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Au pas de charge, Mara Kuzpit arpente les coursives de son vaisseau. Le cheminement jusqu’au pont principal, qu’elle pourrait suivre les yeux fermés, la mène sur une passerelle qui longe sur près de deux cents mètres le hangar du cargo. Elle s’arrête un instant, les mains sur la rambarde, afin d’admirer le cœur de son bâtiment en effervescence. Des machines et des hommes s’activent, en microgravité contrôlée, dans les alvéoles qui tapissent la structure, déplacent et préparent les containers destinés à être débarqués par transbordeurs automatiques. Sur la plateforme centrale, la navette est posée comme une goutte de mercure sur une plage étincelante. Elle ne se lasse pas de contempler cet appareil unique au design épuré, conçu et construit dans le port spatial Toliman. Un coup de cœur esthétique, avant tout, ranimant le désir de possession, un sentiment perdu depuis longtemps et prohibé par l’empire. Elle avait dû marchander âprement avec l’armateur centaurien, se séparer d’une partie non négligeable des réserves du vaisseau — alimentation, eau, minerais précieux — ainsi que d’une escouade de drones, afin d’acquérir ce bijou d’ingénierie. Le côté pratique, ensuite, avec un engin spacieux au confort intérieur incontestable, assurant un standing idéal pour mettre les négociants en confiance et garantir une certaine déférence. Un reliquat certes inutile, mais tenace, de ses dernières années sur Terre, lorsqu’il était impératif de convaincre les investisseurs de la sagacité de ses recherches.
Des souvenirs remontent, telles des bulles formées dans les abysses du temps, à la surface de cet instant de contemplation sur la passerelle de son cargo interstellaire, et dérivent jusqu’au jour de son premier rendez-vous avec Aris Aftokrator. Son bureau immense était bondé de robots immobiles. Il était pourtant difficile de se persuader d’être réellement en tête à tête avec l’homme le plus influent d’une civilisation en plein délitement. C’était un après-midi de canicule écrasante, en plein mois d’avril. Venue quémander des fonds, dans l’espoir de faire tenir debout un projet de migration d’astéroïdes jusqu’en orbite lunaire, elle était repartie avec un job à plein temps et des ressources illimitées. Aujourd’hui, elle touche une sacrée prime d’ancienneté.
Mara Kuzpit émet un rire bref, en tapotant de ses ongles la rambarde en acier de la passerelle.
L’immortalité… ou presque. L’être vivant le plus puissant de la galaxie — jusqu’à preuve du contraire — garde bien ses secrets, car si l’empereur ne semble aucunement vieillir, Mara Kuzpit prend bel et bien des rides ; cela se vérifie à chaque remontée, lorsqu’elle s’examine devant son miroir. Un jour, même très lointain, la mort la touchera de son doigt racorni. Avant que cela n’arrive, elle posera sa démission par message laser et quittera la guilde des grands voyageurs.
À vrai dire, cette perspective la travaille depuis longtemps. Elle a d’abord pensé finir ses vieux jours dans le système de Luyten. À chaque escale sur sa planète colonisée, Mara Kuzpit ressent la même nostalgie ; depuis l’espace, Luyten b ressemble à la Terre. Son camaïeu d’ocres et de verts ainsi que son unique mer australe, voilés par d’épaisses couches de nuages rosacés, la rend pourtant sans pareil et d’une beauté saisissante. Sa résonnance orbitale la fait littéralement rouler sur son étoile, une naine rouge à l’activité particulièrement calme et qui, à son zénith, remplit un bon quart du ciel. Son inclinaison et sa vitesse de rotation impliquent un rythme nycthéméral spécifique ; sur Luyten b, les nuits sont pourpres et concises, les aubes flemmardes et les crépuscules têtus, embrassant tout le spectre des couleurs. Le souffle du vent, continu et omniprésent, glisse sur le silence de la terre. Dans le céleste séjour musarde Sa Majesté Cardinala, un énorme satellite à l’enveloppe gazeuse indigo.
Mara Kuzpit soupire. Assurément, Luyten b aurait pu être le parfait lieu de villégiature. Elle se serait installée à quelques kilomètres de port Prestige, sur cette colline visible depuis l’Hélépole, où elle aurait fait construire une habitation semi-enterrée et dotée d’une verrière orientée plein sud donnant sur l’horizon scintillant de la mer Harps. Peut-être aurait-elle fait la culture du coton.
Seulement, une saleté d’intuition lui avait intimé de s’éloigner des systèmes colonisés, de se tenir à l’écart des routes commerciales et le moment venu, de se faire oublier. Son instinct lui hurlait que rien dans l’univers ne restait figé très longtemps, et que forcément, un évènement finirait par contrecarrer les plans de l’empire. Une saleté d’intuition, assurément.
C’est pourquoi Mara Kuzpit a imaginé la résidence de ses vieux jours à l’intérieur d’un astéroïde perdu au milieu de l’anneau de roches et de glace en orbite lointaine de la naine blanche Procyon B ; elle trouve cocasse le fait de se cacher à l’ombre de l’un des phares du ciel nocturne terrien. Chaque fois qu’elle voyage en direction du système de Luyten, elle fait un petit détour — à peine plus d’une année-lumière — afin de nourrir ses machines en matériaux et de faire avancer les travaux. Au nez et à la barbe de l’empire, bien entendu. Elle est particulièrement fière d’avoir réussi à négocier la récupération d’une grande partie du Magellan III à des colons cétites, désireux de s’en débarrasser et d’oublier leur migration et d’embrasser pleinement la conquête de leur Eldorado aquatique.
Elle pensait avoir pallié tous les scénarios catastrophes, réglé tous les problèmes techniques et logistiques, mais c’était sans imaginer une seconde une putain de scène de ménage cosmique.
Mara Kuzpit frappe la rambarde du plat de la main. Assez rêvassé ! Il est temps de se renseigner sur la nature de l’évènement, et de mesurer les conséquences pour l’astéroïde et son résident.
Elle jette un dernier coup d’œil à sa navette puis se remet en route, ses bottes claquant sur le plancher. Elle croise des membres d’équipage qui la saluent respectueusement. Elle tourne et vire dans les couloirs, puis se plante devant un sas, s’impatiente, et s’engouffre enfin sur le pont principal.
— Yanco…
Sa voix s’étrangle lorsqu’elle découvre, affiché sur l’écran géant du vaisseau, un spectacle tout à fait éloquent. Yanco ne manquera pas d’énoncer, avec moult détails et données, ce qui se déroule devant leurs yeux, mais son bagage en astrophysique suffit pour en déduire l’essentiel.
— Capitaine ?
— Bordel de merde !
— Je n’aurais su mieux résumer, capitaine.
Mara Kuzpit s’approche de l’écran, avec autant d’entrain que si elle craignait qu’il la morde.
— À quelle distance sommes-nous de l’évènement ?
— Un peu moins de trois millions de kilomètres.
— L’astéroïde ?
— Certainement pulvérisée, capitaine.
Mara Kuzpit serre les poings et la mâchoire. Même si cela monte avec violence, comme une vague immense depuis sa poitrine, il est hors de question de laisser paraître ses sentiments devant son équipage. Elle reste figée, les mains derrière le dos, dignement.
Hors contexte, l’image affichée par l’écran est d’une beauté époustouflante. Procyon A, l’étoile principale du système, déroule une excroissance courbe de plasma s’étirant sur plusieurs unités astronomiques ; à l’extrémité de cette trainée gazeuse, sa compagne, infiniment plus petite qu’elle, mais prodigieusement plus massive, est en train de l’aspirer, enveloppée dans un disque d’accrétion. Le ballet cosmique engagé pourrait durer des milliers d’années, et aboutir à la disparition des deux astres dans une formidable nova.
— Pourquoi ne l’avons-nous pas vu venir ? demande Mara Kuzpit, maîtrisant sa voix pour ne pas chevroter.
— Lors de notre première exploration du système, nos calculs ont confirmé ce que les bases de données attestent depuis le XIXe siècle : la période mutuelle du couple Procyon, c’est-à-dire leur période de révolution respective par rapport à leur centre de masse, était jusqu’ici parfaitement stable. La naine blanche n’était en aucun cas assez proche de son étoile principale pour avoir la tentation de la vampiriser.
— Et pourtant ! Quelles sont les conclusions de nos scientifiques ?
— Un phénomène a pu accélérer la naine blanche lors de sa dernière révolution, ou au contraire ralentir l’étoile principale. Des hypothèses rendent viables l’une et l’autre de ces possibilités, mais une d’elles retient particulièrement notre attention.
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Nota : j'ai conscience de la faiblesse de ce chapitre ; je n'en suis moi-même pas entièrement satisfait. Je reste néanmoins dans ma dynamique d'un chapitre (en premier jet) par semaine ; j'y reviendrai lorsque je passerai en phase relecture. Merci, cher(e)s lecteurs(trices) de votre compréhension, en espérant que cela ne nuise pas trop à votre lecture :)
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