Le témoin silencieux (partie 5)
Le manuel était sali par le temps, des feuilles jaunies s’étaient décrochées et sortaient de toute part. Les premières pages racontaient sa jeunesse en un récit alambiqué que les journalistes avaient très bien résumé dans le magazine qu’Émilien avait lu plus tôt. Une enfance pauvre, des heures de travail acharné, le début de sa renommée. Jusque-là, rien de nouveau. Ce ne fut que quelques paragraphes plus tard que le jeune Lescron fit une déconcertante révélation. Selon lui, cela faisait des mois que des villageois disparaissaient. Il n’y en avait que très peu, mais assez pour que des soupçons s’installent dans la ville. L’hypothèse d’un tueur en série était apparemment la plus prisée par les ragots d’habitants, mais les preuves manquaient. Victor avait l’air réellement perturbé par cette information. Il sentait une sorte d’aura de mystère autour de cette affaire et voulait photographier des preuves. Émilien était captivé par ces notes et fut terriblement déçu lorsqu’il tourna la feuille et se trouva face à une étendue blanche, de même que les cinq suivantes. Mais un certain 6 août d’une année inconnue, le photographe s’était remis à écrire.
À peine le lecteur eut-il posé ses yeux sur la ligne qu’un grondement retentit au rez-de-chaussée. Interloqué, Émilien s’empara du journal, et quitta le grenier. En sautant par la trappe, il crut sentir un courant d’air froid dans le dos. Étrange, il n’y avait pas d'ouverture donc pas de circulation d’air dans cette pièce. Sans plus se poser de question malgré ses poils qui se hérissaient, il courut en bas de l’escalier. Ici-bas régnait un chaos sans fin. Les chaises étaient éparpillées par terre et les tableaux renversés. Plus grave, la gargantuesque table de chêne massif avait été retournée, il aurait fallu la force d'au moins trois hommes pour le faire. Rien n’avait été volé, mais l’appareil photo était tombé par terre. Émilien se jeta dessus pour vérifier que rien n’était cassé. De l’extérieur tout semblait normal. Il décida alors de prendre une photo pour constater l’ampleur des dégâts à l’intérieur. Seulement, avec tout le bazar qui régnait, il était impossible de trouver un angle potable. Pour la première fois de sa vie, le photographe prit son visage comme modèle. Le bruit mécanique de l'appareil était si puissant qu’il lui fit légèrement tourner la tête, mais pour le moment aucun problème visible sur l’appareil. Ensuite, il utilisa pour la première fois le prétendu kit de développement qu’il avait acheté en ligne et qui avait débarqué la veille. Après quelques manipulations, il laissa les clichés se développer. En attendant, il entreprit de ranger l’habitation et se remit à sa lecture.
Cette fois, les notes étaient différentes. Victor Lescron contait l’histoire de bon nombre de ses photographies. Sur l’une d’elles, on apercevait John, un paysan boiteux au chapeau de paille.
« 6 août : une lumière dans l’ombre.
Aujourd'hui, j'ai photographié la vieille église du village au crépuscule. En développant la photo, j'ai remarqué une silhouette floue au fond, près de l'entrée. C'était comme si une lumière émanait de l'ombre. Le villageois que j'ai croisé plus tard a évité mon regard lorsque j'ai mentionné la photo. Je ne sais pas pourquoi, mais il semblait effrayé. La nuit, j'ai entendu des murmures provenant de la pièce où je range mon appareil. Une sensation étrange m'envahit, comme si quelque chose ou quelqu'un essayait de communiquer avec moi.
25 septembre : le regard d’un inconnu.
J'ai photographié une jeune femme au bord de la rivière. Elle s'appelle Claire, et son sourire était radieux. Mais en développant la photo, j'ai découvert un visage derrière elle, un visage que je ne reconnais pas. Son regard semblait plein de désespoir, comme s'il cherchait à s'échapper. Après avoir montré la photo à Claire, elle a blêmi et a couru chez elle sans un mot. Je me demande si je ne devrais pas arrêter de prendre des photos. Il y a quelque chose de troublant dans cette machine, à moins que ça ne soit qu'un fantôme de pellicule.
18 novembre : la nuit des disparitions.
Il y a quelques jours, un homme du village a disparu. J'ai voulu immortaliser l'endroit où il a été vu pour la dernière fois. En développant la photo, j'ai aperçu une ombre noire se profiler derrière un arbre. La silhouette était si nette que j’ai presque cru qu'il s'agissait d'une personne. Les villageois murmurent des histoires de malédictions, mais je n'y crois pas. Pourtant, le malaise grandit en moi. Les photos semblent montrer l'invisible.
7 février : capturer l’âme.
J'ai commencé à me demander si mes photos pouvaient vraiment capturer quelque chose de plus qu'une simple image. Une amie, Lucie, est venue me voir aujourd'hui et j'ai pris son portrait. En développant la photo, j'ai vu une aura lumineuse l'entourer. Mais à mesure que je l'observais, l'aura s'est assombrie, et une expression de peur a pris place sur son visage photographié. Elle m'a demandé ce que j'avais fait, et j'ai eu l'impression que je lui avais volé quelque chose. Je ressens une pression chaque fois que je prends des photos, comme si l'appareil me poussait à capturer plus que ce qui est visible.
12 avril : hanté par les âmes.
Je ne peux plus ignorer les signes. Mes dernières photos révèlent des visages que je reconnais. Des villageois disparus depuis des mois. À chaque fois que je développe une image, je ressens un poids sur ma poitrine, comme si chaque visage capturé me liait à un destin tragique. Les murmures deviennent plus forts, et je suis hanté par des rêves de ceux que j'ai photographiés. Je crains que mes photos ne soient pas simplement des souvenirs, mais des pièges à âmes. Je dois découvrir la vérité avant qu’il ne soit trop tard. »
Émilien était bouche bée en regardant l'appareil, incrédule. Il refusait d’y croire. Il restait persuadé que les villageois exagéraient et que Victor avait l'air simplement dérangé. Ce dernier était passé d’un photographe passionné à un homme hanté par ses propres créations. Cependant, après plusieurs lectures, l’évidence des écrits de Victor réussit peu à peu à le convaincre.
Le repas ce soir-là fut bien morne pour Émilien. Il venait de découvrir l’existence d’un monde dans lequel le paranormal avait sa place. Jusque-là, le photographe était effrayé par tout ce qu’il venait de découvrir. La table qui avait été renversée, étaient-ce… des esprits ? Des esprits vengeurs. En formulant cette pensée, Émilien réalisa que lui aussi avait prit des clichés et une forte culpabilité monta en lui. Il craignait d’avoir lui-même déjà capturé des âmes et de devenir, à l'instar de Victor, un témoin silencieux de la souffrance des autres.
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