salut militaire devant lui.
« J’espère qu’il y en a suffisamment, fit le plus vieux d’une voix menaçante.
- T-trente-deux… euh trente-cinq, bégaya l’autre, ils sont trente-cinq. C’est un peu moins que la dernière fois, mais…
- Mais quoi ? Tu crois qu’elle va se contenter de ça ? Tu as vu la taille de ce monstre ? »
Tandis que son interlocuteur se décomposait, l’homme le détailla plusieurs secondes, se disant qu’il enverrait bien ce gringalet idiot servir de sacrifice à la Calamité si seulement la mère de celui-ci n’était pas l’une de ses conquêtes. Il maudit intérieurement sa situation puis tourna les talons et entra dans le bâtiment suivi de près par le jeune homme.
Linus observa d’un œil expérimenté la disposition du bâtiment ainsi que la position des gardes. La plupart était entré à l’intérieur, les autres guettaient le ciel d’un air inquiet. Soudain ils sursautèrent ; on entendit résonner dans tout Ghudam le bruit d’un choc violent. Puis, un autre. Et encore un autre. Il se reproduisait à intervalle régulier.
« Je crois que c’est la Calamité qui fait « toc toc », s’amusa Kayn de plus en plus pâle au fur et à mesure que son sang le quittait.
- Cesse de sourire bêtement, lui ordonna sèchement l’ancien militaire, tu es certain qu’on peut sortir par-là ?
- Je n’ai pas eu l’honneur de recevoir une invitation pour visiter les lieux, mais j’en suis à peu près sûr.
- V-Vous croyez que la calamité va réussir à entrer ? » bégaya Florie dont la peur lui serrait le ventre.
Tous se regardèrent sans oser répondre alors machinalement, elle tourna ses yeux vers Kayn qui avait toujours réponse à tout. Elle lut un certain amusement dans son regard hétérochrome qui lui procura un frisson dans le dos.
« Buffet à volonté pour elle ce soir », lâcha-t-il finalement en retenant un rire.
Cette fois, la plaisanterie ne passa pas : Linus le plaqua violemment contre le mur et le frappa sur sa blessure sanguinolente avant de l’attraper à la gorge.
« C’est la dernière fois que je te le dis, tu arrêtes avec ce comportement puéril, grogna-t-il fermement à voix basse, les blagues, les sourires, les moqueries, ça suffit ! »
S’il n’y avait pas eu la douleur dans son épaule ou la fatigue que sa blessure engendrait, Kayn l’aurait repoussé sans ménagement. Mais les armes les plus simples sont parfois les plus effrayantes. Ses prunelles passèrent d’un éclat amusé à une lueur menaçante qui ne laissa d’autre choix à Linus que de le lâcher. Si ce dernier tut ses pensées, il avait toujours perçu le jeune homme comme un danger. Il savait une chose : il devait s’en méfier. Il fit un rapide volte-face, donna ses ordres à ceux qui étaient encore valides puis conseilla à ceux qui ne l’étaient pas de rester en arrière sans faire de bruit.
En voyant son frère se porter volontaire, Lucie eut un pincement au cœur, persuadée qu'elle n’allait jamais le revoir. Mais rien n’aurait pu empêcher Alexandre d’y aller. Lisant son inquiétude sur son visage, il vint près d’elle, déposa un rapide baiser sur son front en lui assurant que tout irait bien. Le sien était tendu et déterminé ; ils n’allaient pas simplement secourir leurs compagnons, ils allaient également se frayer un chemin hors de cet enfer !
Armés des quelques fusils qu’ils avaient récupérés, ils allaient se servir du bruit que provoquait la calamité pour couvrir leurs tirs. Lorsque ce fut le moment, une rafale de balles fit s’écrouler les quelques hommes en poste à l’extérieur. Le petit groupe avança avec une dextérité surprenante rappelant celle des unités d’intervention de la police et s’enfonça dans le bâtiment, Linus en tête. Des flashs lumineux firent échos au vacarme des armes tandis qu’on priait à l’extérieur pour la réussite de l'opération.
Assis contre un mur, les yeux fermés, le visage vers le ciel, Kayn semblait dans un autre monde où il n’y aurait que lui. Son esprit était bien trop fatigué pour être submergé par des questions ou par un espoir peut-être vain. Il était distraitement fixé sur le son que produisait la bête en essayant d’entrer dans la ville. Terriblement régulier, terriblement hypnotique. Semblable aux derniers battement d'un cœur.
Une pensée lui vint : si la Calamité entrait, ce serait un véritable carnage. Une ville si grande, avec une population si dense ! et qu’une seule sortie connue des habitants ! Comment penser qu’un malheur n’allait pas se produire ?
« Eh ! Ne t’endors pas hein, lui chuchota Lucie en posant sa main fraîche sur son front brûlant, tu as de la fièvre. Comment te sens-tu ? »
Les yeux mi-clos, Kayn retira sa main qu’il garda inconsciemment dans la sienne et répondit d’une voix fatiguée :
« Je crois qu’un sprint me tuerait. Mais tout va bien, je suis en paix avec moi-même.
- Nous allons sortir d’ici et nous nous occuperons de toi.
- Vous allez me creuser un trou ? Douce attention. »
Un sourire s’esquissa brièvement sur ses lèvres tandis qu’il refermait les yeux. Lucie n’eut pas la force de rire ni même de lui rendre son sourire. Elle l’appréciait beaucoup et sa perte lui pèserait terriblement. Elle s’était habituée à cet enquiquineur. Il s’était montré serviable plus d’une fois et malgré son caractère difficile, ils avaient noué tous deux une relation qu’on aurait pu qualifier d’amicale. Son pouce caressa la paume du jeune homme avec douceur ; cela les apaisait aussi bien l’un que l’autre. Ils n’avaient plus à se concentrer sur la situation présente, aussi cruciale soit-elle, la rendant plus supportable.
Quand enfin les coups de feu cessèrent, Alexandre réapparut en faisant de grands signes avec ses mains.
« Allez, allez, bougez ! Entrez, on a sécurisé les lieux.
- Mes enfants ? Max ? Ils sont tous là ? l’interrogea Tania en courant dans sa direction.
- Et plus encore. Il y a du monde là-dedans. »
Les femmes suivirent Tania à l’intérieur sans demander leur reste. Lucie aida Kayn à se lever puis se glissa sous son épaule bientôt rejointe par son frère pour l’aider à marcher.
« Eh ben, si on m’avait dit que les jumeaux m’aideraient un jour à me déplacer… Aurais-je prématurément vieilli ?
- Tu ne dois pas être si mal en point que ça pour continuer à débiter des conneries, le railla Alexandre.
- Oh tu sais, la connerie ne demande pas d’énergie. Elle est indépendante, libre et vient quand cela lui chante. »
Ils passèrent la porte, suivirent un couloir sombre jusqu’à un escalier qui descendait et faillirent percuter un Linus enragé qui se jeta sur Kayn, le faisant tomber violemment sur les marches.
« Ta putain de porte est verrouillée ! Alors dis-moi que tu sais où est la clef parce que sinon, tu nous as foutu dans un merdier sans nom !
- Monsieur le génie n’a pas pensé qu’elle pourrait être sur l’un des gardes ? Vous les avez fouillés ? » fit Kayn en se relevant péniblement.
D’un pas lourd et décidé, l’ex-soldat remonta au rez-de-chaussée suivi par Noé, un homme d’une nature plutôt peureuse. Après examen des cadavres, ils n’eurent rien trouvé. À l’annonce de cette nouvelle, le silence s’empara de la pièce ; retourner dehors signifiait se confronter à leurs ravisseurs et peut-être même à la Calamité, encore une fois. Si on pensait qu’il y avait à présent qu’une seule échappatoire, on s’interdisait d’imaginer traverser la ville pour la rejoindre.
Linus s’apprêtait à s’en prendre de nouveau à Kayn, mais il se stoppa net en entendant un bruit sourd à l’extérieur qui se prolongea avec des cris terrifiés.
« Ne me dîtes pas… qu’elle est entrée », fit Florie dont le corps tremblait de façon incontrôlable.
Certains se laissèrent emporter par la panique, d’autres fondirent en larmes et d’autres encore restèrent stoïques. Il régna rapidement un brouhaha assourdissant : des prières furent récitées comme des incantations, des idées irréfléchies lancées à la hâte auxquelles on n’accorda aucun crédit.
Lucie fixait Kayn dans l’espoir de le voir prendre la situation en main, mais le jeune homme, en plus de paraître exaspéré, s’affaiblissait de plus en plus à chaque instant. Bien qu’il la pressait de toutes ses forces, sa blessure à l’épaule continuait de saigner et vampirisait son énergie. Timidement, Lucie s’approcha et se plaça sous son épaule valide pour l’aider à rester debout. Puis elle murmura avec un sourire forcé :
« Tu n’aurais pas une idée ? »
Malgré son esprit embrumé par l’épuisement, Kayn réfléchit à plusieurs possibilités. Rapidement, seule l’une d’entre elles lui parut viable.
« Les portes vont être prises d’assaut, nous ne pourrons pas sortir par là. Y aurait-il un courageux pour aller voir par où la calamité est entrée ?
- Pourquoi tu n’irais pas ? » lui lança Linus avec véhémence.
Comprenant que la situation allait déraper d’une minute à l’autre, Alexandre se porta volontaire sans savoir où Kayn voulait en venir. Cependant, il connaissait assez bien la débrouillardise du jeune homme et comptait là-dessus pour sortir en vie de Ghudam.
« Sud-ouest, indiqua-t-il à son retour.
- Pourquoi se jeter sur une porte fermée alors que Nihil nous a ouvert une voie que probablement personne n’empruntera tant qu’elle sera à proximité ?
- Et si la Calamité se situe entre nous et la sortie ? le questionna Max.
- Elle a tout Ghudam pour elle, elle ne restera pas devant bien longtemps.
- C’est de la folie pure et simple ! s’emporta Linus en secouant la tête de désapprobation. Tu veux tous nous faire tuer ?
- Si c’était le cas, je ne vous aurais pas prévenu de ce qui se tramait dans cette ville. Que voulez-vous, j’ai le cœur tendre malgré moi. Mais ne perdons pas un temps précieux et agissons : venez avec moi, cherchez cette fichue clef ou courrez à la porte. Faites votre choix et arrêtez de m’emmerder. »
Sur ces mots, il sortit suivi par tous ceux qui croyaient à son idée. Quant aux indécis, on les laissa à ce brûlant dilemme : tenter leur chance aux portes de la ville ou suivre le reste du groupe pour essayer de passer entre les griffes de la bête – peut-être même littéralement.
Dehors, de violentes rafales de vent s’engouffraient dans les rues : détritus et abris de fortunes étaient emportés en quelques secondes. Les cris de la bête résonnaient dans tout Ghudam, ne laissant personne douter de sa présence. Au loin, ses coups étaient semblables à des détonations, à des bombes. Des appels au secours s’élevaient ici et là, sans qu’on en connaisse précisément la position.
Plus ils approchaient, plus leur chemin était parsemé de débris. Une foule démesurée courait dans les rues à l’opposé de la créature. Ceux qui avaient le malheur de tomber étaient aussitôt piétinés. Impossible pour eux de se relever. Le groupe avait opté pour les ruelles, moins fréquentées, se faufilant dans la ville telles des petites souris. À mi-chemin, ils se stoppèrent pour s’assurer de la direction prise. Kayn ne prêta que peu d’attention à ce qui se passait à proximité ; son regard s’étendait au loin, tout comme son ouïe. Il avait à peu près localisé la position de la Calamité et en avait déduit l’emplacement du trou béant par lequel ils souhaitaient sortir. Il inspira profondément, laissant un air putride et poussiéreux s’engouffrer dans ses poumons. L’idée d'abandonner les autres lui traversa l’esprit. Bien que blessé, il était certain de s’en sortir. Il ne voulait pas s’embarrasser de cette compagnie qu’il haïssait plus que tout. Il se détestait de s’être mis dans cette situation dont il était le seul responsable : il avait décidé de les suivre, puis de les sauver, malgré l'animosité qu’il éprouvait à leur égard.
Ses pensées furent subitement chassées par un contact. Celui de Lucie. Elle continuait de le soutenir, ne l’avait pas lâché et ce, malgré la peur qu’elle ressentait. Le voir survivre, voilà ce qui comptait pour elle. Kayn y vit une forme de naïveté agrémentée d’hypocrisie. Ou plutôt, c’est ce dont il essaya de se persuader. Il ne voulait pas admettre qu'elle pouvait tenir à lui et qu'elle se souciait véritablement de sa survie, ça non ! Mille tourments lui auraient paru une douce caresse à côté.
Le dégoût.
Comme une vague indomptable et sauvage emportant tout sur son passage, il s'infiltra dans l'entièreté de son corps, balayant toute tentative de réflexion. D'un coup, Kayn ne supporta plus d’avoir Lucie si près de lui. Il s’éloigna de quelques pas sans un mot, ce que la jeune femme prit comme un regain d’énergie. Pas un instant elle ne douta de sa pensée. « Il a beau jouer les ours mal léchés, quand il le faut, il sait se montrer compatissant » songea-t-elle simplement en pensant à l’aide qu'il leur avait apporté ces dernières heures.
« Bien, suivez-moi ! » fit Linus en avançant vers la Calamité.
Le petit peloton suivit en cadence jusqu’à ce que la silhouette de la créature soit visible au loin. Les cris résonnaient plus intensément, les bâtiments volaient en éclat sous chaque attaque de la bête. Il fallait oublier un instant les autres, les futures victimes, les cadavres gisant déjà au sol ou sous les décombres et se faufiler derrière elle. Il n’y avait pas une minute à perdre. Tous ne pourraient pas sortir de ce guet-apens morbide, seuls les plus rapides et les plus ingénieux y parviendraient. L’immense silhouette noire ne les remarqua pas, trop occupée à poursuivre une rivière humaine en fuite dans les rues de Ghudam. Kayn fut le premier à sortir par la brèche qu’elle avait créée, escaladant les débris avec une maladresse qu'on ne lui connaissait pas. Linus arriva bien vite derrière lui, puis les autres suivirent, chacun à leur rythme. Les enfants et les plus vieux nécessitèrent de l’aide qu’Alexandre, Lucie et Tania s’empressèrent de leur apporter.
À l’extérieur, Kayn se laissa tomber sur les genoux, exténué, puis inspecta son épaule et retint un juron qu’il se destinait. Derrière lui, Ghudam s’embrasait et devenait peu à peu exsangue. Bientôt, elle serait également muette. Un sourire naquit sur son visage blafard tandis qu’il se demandait s’il allait subir le même sort. Si l’adrénaline l’avait aidé à se maintenir jusqu’ici, à présent, ses forces le quittaient sans remords. La douleur dans son épaule le lançait jusque dans son bras, et l’afflux de sang, bien que limité par la ceinture, persistait. Son T-shirt était désagréablement humide et collait à sa peau. La fièvre s'était installée, ses muscles tremblaient malgré lui comme si le thermomètre était passé sous la barre du zéro.
« Tu peux suivre ? fit Lucie en s’accroupissant près de lui.
- Je ne vous demande pas de m’attendre, répondit-il, le souffle court.
- Tu viens de nous sauver, on ne va pas te laisser tomber », affirma-t-elle en posant sur lui un regard inquiet.
Jamais elle n’aurait pensé le voir un jour dans un tel état. Elle n’était pas certaine qu’il survivrait à cette balle logée dans son épaule, et c’était entièrement sa faute.
« Vous sauvez ? Non, j’ai prolongé votre calvaire. Et je n’attends rien de vous. »
Sa réponse refroidit Lucie, mais elle refusa de le laisser à son sort. Ils avaient tous une dette envers lui, et même si cela devait justifier son acte pour le rendre acceptable aux yeux de Kayn, elle comptait bien lui sauver la vie. Elle courut vers son frère et le supplia de l’aider.
« Encore faut-il qu’il veuille », lui fit remarquer celui-ci.
Autour, on commençait déjà à détaler le plus loin possible de la ville et de la Calamité. Linus en tête de cortège avançait sans se soucier d’être suivi ou non. Survivre était le seul mot d’ordre qui tournait dans son esprit. Sa survie.
« Allez Kayn, debout ! » fit Lucie tandis que son frère se glissait sous l’épaule du blessé.
Dès qu’il fut remis sur ses pieds, elle alla se placer sous son autre épaule pour l’aider à avancer. Kayn ressentit un vertige et manqua de tomber, mais le frère et la sœur ne lui laissèrent d’autres choix que d’avancer avec eux.
Peu à peu, sa vision s’obscurcit ; tout semblait noir autour comme s’il ne restait plus aucune lumière nulle part. Le vent qui fouettait son visage, ainsi que ses deux béquilles bipèdes, lui semblèrent s’évanouir progressivement. Il ne resta bientôt qu’un chemin invisible où le sol n’avait plus vraiment de consistance sous ses pieds.
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