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Elle me dit que je suis sa belle au bois dormant. La première fois, je n’ai pas compris ce qu’elle entendait par là, alors elle m’a conté toute l’histoire. En définitive, c’est à la fois mignon et terriblement offensant. Je n’ai pas la carrure d’un prince charmant, d’accord, mais de là à inverser les rôles... de plus, elle ne m’a pas vraiment réveillé d’un baiser. Enfin, j’espère que la belle n’a pas connu les affres de la sortie de biostase, et n’a pas vomi sur le plastron de son sauveur.
Elle me répète sans arrêt combien j’ai eu de la chance qu’elle soit arrivée au bon endroit et au bon moment. La probabilité était infime, invraisemblable. D’accord, mais comme le disait mon ami Yeouda, il faut bien qu’un miracle se produise de temps en temps, n’est-ce pas ? De la veine, on ne peut pas dire que j’en ai eu beaucoup récemment. J’aime à croire que mon sauvetage aura apporté un peu d’équilibre à ce que Mara a appelé, avec un sourire étrange, mon karma.
Récemment. La bonne blague. La poisse me poursuit depuis près de cent ans. Cent putains d’années ! Je connaissais la durée du trajet jusqu’à la super-terre Alvan, et c’était déjà difficile à avaler. J’imaginais Anija ayant refait sa vie et mère de deux enfants. J’imaginais Yeouda, le pauvre vieux, sucrant les fraises ou même incinéré. Mais après que ce mange-merde de Kornel m’a éjecté hors du Magellan IV, dans une capsule de sauvetage, et que Mara m’a incidemment récupéré, cinquante ans de voyage en biostase se sont encore écoulés. Que reste-t-il maintenant de ce que j’ai connu ?
De façon très égoïste, je l’avoue, je me suis demandé : est-ce que sur Héliopolis on écoute toujours mes chansons ? L’empereur, motivé par la colère, a-t-il décidé d’effacer toute mon existence, mon art, mon méfait ? Apprend-on aujourd’hui, en classes d’enseignement, qu’un sale type au visage tatoué s’est un jour rebellé contre l’empire, mettant ainsi en péril la survie de l’humanité ?
Cent années après mon départ d’Héliopolis, je ne regrette vraiment qu’une seule chose : ne pas avoir tenu ma promesse de ramener la petite Koni à la… vie ? Son minuscule cœur fendu entre mes mains a brisé le mien. Longtemps je suis resté à genoux devant sa cuve, avant d’en refermer le couvercle. Puis l’idée m’est venue que, peut-être, elle avait réussi à se télécharger dans le vaisseau. J’ai essayé de communiquer avec elle pendant plusieurs semaines — sans doute que les autres me pensaient cinglé —, en vain. Par ma faute, la petite mécanique qui souhaitait voyager était restée coincée avec le maître-machine de la station. Par ma faute, Anija était aux arrêts. Par ma faute, le Magellan IV faisait route vers le système de Barnard, avec à son bord les deux pires enflures que la post-humanité ait engendrées. Il y a cent ans, tout est allé de travers. La déveine, dans les plus grandes largeurs.
Elle me dit que nous sommes arrivés dans le système de Procyon, après avoir successivement visité celui de Tau Ceti, puis de Proxima Centauri, afin de procéder à ses habituelles livraisons. Les colons de chacun de ces systèmes se sont installés. Les terraformations des planètes choisies — respectivement Tuomi et Toliman — demeurent en bonne voie malgré les difficultés. Toliman possède, en orbite synchrone de son port principal, le tore du premier Magellan reconverti en chantier spatial. L'objectif est de rapidement coloniser l’étoile voisine Alpha Centauri. Elle dit que là-bas, une candidate semble très prometteuse.
Elle m’apprend que Procyon A forme, avec le système de Gomeisa, le duo visible de la constellation Canis Minor, représentant un chien suivant Orion. J’imagine que ce sont des choses que l’on explique en classes d’enseignement, mais je pense surtout à la nausée qui risque de me priver du petit déjeuner difficilement avalé il y a peu. Elle sourit, compréhensive, avoue qu’elle raconte tout ça pour me changer les idées. Elle m’assure que l’on s’habitue, qu’elle a trouvé son petit rituel rendant le processus supportable, même si le siphonnage du vitagel reste un horrible moment. N’empêche, je déteste plus que tout ces foutus modules de biostase.
Il faut dire que Mara passe également son temps dans un caisson ; elle fait partie de la caste des grands voyageurs. Ça non plus, je ne l’ai pas compris. Alors, après avoir soupiré, elle m’a raconté toute l’histoire. Les nouveaux peuples nés de la dispersion des habitants d’Héliopolis exploitent les ressources naturelles de leur environnement — l’eau de Tuomi la planète-océan, les minerais de Toliman la ferreuse, l’agriculture sur Luyten b la fertile —, et compensent leurs carences par une économie d’échange. La caste des grands voyageurs, constituée de trois cargos mandatés par l’empire, est chargée d’établir les liens entre les systèmes et d’effectuer les transactions. En contrepartie, les vaisseaux sont rétribués généreusement en vivres, en matériel, et même en équipage si besoin. Je me suis spontanément proposé. Je n’avais rien de mieux à faire. Elle a ri, d’une manière assez vexante. Une main sur ma joue, elle m’a rappelé que l’empereur avait la dent dure, qu'il avait déjà planifié de remettre de l’ordre dans le système de Barnard. Que l’idéal pour tout le monde, c’était de me faire oublier. La belle au bois dormant, je sais. Je sais. En approchant sa bouche de la mienne, elle a murmuré que bientôt, je devrai y retourner.
Malgré le peu de temps que nous avons partagé ensemble — quelques jours avant de quitter le système de Barnard, deux semaines dans un module luxueux du chantier spatial de Toliman —, je dois bien avouer qu’entre Mara et moi circulent des atomes bien crochus, comme le disait mon ami Yeouda qui tenait ça d’un certain Goethe. Je savais que plus de cinquante ans étaient passés, qu’Anija avait assurément tourné la page — sans compter qu’elle me détestait —, mais la culpabilité assiégeait mon cerveau de sale type au visage tatoué. Sans trop d’effort, Mara a forcé tous les verrous. Aujourd’hui, mes sentiments pour elle sont compliqués. Cette femme généreuse, capricieuse, passionnante et passionnée, capitaine d’un cargo interstellaire, pourrait être ma mère. En fait, si j’ai bien tout compris, elle pourrait être mon arrière-arrière-arrière-grand-mère.
Certaines choses nous ont rapprochées, comme notre enthousiasme pour la musique — elle m’a fait découvrir son artiste fétiche, Mulwin Nan, j’avoue que ce type était un génie —, ou le fait de ne pas avoir pu dire adieu à nos parents. Nous avons eu de longues discussions à propos des valeurs de l’empire. J’ai constaté que derrière l’empereur se cachait quelqu’un de certes mégalomane, mais porté par une vision d’espoir et d’avenir indéfectible pour l’humanité. Il faut croire que je me suis trompé, et qu’il nous aime véritablement.
Elle m’informe que le système de Luyten fait également partie de la constellation du petit chien, mais que son étoile, une naine rouge, n’est pas visible depuis le système solaire. Sur Luyten b, une super-terre idéale pour la colonisation, a été construit le Port Prestige, devenu rapidement le grenier alimentaire du bras d’Orion, grâce à la qualité exceptionnelle des sols de la planète. Luyten b est sa prochaine destination, mais avant, elle veut me présenter son château de prince charmant, assemblé avec le fruit de ses échanges, sur un astéroïde en orbite autour de l’étoile compagnon de Procyon A.
Par le hublot, la naine blanche brille faiblement, entourée à grande distance par un anneau de roche et de glace. Elle m’a demandé de revêtir cette combinaison d’un bleu profond pliée au pied de ma couchette, et de rester attentif aux appels intercom. J’imagine que mes heures sont comptées, à présent, avant que je ne monte dans sa superbe navette.
Elle dit que bientôt, je me serai fait oublier, et me promet de revenir me chercher. Je vais dormir quelques siècles sagement dans son château, jusqu’à ce qu’elle me réveille à nouveau.
Et j’espère que cette fois, ce sera d’un baiser.
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