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Le port est un secteur à part entière ; un monument sans panneau-ciel ni artère, sans haut ni bas, sans gravité, éclairée de milliers de mini-spots chassant les ombres ; une immense cathédrale cylindrique dédiée au culte de la survie dans l’espace.
Câbles, tuyaux, ventilateurs, containers de toutes tailles et maintenus par des sangles tapissent sa surface latérale. À intervalles réguliers, des sas permettent les sorties extravéhiculaires. Des passerelles flexibles lient bases de modules de vie — cafétéria, vestiaires, infirmerie, dortoirs — et ateliers où ronronnent, sifflent et crépitent d’énormes machines.
Tanto émerge du boyau gravitationnel et s’échoue dans un filet de cordes tressées. D’une impulsion presque maîtrisée, il rejoint la plateforme la plus proche ; ses bottes claquent sur le revêtement électromagnétique. Il titube, grogne tandis que son estomac retrouve sa place. Il essuie le sang qui lui coule dans l’œil, puis les jambes encore flageolantes, s’inquiète de la situation. En contrebas de sa position, telle une langue immense surgissant de la bouche grande ouverte du vaisseau apponté, le quai principal est le théâtre de nouveaux affrontements. À quelques mètres de l’entrée-soute du Magellan IV, serrés les uns à côté des autres, boucliers et matraques levés, les gardes impériaux braillent et font bloc face à une centaine de fuyards visiblement désorganisés. Peut-être ne s’attendaient-ils pas à aller aussi loin ? Sans doute sont-ils également surpris d'être si peu nombreux. À la décharge de ceux qui ont opéré un demi-tour, la garde a su se montrer persuasive dans l’artère principale, sans compter l’intervention éloquente de l’empereur en personne.
Avec une soudaine angoisse et une lucidité tardive, Tanto imagine que cette minorité tenace pourrait se révéler peu recommandable, constituée de crapules comme Kornel, d’idiots comme Lacius, voire pire encore. Le vaisseau-colonie deviendrait alors le refuge du rebut de l’humanité, libre d’exprimer — le temps d’un ridicule soulèvement — ses pulsions réfrénées sur Héliopolis par l’autorité de l’empire.
Avec une grimace, Tanto se figure l’empereur regardant disparaître la lie de sa chère société, confortablement installé sous son dôme, comme on désinfecte les toilettes après la grosse commission.
À présent, il observe le rassemblement d’un autre œil. S’il note un certain nombre de techos — dont la brigade émeraude, naturellement surreprésentée —, ainsi qu’une poignée de colons reconnaissables à leurs combinaisons azur, se détachent surtout de petits groupes sans couleur ni emblème distinctif, pour beaucoup armés d’outils. Les plus malins ont même pillé les vestiaires et portent des masques de soudure. Une bande de fouteurs de merde, à l’évidence, bien décidés à fracasser du garde impérial. Une belle connerie, à vrai dire. S’il y a bien une chose qu’il a apprise lors des bagarres de poivrots, c’est que la violence n’apporte jamais rien de bon sur le long terme. Si seulement il pouvait monter à bord du Magellan IV et les laisser tous sur le quai !
Deux drones émergent du boyau gravitationnel, stationnent un instant au-dessus de sa tête, avant de fondre vers la petite foule. Il est hors de question pour le média de rater cet incident croustillant qui devrait occuper l’actualité quelques jours — les citoyens d’Héliopolis ont le droit de savoir, bien sûr, et de plonger au cœur de l’évènement si possible. Il est inimaginable de ne pas dénombrer les blessés, les morts peut-être, ainsi que les dégâts matériels que la rixe aura provoqués. On fera la lumière sur la genèse de cet épisode inédit. On diffusera en boucle ce moment durant lequel le musicien Tanto s’est exprimé sur scène et poussé ses auditeurs à se révolter contre la monotonie d’une vie trop bien huilée. On débattra sur son enfance, la disparition accidentelle de ses parents, sa réussite et ses peines. On questionnera des témoins de ses nuits passées à boire. On décortiquera sa relation avec Anija, cette jeune femme brillante et pourtant complice de la rébellion. On lui trouvera des circonstances atténuantes. On lui pardonnera d’avoir rencontré une vedette dont l’esprit torturé et autodestructeur aura ruiné une carrière artistique somme toute remarquable. En revanche, on lui interdira de remettre les pieds sur un vaisseau-colonie et on la transférera sans doute dans la brigade émeraude. Elle finira sa vie à réparer les ventilateurs, à ramper dans les conduits, à ruminer sa haine contre un sale type tatoué qui sera parti sans lui.
Un drone, trop téméraire et curieux, est heurté par un projectile et dérive lentement, en flammes, pour s’écraser en contrebas. L’explosion sort Tanto de sa torpeur.
Tiens-t’en à ta promesse, ce sera déjà pas mal.
Il agrippe un filin et entame sa descente vers le quai principal. Chaque traction est une torture ; ses muscles réclament la capitulation. Il lutte pour ne pas lâcher la petite, devenue à la fois un véritable fardeau et une partie de lui-même. C’est comme s’ils avaient fusionné. Comme s’il portait, malgré l’impesanteur, le poids de sa conscience amochée. Comme s’il amorçait une pénitence qui ne connaîtrait jamais aucun accomplissement. Il tire sur le cordage, la mâchoire douloureuse, le cœur aussi noir que l’infini cosmos. Lorsque ses semelles claquent enfin sur la plateforme, face à la gueule béante du vaisseau-colonie, sa détermination est un bloc de glace logé à l’arrière du crâne.
— Tanto est là ! s’exclame une voix non loin de lui.
Les regards se tournent et des sourires fleurissent. Comme dans l’artère principale, on vient lui serrer la main, lui taper dans le dos. Une vague d’espoir, dont il est l’épicentre, déferle sur les visages fatigués et blessés.
Si la situation ressemble à une amère plaisanterie, Tanto préfère en profiter plutôt que de s’en plaindre. Les lamentations, ce sera pour plus tard. Il se redresse et bombe le torse, la petite sur son épaule, le poing fermé sur la hanche. Le ridicule ne tue pas, après tout, contrairement à un séjour dans l’espace, improvisé par un empereur sachant très bien comment appuyer sur un bouton.
— Le tatoué est avec nous ! hurle un type chauve en combinaison d’ingénieur hydroponique, son énorme pince-étau tendue en direction des sentinelles formant le cordon. Le temps est venu de vous faire botter le cul !
Des exclamations fusent, des clés à molette et des masses sont dressées au-dessus des têtes. Un petit groupe encagoulé se jette aussitôt sur les boucliers, qui claquent et grincent sous les coups des outils. Le choc est violent ; une grappe impériale est éjectée de la plateforme et dérive, incapable de retourner défendre sa position. Très vite, une brèche se creuse sur la gauche. Faisant fi de toute stratégie, mais sans doute motivé par la solidarité, tout le cordon se précipite afin de la combler.
— Les colons, avec moi !
Tanto s’élance sur la droite, là où le barrage s’est véritablement délité. Une épaule en avant, afin de protéger le corps de la petite, il bouscule un premier garde qui vacille autour de ses bottes lestées et laisse échapper sa matraque. Un deuxième garde — un putain de cerbère, reconnaissable aux trois flèches imprimées sur sa poitrine — tourne la tête et s’interpose. Tanto ralentit, fléchit une jambe, prêt à se décaler, lorsque l’ingénieur chauve le dépasse, hurlant comme un fou, et frappe dans le tas avec sa pince-étau. Sous l’impact, le bouclier s’écrase contre le nez du cerbère — décidément ! — qui décolle du revêtement électromagnétique et heurte un de ses collègues. Absorbé, Tanto ne voit pas venir le coup de matraque qui lui comprime violemment les poumons. Les yeux exorbités, il porte la main à sa poitrine, privé d’oxygène. Au-delà des jurons qu’il ne peut exprimer s’effiloche l’espoir. Est-ce ici que tout s’arrête ? Ses jambes tremblent et menacent de l’abandonner, mais un bras glisse sous son aisselle et le redresse ; une grande goulée d’air, douloureuse et salutaire, s’introduit dans ses poumons. Au travers de ses larmes qui, plutôt que de couler sur ses joues, s’attardent autour de ses yeux, il devine l’homme qui le soutient. Un faciès émacié et piqué de barbe qui ne lui est pas inconnu. Peut-être un collègue d’Anija, avec qui il aurait passé quelques soirées, ou un habitué du bar de l’Apocalypse. Peut-être un voisin.
— Tiens bon, Tanto, il faut continuer d’avancer !
— Merde…
À chaque inspiration, c’est comme si on lui enfonçait des aiguilles dans le torse, mais il serre les dents. À proximité résonnent des cris et des coups. On le frôle, on le bouscule. Soudain, on le lâche, et un autre hurlement retentit, tout près de lui. Merde, merde, merde ! Il n’a plus que ce mot à la bouche, tandis qu’il progresse, recroquevillé autour du petit corps inerte de la gamine qu’il a juré de protéger. Tellement d’émotions contradictoires se sont enchaînées ces dernières heures que la douleur lancinante dans sa poitrine agit comme un anesthésiant. Le bon prétexte pour tout oublier. Un moment, il a rêvé d’embarquer en tant que clandestin, il s’est amusé à imaginer la réaction de l’équipage à devoir le compter parmi les passagers. Il a ensuite aspiré à devenir un héros menant le peuple vers la liberté, comme ces terriens que l’on vénère en cours d’instruction. Enfin, il s’est proclamé chevalier servant d’une machine autonome et capable de rire. Mais il n’est qu’un éclopé titubant tête baissée en plein brouillard.
L’univers hurle sa dangereuse naïveté, en rythme des flashs orangés qui percent ses paupières closes. Il s’arrête de marcher, à bout de force.
Une alarme lui vrille les tympans.
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