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L’assistance est parcourue de murmures. Les têtes se tournent, les regards se croisent, incrédules, à la recherche d’une explication à cette déclaration inconfortable et inattendue, puis une voix forte se fait entendre depuis le fond de la salle, près du sas d’entrée.
— Tu ne fais pas partie des colons, Tanto, et encore moins de l’avant-garde scientifique !
— C’est vrai, répond Tanto, qui a reconnu, non sans une certaine appréhension, le timbre rauque de Kornel, le compère de Lucius, le cerveau du duo, le plus détestable des deux. C’est vrai, répète-t-il, ma candidature a été refusée. Et je trouve cela injustifié. Vous vous êtes bien amusés ce soir, n’est-ce pas ? (Quelques approbations fusent, ici et là, avant de retomber mollement.) Pourquoi les colons d’Alvan n’auraient-ils pas le droit de se divertir eux aussi ? Pourquoi, parmi les postulants retenus, n’y a-t-il aucun musicien, aucun poète, aucun sculpteur ?
— Les colons auront autre chose à foutre que de t’écouter chanter des niaiseries, ricane Kornel qui s’est rapproché de la scène, Lacius à ses talons.
— Qui importera nos arts, notre culture ? continue Tanto comme s’il n’avait rien entendu. Conquérir l’espace, est-ce seulement une affaire de scientifiques et d’ingénieurs ? Pourquoi n’y a-t-il pas de place pour les curieux, les rêveurs, les explorateurs ? Mes amis, je vous pose cette question : qu’est-ce qui définit le mieux l’humanité ? Quelle est notre essence, ce qui nous rend uniques ?
— La domination, la supériorité ? avance Lacius, d’une voix empâtée, en donnant des coups de coude à son acolyte.
— L’intelligence ? propose quelqu'un dans l’assemblée.
— Ça dépend pour qui ! répond un autre. Regardez, Lacius, par exemple.
Des raclements de gorge amusés, quelques rires dispersés.
— La civilisation ? suggère une voix timide au premier rang.
— Oui, la civilisation ! répète Tanto afin que tout le monde entende. La solidarité entre les individus, la transmission par l’éducation, les arts et la culture comme barrages à la sauvagerie ! Qui diffusera et entretiendra ces valeurs sur Proxima, Luyten ou encore Alvan ?
— Et donc, tu te proposes pour ce rôle, Tanto ? demande Kornel, avec un ton clairement méprisant.
— Pourquoi toi, et pas un autre ? poursuit Lacius, tout aussi rogue.
Tanto décroche le micro de son pied et l’emporte sur quelques pas afin de s’asseoir au bord de la scène.
— Je n’ai pas cette prétention, non. En revanche, je veux faire partie du voyage. Je veux participer à l’établissement de notre civilisation dans les systèmes planétaires voisins. (Tanto passe sa main libre dans ses cheveux trempés et inspire ostensiblement.) Je refuse que l’Empire empêche mon accomplissement en tant qu’être humain, et plus spécifiquement, qu’il bride ma créativité. N’y a-t-il personne d’autre que moi qui soit insatisfait d’être enfermé dans Héliopolis ? Personne pour vouloir admirer, autrement que sur simulation, une étoile qui se lève sur l’horizon ? Pour sentir l’odeur de la terre ou le vent s’engouffrer dans les cheveux ? Personne pour souhaiter voir un océan, une plage ? Personne ?
Des murmures parcourent la salle, et Tanto prend soudainement conscience que si le média a relayé le concert, alors ce n’est pas le secteur 4, mais la station entière qui est sans doute témoin de sa revendication. Des milliers de spectateurs l’observent et l’écoutent tenir des propos contre l’empereur.
Pas que ça l’effraie particulièrement ; plusieurs de ses chansons — pas ses plus reconnues ni ses plus réussies, certes — abordent déjà son désaccord avec certaines règles établies sur Héliopolis. L’attribution, par exemple, de couleurs aux combinaisons selon le corps de métier, réduisant ainsi ostensiblement les personnes à des fonctions ; la construction d’un secteur entier, avec vue sur l'espace — s'il vous plaît !, pour l’usage seul de l’empereur, démontrant que l’égalité tant célébrée dépend bien du point de vue ; les tonfas accrochés en permanence aux ceintures de la garde impériale, dans une société où la violence reste un tabou.
Non. Ce qui l’embarrasse, c’est sa condition d’artiste, et sa relative popularité. Une existence privilégiée et gratifiante, davantage que celle de n’importe quel techos, en tous cas, qu’il soit instructeur ou même ingénieur. Est-il le plus légitime pour se plaindre, pour partager ses tribulations avec les autres, bien souvent plus contraints que lui au quotidien cruel de la station ? Ne doit-il pas s’en tenir à divertir, au mieux être un porte-parole, plutôt que de se placer au centre de l’attention. Peut-être aurait-il dû y penser avant…
En silence, Tanto se lève et retourne fixer le micro sur son pied. Le visage encore ruisselant, les cheveux dans les yeux, il trouve la force de sourire et de faire face à son audience.
— Je suis désolé, je ne voulais pas m’exprimer ainsi. Je souhaite juste que vous sachiez que malgré la joie quotidienne de partager mon art avec vous, je ressens le besoin d’affronter l’inconnu, de nourrir mon imagination. C’est égoïste, mais je me sens vidé, dépourvu d’objectif, honteux d’être parmi vous qui travaillez dur à la maintenance de la station et à notre survie. Alors, peu importe ce qu’il en coûte, j’ai pris ma décision. (Il tourne la tête en direction des loges.) Mais trêve d’apitoiement, mes amis, je vois que la belle Li-Na est impatiente de monter sur scène, afin de prolonger la soirée avec vous. Je vais donc simplement vous dire ad…
— Putain, tu es sérieux, Tanto ? rugit Kornel qui s’est encore rapproché et, visiblement, se fout pas mal des caméras. Tu nous annonces que tu vas tenter de t’introduire dans le vaisseau-colonie, sans plus d’explication ? Comment comptes-tu emprunter le boyau jusqu’au port ? Crois-tu vraiment qu’on te laissera embarquer ? Dis-nous, Tanto, aurais-tu un complice ?
— Sa copine Anija, bien sûr ! beugle Lacius, assurément saoul.
D’un bond, Tanto se rue au bas de la scène et se plante devant Lacius, un poing menaçant levé.
— Laisse Anija en dehors de ça, enfoiré !
— J’ai touché un endroit qui fait mal, on dirait. (Lacius s'humecte les lèvres) En tout cas, je l’ai vue se carapater y’a pas cinq minutes. Peut-être qu’elle craint que tu t'enfuies sans elle ?
Tanto lutte pour ne pas enfoncer son poing au milieu de sa répugnante face de rat. À côté de Lacius, avec ses petits yeux noirs, le menton fuyant sous sa barbe minutieusement taillée, Kornel le toise, l’air mauvais. Les lascars ont gardé leurs uniformes d'agents de maintenance de systèmes de support de vie, que l’on appelle communément le groupe émeraude. Nul doute que son laïus sur le sujet a dû leur plaire.
— Et si d’autres que toi voulaient partir, hein ?
— Je pense que chacun devrait avoir le choix.
Le grand gaillard décoche un sourire ravi et lève les bras pour attirer l’attention.
— Eh, tout le monde ! Vous avez entendu ça ? Tanto se propose pour emmener qui le souhaite jusqu’à la lointaine Alvan !
Tanto grimace.
— Y’en a pas un pour rattraper l’autre, sans déconner.
Lacius et Kornel ricanent alors que Tanto se dépêche, les poings serrés, de regagner les loges. Une fois derrière le rideau, il se frictionne le visage et souffle longuement, remerciant intérieurement Li-Na qui déjà commence à chanter. Au fond de la pièce, assise sur le banc thermoformé et les mains sur les genoux, Koni pose sur lui de grands yeux bleus et sévères.
— Tanto, je crois que tu as fait une bêtise.
— Je sais, je sais. C’était stupide de faire part à tout le monde de notre intention. Je m’en suis rendu compte… trop tard. (Il se laisse tomber lourdement à côté de la fillette.) Anija était d’accord pour nous aider ?
— Évidemment. Elle t’aime beaucoup.
— Moi aussi je l’aime beaucoup, répond Tanto dans un soupir.
— Seulement maintenant… la situation s’est un peu compliquée.
— Désolé. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Je crois que je voulais… les réveiller.
— Les choses évoluent de manière inattendue, nous allons devoir improviser.
— Qu’est-il en train de se passer ?
— Un certain nombre de personnes converge vers les secteurs d’accès aux boyaux gravitationnels menant au port. Tu as fait des émules, Tanto.
— Merde !
— La garde impériale est en état d’alerte. Hélios a pris le contrôle du média.
Tanto se tourne vers la fillette, les sourcils froncés. Encore une fois, il s’étonne que la gamine soit si sûre d’elle, et si bien informée.
— Qui est ce Hélios dont tu parles depuis ce matin ?
— Le maître-machines de la station.
— Encore un gradé ? Un chef quelconque ?
— Une intelligence artificielle.
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