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Bonjour à toutes et à tous, vous êtes bien à l’écoute d’Hertziopolis, la fréquence officielle de notre chère et tendre station orbitale ! Elle tourne toujours autour de la Lune en ce matin de printemps, ce qui est une bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Le jour artificiel et son soleil uniforme nous promettent une belle journée. La température est de vingt-deux degrés, sauf dans le secteur 7 où il faudra prévoir un petit pull, la thermorégulation étant en panne à l’heure où je vous parle. Un peu de nerf, les techos du secteur 7, plus d’un millier de nos auditeurs comptent sur vous ! Le secteur 2 est toujours fermé en raison des travaux de réfection...

— Ah, bordel, dit Tanto d’une voix pâteuse.

Les paupières collées, il s’assoit au bord de son lit et se frotte vigoureusement le visage.

… n’oubliez pas que le secteur 11 ouvre ses portes dans quelques semaines. Si vous êtes techos sur le port, ou que vous exercez dans le secteur 9 et particulièrement dans le nouvel hôpital, il est conseillé de vous y installer. Manifestez-vous auprès des autorités et rassemblez vos effets personnels, l’Empire s’occupe du reste !

Dans la petite salle de bain, il s’examine devant la glace. Une marque d’oreiller zèbre sa joue. Son tatouage en épines, qui couvre l’autre moitié de son visage, semble couler sur ses traits fatigués ; des poches sombres soulignent des sclérotiques rougies, ses cheveux noirs ne sont qu’épis. Il ne se sent pas fier, mais ne peut s’empêcher de sourire ; voilà à quoi il ressemble les lendemains de soirées outrageusement alcoolisées. À l’intérieur de cette carcasse vieillissante et malmenée, ça ne doit pas être plus glorieux, ce que confirment des douleurs erratiques dans son estomac et des lacunes dans sa mémoire.

— Merde !

Il se précipite dans la pièce unique et fouille du regard le bazar qui ferait pâlir un responsable sanitaire. Tas de vêtements à la propreté relative, emballages de repas rapides et bouteilles au contenu douteux, vaisselle usagée, mais aucune trace de son étui de guitare.

— Merde, merde, merde ! répète Tanto en se prenant la tête à deux mains.

— Je ne me lasse pas de ces réveils chargés de poésie.

Tanto sursaute et se tourne vers le lit. Dans le drap tordu, une jeune femme au teint sombre et aux cheveux blancs, oreilles, sourcils et lèvres percées, le toise appuyée sur ses coudes. Une petite coquetterie dans l’œil lui donne un charme fou, autant que son sourire moqueur.

… après Proxima Centori, Luyten et Tau Ceti, c’est maintenant vers le système de Barnard que se braquent tous les regards, et nos espoirs. Le départ prochain de la nouvelle colonie se fera à bord du Magellan IV, le dernier fleuron de notre fier chantier spatial lunaire, et embarquera pour moitié les volontaires sélectionnés sur Héliopolis, encadrés de l’avant-garde scientifique de l’Empire...

— Désolé Anija, je t’ai réveillée ?

— Comme le coq réveillait les vaillants dans l’Ancien Monde.

— Les pattes dans ses excréments, c’est ça ? répond Tanto en s’ébouriffant d’un air embarrassé.

— Tu te souviens encore de nos classiques, c’est une bonne nouvelle. Ton cerveau n’a peut-être pas totalement grillé hier soir.

— La rinçure de l’Apocalypse est une vraie saloperie, aucun ne doute là-dessus !

… sa super-terre Alvan, située à six années-lumière de notre système, devrait donc accueillir d’ici une cinquantaine d’années la sixième colonie humaine, en attendant la finalisation de...

Tanto enfile en hâte chaussettes dépareillées, jeans en polymère et t-shirt distendu, pioché au hasard sur le sol.

— Je dois néanmoins y retourner, dit-il dans un soupir, j’ai sûrement oublié ma guitare dans les loges. Mais tu peux rester prendre ta douche et manger un morceau, j’espère être rentré rapidement. Peut-être pourrons-nous...

— Dans une heure, je serai dans l’espace, à fignoler des trucs sur le vaisseau-colonie.

… il est temps de dire au revoir à Ambel, Bibbok — ton blase était top, mec —, Ember et Maroune qui nous ont quittés cette nuit, et de souhaiter la bienvenue à Andalie, Devron et Jenney qui viennent de pousser leur premier cri. Le chiffre officiel est donc ce matin de soixante-deux mille cent quarante et un habitants, soit une hausse de...

— Le vaisseau-colonie, le foutu Magellan IV, bien sûr, grogne Tanto la tête coincée dans le col de son sweat noir. Et puis, pourquoi n’est-il pas possible de fermer sa gueule à cette putain de média ?

Anija replie contre sa poitrine menue ses jambes qu’elle enserre de ses bras.

— Tanto, s’il te plaît, ne te mets pas en colère ce matin. Pas encore.

Il émerge enfin du vêtement, le visage grimaçant.

— Me mettre en colère ? Alors que la fille que j’aime disparaîtra dans une semaine ou deux, pour refaire sa vie quelque part à des millions d’années-lumière ? Ça n’a aucun sens ! J’ai mieux à faire, comme retrouver mon outil de travail, par exemple.

Tanto reste debout au milieu de son studio en désordre, les yeux dans le vague, les bras ballants, comme s’il s’attendait à voir apparaître son étui de guitare, posé à sa place contre un mur blanc, juste à côté du distributeur.

Anija déplie un bras fin et tapote le bord du matelas.

— Tanto, viens t’asseoir.

Il hésite, les sourcils froncés, mais ses jambes le rapprochent du lit où il s’affaisse. Elle l’enlace tendrement.

— Je voulais aller avec toi sur Alvan, dit-il d’une petite voix.

— Je sais, chuchote-t-elle près de son oreille.

— C’est injuste de me refuser de partir, sous prétexte que les artistes ne sont pas prioritaires au développement des colonies. Je croyais que tous les métiers étaient utiles et égaux. Qui va divertir les colons ? Qui va leur donner du courage, de l’espoir ?

— Je sais, Tanto.

— Moi aussi, je veux changer d’air. Plus rien ne me vient depuis des semaines. Pas une mélodie, pas une seule parole. Ma muse s’en va, et moi je reste ici, avec mes doutes et ma peur de ne plus jamais composer de nouvelle chanson.

— L’Empire continue à avoir besoin de toi et de tes chansons.

— Je m’en fous de l’Empire. Il a pris mes parents lors du dix-septième incendie et maintenant, il me sépare de toi. J’emmerde l’Empire, et j’emmerde l’empereur !

Anija soupire, relâche sensiblement son étreinte.

— Je crois que tu devrais retourner à l’Apocalypse pour retrouver ton instrument. Lui, au moins, n’appartient pas à l’empereur, ajoute-t-elle d’une voix acide.

Tanto se lève, partagé entre tristesse et colère, ne sachant que dire ou faire sans risquer d’aggraver la situation. Comme d’habitude, pour lui comme pour elle, la fuite reste la meilleure conclusion. Il chausse ses bottes lestées, enfile un vieux blouson, se plante devant le sas automatique qui le scanne et enregistre sa sortie. Avant de passer le seuil de son misérable studio, il jette un coup d’œil derrière lui. Anija s’est levée, nue et superbe, mais le visage clos, certainement l’esprit déjà tourné vers l’espace.

— À ce soir ?

— On verra.

… chers citoyennes et citoyens d’Héliopolis, l’Empire vous souhaite une très bonne journée !

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