Keryan replie les branches de ses lunettes et les pose sur la table. Il se pince un instant l'arête du nez, puis soupire.

— L'usine gérée par le maître-machines 4tm0s fabrique des moteurs de fusées, depuis à peu près quatre cents ans. Une fois construits, ces moteurs sont envoyés en orbite autour de la Lune, puis assemblés aux autres composants fabriqués dans d'autres usines. Enfin, ces fusées sont diffusées dans l'espace afin d'y découvrir d'autres mondes, propices à héberger les humains. 4tm0s est totalement autonome. Il gère seul la récupération des matières premières – débarrassant par la même occasion la surface des déchets – et le fonctionnement des différentes chaînes de montage, du moulage du plus petit écrou jusqu'au décollage des transbordeurs chargés de la livraison des moteurs. 4tm0s gère également ses équipes. Ces dernières s'usent, s'abîment et finissent par être hors d'usage, il en est ainsi pour toute chose dans l'univers ; même les étoiles finissent par s'éteindre. Aussi, il est libre de constituer ses unités et de les recycler au besoin. Une seule opération n'est pas à sa charge ; c'est un protocole ancien et immuable, mis en place par une humanité très prudente : les maîtres-machines n'ont pas accès aux couches logicielles de leurs créations. Si elles ont les autorisations pour modifier ou ajouter actionneurs, sources d'énergie, circuits électroniques et capteurs, elles ne peuvent en aucun cas accéder à l'unité centrale. Alors quand un élément mobile en parfait état de fonctionnement montre des faiblesses au niveau logique ou comportemental, 4tm0s évalue la perte ou le bénéfice d'une remise à zéro. Il faut croire qu'il a considéré rentable de te récupérer, Sisco. Ou alors...

Isaelle, qui a rempli d'eau le saladier afin de faire tremper les graines, revient à la table avec deux bottes d'asperges. Keryan soupire, puis saisit un couteau. Un drôle de silence s'est installé dans le salon, que 5ixc0 trouve tout à fait <insupportable>.

5i// Ou alors ?

Keryan se frotte le menton et semble perdu dans ses pensées.

— Ne le laisse pas mariner, Ker, gronde Isaelle. Ce n'est pas gentil, et il est tellement curieux. Emmène-le en bas. Les garçons ne vont pas tarder à arriver et ils m'aideront pour la cuisine.

— J'aimerais bien voir ça, répond Keryan avec un sourire narquois, les yeux toujours dans le vague. Ils ont passé la matinée à nettoyer le champ de panneaux solaires. À mon avis, ils auront surtout envie de mettre les pieds sous la table et ne rien faire !

— Ils m'aideront pour la cuisine, répète Isaelle, avec sur le visage un air de certitude inébranlable.

5i// Ou alors ?

Keryan pose son couteau et se lève, jetant à Isaelle un regard amusé. Il visse ensuite son chapeau sur son crane frisotté, et va ouvrir un vantail de la baie vitrée.

— Suis-moi, Sisco, je t'emmène dans mon antre.

Le soleil est haut dans le ciel, et les capteurs de 5ixc0 indiquent une température approchant les quarante degrés. Keryan semble s'être recroquevillé sur lui-même, comme écrasé par la chaleur, et marche d'un bon pas sur l'allée qui contourne la bâtisse. 5ixc0 le suit, laissant derrière lui des sillons sur le gravier. À l'angle de la chaumière se dessine une grande serre aux parois transparentes et au toit bardé de capsols.

— Nous possédons quelques champs de céréales, dont nous avons automatisé la culture. Mais ici se trouve le jardin secret d'Isaelle, un paradis de fruits et de légumes de saison, auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux, et qui occupe toutes ses journées. Nous gérons une nappe phréatique semi-artificielle qui se situe à quelques dizaines de mètres sous nos pieds. Avec un système complexe de gestion des eaux usées – filtration, décantation et élimination biologiques – nous sommes totalement autonomes, et parvenons même à fournir en eau propre la petite rivière en bas de la propriété. Nous avons aussi quelques poules, qui gambadent un peu plus loin en contrebas. Mais entre nous, elles servent surtout à nourrir les renards. Ah tiens, voilà mes deux fils, qui reviennent du champ de panneaux solaires. Comme tu t'en rendras compte bientôt, j'ai besoin de beaucoup d'énergie.

Deux mâles remontent l'allée qui longe la serre. L'un est torse nu et trempé de sueur. Il exhibe une peau foncée et des muscles saillants. Il boit à grandes gorgées dans une bouteille en verre. L'autre, plus grand et plus fin, semble comme son père accablé par le Soleil. Vêtu d'une grande chemise blanche et d'une casquette à la large visière, il traîne un peu en arrière, les mains enfoncées dans les poches. Keryan engage la conversation avec eux, 5ixc0 apprend qu'ils s'appellent Oleran et Ninno et que le nettoyage des panneaux solaires a été une /tannée/. 5ixc0 entend, mais n'écoute pas vraiment. Ses optiques sont tournées vers le ciel où la Lune, à peine détectable en lumière visible, ne ressemble en rien à ses archives. Elle semble mangée par le métal, comme si une ruche mécanique en avait croqué un morceau pour s'y installer et s'y développer.

5i// Ker, en quelle année sommes-nous ?

Les trois humains s'arrêtent de parler et se tournent vers 5ixc0.

— Cette machine m'a l'air particulièrement curieuse, dit Ninno en rajustant sa casquette, les yeux plissés par la luminosité.

— À mon avis, elle ne retournera plus à l'usine 4tm0s pour serrer des boulons, rétorque Oleran qui pointe 5ixc0 du goulot de sa bouteille.

— Allez aider votre mère en cuisine, j'ai effectivement beaucoup à faire avec Sisco, qui ne devrait plus tarder à se muer en papillon.

//>Papillon> Forme adulte (imago) du lépidoptère (classe insecte), dont la larve est appelée chenille et la nymphe chrysalide.