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— Mes amis, nous sommes dans le putain de Magellan IV !
Tanto ouvre les yeux. Le monde autour de lui palpite des avertisseurs lumineux et sonores du vaisseau ; derrière lui, la gueule de la bête s’est refermée sur une vingtaine de silhouettes exténuées. Impossible de déterminer celle qui vient de prendre la parole. Il se laisse glisser le long de la paroi de l'appareil, unissant ses dernières forces pour caler le corps de la petite sur ses genoux.
La cavité centrale du Magellan IV est une version miniature du port, blanche et cylindrique, bardée de containers et de tuyaux, traversée d’une large langue pointant vers l’unique œsophage circulaire menant au tore de vie. Anija lui a suffisamment répété : le vaisseau-colonie est comme un petit tétant sa mère, mais doté de six énormes moteurs à antimatière, afin qu’un jour il quitte le nid. Une fois à destination, sa gueule deviendra le cœur bienveillant de la forge, indispensable au recyclage du superflu, et au façonnage du matériel nécessaire à la colonisation.
Peut-être passe-t-il quelques minutes, ou bien plusieurs heures, lorsque l’un des colons bredouille d’une voix blanche.
— Voilà le comité d’accueil.
Une femme a émergé du puits gravitationnel et arpente la plateforme à grandes enjambées, nullement contrainte par l’impesanteur. Derrière lui, un jeune homme — presque un gosse — trottine maladroitement pour tenir la distance. Elle porte une combinaison azur et or qui souligne un entraînement sportif acharné. Ses longs cheveux noirs tirés en arrière dégagent son visage sec et résolu, un masque sévère qui n’est pas sans rappeler celui de l’empereur lors de sa dernière intervention. Elle se plante devant l’assemblée, où l’on distingue à présent deux groupes. D’un côté les colons et de l’autre, la dissidence concentrée autour de Tanto avachi, la tête basse. Elle agrippe ses bras derrière son dos et lève le menton.
— Bonjour à toutes et à tous. Même si la conjoncture est particulière, bienvenue à bord du vaisseau-colonie Magellan IV. Je suis la capitaine Fiora, responsable de la colonisation du système de Barnard. Avant que vous me submergiez de questions, je vais faire un rapide topo de la situation, en commençant par ce qui nous préoccupe le plus : nous n’avons pas, à l'instant où je vous parle, le contrôle du vaisseau. L’initialisation des routines de départ a été engagée lorsque les sas des boyaux gravitationnels se sont ouverts. Tout se déroule comme prévu, seulement… les commandes manuelles ne répondent pas. D’évidence, l’engin est piloté depuis l’extérieur, et tous nos techos sont sur les dents pour comprendre pourquoi. Cela étant dit, et pour rester brève — pardonnez-moi d’être honnête —, si je l’avais pu, j’aurais ordonné la fermeture de la soute avant votre arrivée. (Elle croise les bras, droite comme la justice.) Les places sont limitées à bord, si vous n’en aviez pas conscience. L’avant-garde scientifique est au complet, installée dans ses quartiers depuis deux semaines, mais nous ne savons pas combien de colons manquent à l’appel et pour l’instant, le nombre d’invités surprise est encore flou. Je ne voudrais pas avoir à en jeter par-dessus bord. (Un sourire énigmatique apparaît, un court instant, sur son visage inflexible, avant d’être effacé d’un clignement des yeux.) Mais puisque vous êtes là, je vous demande de décliner vos identités et spécialités à l’enseigne Elego présentement à ma gauche, puis d’aller rejoindre les autres. Les blessés pourront faire une halte à l’infirmerie, déjà bien occupée à soigner les bobos causés par les irruptions répétées et fracassantes de convives dans mon vaisseau. Comment va cette fillette ?
Tanto lève la tête, hagard. Il nage dans le coton, et le soliloque assommant de cette femme guindée n’arrange pas les choses.
— C’est compliqué, répond-il d’une voix enrouée, mais je pense qu’elle va bien. Elle est seulement très… fatiguée.
— Ce sera l'unique enfant à bord.
— Elle préfère la compagnie des adultes.
— Alors, tout est pour le mieux. Tu es Tanto, le musicien, c’est bien cela ?
— C’est ça, coasse Tanto avant de se racler la gorge.
— Elego, prends note, je te prie. Tanto, viens avec moi. Nous avons à discuter de certains... détails.
Tanto soupire. La dernière chose qu’il désire, en cet instant, c’est de s’entretenir avec une quelconque forme d’autorité. Il se lève néanmoins, doucement, péniblement, prenant soin malgré la fatigue de ne pas lâcher le corps inerte de sa protégée. Si la capitaine Fiora est sans conteste bavarde, autoritaire et spontanée, au moins a-t-elle l’élégance de ne pas se montrer impatiente. Les bras toujours croisés sur sa poitrine menue, elle semble mesurer, d’un regard perçant et sévère, ce qu’il a dû endurer pour en arriver là. Ou peut-être se demande-t-elle simplement comment — et pourquoi — un pauvre type comme lui, vêtu comme l’as de pique et les cheveux en épis, a organisé un tel bazar et menacé l’œuvre de sa vie.
— Je vous suis, articule Tanto enfin debout.
Elle se détourne, faisant mine de n’avoir rien entendu, vers son enseigne qui a commencé à enregistrer les colons sagement ordonnés en file.
— Elego, cette alarme va nous rendre cinglés. Débrouille-toi pour que cela cesse au plus vite.
— Oui, capitaine.
La capitaine Fiora tourne les talons et attend que Tanto vienne à sa hauteur pour se mettre en marche vers le puits gravitationnel.
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Tanto, je devrais te livrer à l’empire. Tu as foutu un sacré merdier et Judian est dans une rage folle. Il hurle dans tous les intercoms qu’il veut ta peau. Seulement, eh bien… (Elle porte la main à son oreille et s’arrête à quelques pas du puits.) Nous venons de nous désarrimer. Par la force des choses, tu fais désormais partie de l’équipage. Tâche simplement de t’en rendre digne. (Elle hésite un instant, puis enfouit ses doigts dans la chevelure gonflée de la fillette.) C’est une très jolie poupée, comment s’appelle-t-elle ?
— Koni, parvient à articuler Tanto qui lutte pour ne pas s'effondrer.
— C’est un très beau prénom. (L’alarme s’arrête enfin, et elle marque une longue pause, les yeux plissés, comme si elle goûtait le silence retrouvé.) Je vais faire préparer un module pour toi et l’enfant. Cette expédition concerne les générations à venir, autant les choyer dès à présent.
Le regard rivé sur la fillette, la capitaine Fiora arbore un vrai sourire, sincère et visiblement attendri. Aucun doute que l’irréelle perfection de la poupée blonde ne peut laisser indifférent.
— Merci.
Elle souffle du nez.
— Ne me remercie pas. Cette clémence n’est ni partagée ni gratuite. Je te charge de surveiller la compagnie séditieuse. Soyons d’accord, je n’accepterai aucun écart. Je n’arrive toujours pas à croire que la colonie de Barnard est en partie composée de citoyens ayant désobéi à la discipline de l’empire. Comme s’ils étaient capables d’un meilleur jugement, détenteurs d’un avenir préférable pour l’humanité. (Elle soupire, plus lasse qu’agacée) Je n’ai aucune idée de comment nous allons cohabiter, mais si une catastrophe devait survenir, elle porterait ton nom pour l’éternité. (De nouveau, elle colle la main à son oreille, l’air grave et le menton saillant.) D’autres affaires m’attendent.
Son corps athlétique semble prêt à se jeter dans le puits gravitationnel, mais elle marque un temps d’arrêt, tourne la tête, adopte une pause faisant saillir les muscles de son cou.
— Oui, capitaine ? demande Tanto à tout hasard, alors qu’il n’espère aucune remontrance ou discours lénifiant, l’une et l’autre sonnant à ses oreilles comme s’il était considéré comme un adolescent turbulent et vaguement attardé, ce qui, à bien y réfléchir, est peut-être le cas.
— J’ai expressément prié Judian de ne pas punir Anija trop sévèrement. C’est une excellente techos et une fille attachante. Je suis particulièrement contrariée qu’elle ne fasse pas partie du voyage.
— Et moi donc, murmure Tanto, mais la capitaine Fiora a déjà sauté et disparu.
Péniblement, il repositionne Koni sur son épaule et entame à son tour sa descente dans le tunnel. Immédiatement, son bras libre se raidit, réminiscence de la douloureuse épreuve dans le boyau d’Héliopolis. Il grimace, lutte contre l’envie d’accélérer et risquer de heurter une paroi, et redoute le moment où la gravité reprendra ses droits. Heureusement, les techos ont pensé à tout, et alors qu’il sent le poids de la petite machine augmenter, des bandes rouges, de plus en plus rapprochées, indiquent la distance restante avant d'atteindre le tore. Ses bottes émettent un bruit sourd lorsqu’il touche enfin le plancher en polyuréthane d’un lieu étrangement familier ; sobriété élégante et fonctionnelle, lignes épurées et distributeurs discrets, panneaux d’orientation, plafonds diffusant une lumière circadienne ; le design typique de l’artère principale d’Héliopolis, dans une déclinaison bien plus modeste.
Il erre dans le couloir désert, pose sagement un pied devant l’autre, afin de s’habituer à la nouvelle gravité ainsi qu’à la force de Coriolis, légèrement plus prononcée que sur la station. Un sas s’ouvre à son passage, et dévoile ce qui constitue sans doute un bloc-habitats du vaisseau-colonie. Avec un peu d’imagination, il pourrait être revenu à quelques pas de son module personnel, en bordel, mais douillet. La grande inspiration douloureuse qui le secoue se transforme en sanglots. Putain, si seulement !
Il s’engage dans la coursive latérale, guidé par cette douce illusion. Un colon le croise sans ralentir, le visage fermé. Du coude, il active le panneau de contrôle manuel d’un sas qui s’ouvre sans bruit. Après un dernier bref regard dans le passage, il s’introduit dans la pièce qui s’éclaire aussitôt. Avec soulagement est un peu de surprise, il reconnaît une chambre individuelle standard, à ceci près qu’en son milieu trône ce qui semble être, bien qu’il n’en ait jamais vu, un module de biostase. Le sourire aux lèvres en dépit des douleurs lancinantes de son corps meurtri, animé par le sentiment du devoir accompli, il installe délicatement la petite mécanique inerte au fond de la cuve. Malgré la gravité, il se sent éminemment léger. Il lutte pour ne pas s’endormir. Depuis quand n’a-t-il pas fermé les yeux ? Une bonne éternité, voire deux. Il voudrait se laisser aller, mais il lui reste encore quelque chose à faire.
Il jette sur la fillette un regard ému.
On l’a fait, Koni. Comme je te l’ai promis.
Il plonge la main dans la poche pectorale de sa combinaison. Le seul fait d’effleurer sa poitrine lui arrache un cri de douleur. Il tâtonne un instant. À ce qu’il lui semble discerner entre ses doigts, une angoisse lui saisit le cœur.
Il retire de sa poche le galet anthracite, proprement fendu en deux.
Il tombe à genoux, se prend la tête dans les mains.
Merde, merde, merde !
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Fin de la deuxième partie.
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