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La radio n’a pas menti, c’est une belle journée sur Héliopolis, comme toutes les autres, depuis des centaines d’années, ponctuées d’un cycle factice de jours clairs et doux, et de nuits noires seulement percées de veilleuses et d’écrans d’orientation.

Après avoir traversé la coursive de son bloc latéral, Tanto s’engage, les mains dans les poches, sur l’artère principale de son secteur. Les grands panneaux-ciel lui importent peu. Il regarde ses pieds, écoute le bruit sourd de ses bottes sur le plancher en polyuréthane.

Il rumine sa dispute avec Anija, mais était-ce vraiment une dispute ? Plus probablement une énième litanie vaine, le prolongement d’une impasse dans laquelle il s’est embourbé dès leur rencontre. Après tout, Anija n’a jamais caché sa volonté de partir coloniser un autre système. Ne devrait-il pas se réjouir pour elle ? Voilà ce qui arrive lorsqu’on s’entiche d’une jeunesse obstinée !

Tanto se lamente malgré lui et bien trop souvent à son goût, à peine conscient que le secteur 4, ainsi que chaque matin, ainsi que tout Héliopolis, s’anime et alimente la mélopée du quotidien. Qualifié de Grand Baz’Art, le secteur 4 est considéré comme l’un des plus anciens. C’est également le plus coloré, le plus vivant. Avec le temps s’y sont naturellement rassemblés artistes et artisans de la station. Galeries et ateliers s’articulent autour d’une grand-place elliptique au milieu de laquelle trône un vieux chêne, noueux et trapu. Il se raconte que la surveillance de ses racines compte parmi les occupations principales du service de maintenance du secteur, mais d’autres voix, plus farfelues, assurent que celles-ci courent sur plusieurs niveaux, entre les murs et les boyaux, jusque dans le vide spatial où elles se nourrissent du vent solaire. Lors du solstice artificiel d’été, ses branches sont taillées minutieusement. Cet événement est marqué par de grandes festivités, où tous les secteurs sont invités. Le cœur consenti d’Héliopolis est alors bondé, le temps d’une nuit exceptionnelle, lumineuse et bruyante.

Tanto traverse la place, dépasse l’arbre plusieurs fois centenaire, à l’emplacement exact où trois ans plus tôt, lors de cette célébration, il a rencontré Anija. Il s’enfonce ensuite dans un passage étroit et voûté, presque dissimulé par une guirlande de fanions aux couleurs du cercle sportif local et l’enseigne tapageuse d’un tatoueur, où se terre le bar de l’Apocalypse. Le lieu n’est pas secret pour autant, il est même un divertissement incontournable du Grand Baz’Art. Par sa devanture, déjà, habillée d’une fresque immense dont la date de réalisation est matière à controverse, tout comme son sujet. Au premier plan, des corps noircis jonchent un sol couvert de détritus. Leurs visages déformés expriment des supplices épouvantables. Au centre du tableau, une foule se presse aux côtés d’une fusée primitive prête au décollage. Des hommes, des femmes et des enfants se bousculent pour y entrer. Derrière les hublots, des mains crispées, d’autres faciès terrorisés. Au pied du missile, l’empereur nu et entouré d’une aura éclatante tient la porte grande ouverte, les muscles saillants. Partout autour, des bâtiments en flammes, des arbres carbonisés. Une représentation terriblement détaillée du jour où l’humanité a fui son berceau, que Tanto connaît par cœur. Certaines saynètes, comme cet homme sur la gauche de la fresque, figure de terreur et d’avidité, piétinant le corps ensanglanté d’un enfant, lui ont inspiré des chansons. L’entrée dans le bar, lourde de sens et d’ironie, se fait par le sas de la fusée, après avoir monté quelques marches.

— Tanto le tatoué ! Qu’est-ce que tu fous là ? Je te présumais mort !

— Je suis ressuscité, faut croire.

Malgré la pénombre de l’endroit, en partie imputable aux cloisons recouvertes de tentures, Tanto devine son interlocuteur, comme toujours — à croire qu’il ne le quitte jamais —, derrière son comptoir. Torse nu, son pantalon tenu par une paire de bretelles jaune vif. Sa large silhouette se détache de la vitrine où sont exposées les copies vides d’antiques bouteilles d’alcools, aux étiquettes peintes directement sur le verre, parfois de façon assez grossière ; la galerie d’un colon nostalgique de l’Ancien Monde et depuis longtemps disparu.

D’un pas traînant, le crâne et l’estomac toujours douloureux, Tanto se dirige vers le bar et ses tabourets vissés. Sur le visage cuivré de l’autre homme se dessine bientôt un sourire aussi éclatant qu’une pleine lune.

— Tu es tombé du lit, ou c’est Anija qui t’a poussé ?

— Un peu les deux.

— Je te prépare un café ?

— Volontiers. Merci, Yeouda.

Tanto pose ses coudes sur le comptoir et la tête dans ses mains, tandis que Yeouda se tourne vers ses machines. Caché par son gros dos, le barman semble mijoter une potion magique, ce qui est peut-être le cas.

— Tu sais, j’aimerais un jour servir de vrais cafés dans ce bar. Mon ami Bazaz, celui qui travaille au laboratoire d’agronomie dans le secteur 6, me dit qu’il n’est pas impossible qu’un jour, on puisse faire pousser des caféiers sur Héliopolis. En attendant, on devra continuer de se contenter de caféine de synthèse et d’arômes artificiels, ajoute Yeouda en posant sur le comptoir deux tasses fumantes.

— Ça changerait quoi, de boire du café de caféier ? marmonne Tanto en soufflant sur le breuvage.

— Le goût est incomparable !

— Qu’est-ce qu’il en sait, ton ami Bazaz ?

— Il n’en sait rien.

Tanto hausse les épaules et avale la boisson d’un trait.

— Tout ce que je demande, c’est un petit coup de fouet. On ne peut pas dire que la journée a bien commencé.

— Une nouvelle dispute ?

— Je ne suis pas venu pour en parler. (Yeouda hausse les sourcils, mais ne bronche pas.) Tu as vu ma guitare ?

— Dans les loges. En tous cas, elle y était tout à l’heure.

— Merci, Yeouda.

Tanto repose sa tasse vide sur le comptoir et se lève, faisant claquer ses bottes sur le plancher en inox.

— Comme le disait ma grand-mère, un jour, tu oublieras ta tête, dit Yeouda en découvrant ses dents blanches.

— Ta grand-mère partie sur Proxima Centauri ? Ta grand-mère qui, à son réveil de biostase, sera plus jeune que toi ?

— Tu as le chic pour casser l’ambiance, mec.

Tanto quitte le comptoir avec un sourire en coin et tire le rideau séparant les loges de la salle principale, libérant une odeur de transpiration qui l’accueille comme une vieille amie ; la sienne, bien sûr, et celle de tous les musiciens de l’Apocalypse, depuis des centaines d’années ; les petits extracteurs au plafond ne changeront jamais l’aura particulière du lieu.

Tanto pousse un long soupir de soulagement en voyant le fourreau appuyé contre le mur du fond, juste à côté du sas menant à la réserve. Il passe sa langue sur ses lèvres et fait craquer ses doigts. La journée n’est peut-être pas totalement foutue. Pas idéale, mais pas foutue.

Il saisit la poignée de l’étui et retourne dans la salle, se hisse sur la petite scène aménagée face au comptoir. Il est plus que temps d’extérioriser ce qui le ronge depuis qu’il a ouvert les yeux ce matin. Se peut-il qu’il soit frappé par l’inspiration ? Fébrile, Tanto pose l’étui à plat sur le plancher, fait claquer les charnières en métal, soulève le couvercle, attrape l’instrument par le manche. Le contact électrise son bras puis son corps entier. Avec des gestes sûrs, répétés toute sa vie, il installe la sangle sur ses épaules, active le préampli intégré, règle le commutateur. Dos à la salle, il inspire, expire, ferme les yeux, plonge la main dans une poche de ses jeans pour en extirper un plectre pointu. Les doigts de son autre main effleurent les cordes.

Fais ce que tu sais faire, Tanto.

Un accord résonne dans le bar de l’Apocalypse, spacieux et augmenté, entièrement consonant. Tonalité mineure, déchirante et viscérale. Nouvelle superposition de notes, en septième. Le pied sur un boîtier, Tanto active une plus grande réverbération ainsi qu’un léger trémolo, puis enregistre une boucle, qui tourne durant quelques mesures et sur laquelle il égrène une mélodie à contretemps.

C’est bien, Tanto, continue. Que veux-tu dire au monde ? Que veux-tu partager ? Laisse filer tes émotions. Exprime tes sentiments. Évacue, évacue sans filtre. Tu es peiné qu’Anija t’abandonne, tu crains la solitude à venir ? Alors, boucle ! Tu reproches à l’Empire de ne pas t’avoir autorisé à partir, tu as perdu l’envie de jouer pour Lui ? Boucle ! Tu survis dans un cercueil absurde, qui vogue sans but autour de vieux mensonges ? Boucle, bordel, boucle encore ! Tisse, superpose, donne du corps, de l’épaisseur, crache tes tripes !

L’Apocalypse tremble sous les couches de guitares, un séisme sonore d’une amplitude critique. Les tentures palpitent et les tables vacillent, les tabourets se dévissent, les bouteilles dans la vitrine menacent de se briser. Yeouda est immobile, ses yeux exorbités, sa tasse de café renversée devant lui. Tanto s’est recroquevillé autour de son instrument, il l’étreint, il ne fait plus qu’un avec lui. Jouant un trémolo impétueux en bas du manche, toute harmonie à l’abandon, il se redresse soudain et écrase le boîtier d’effets. Le vrombissement des strates cumulées s’interrompt dans un dernier écho assourdissant.

— Putain, murmure Yeouda dans le silence, ses doigts engourdis toujours accrochés au comptoir.

— Bravo ! dit une petite voix enjouée, suivie d’un applaudissement maladroit.

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