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— Nous survolons l’anneau, arrivée prévue dans dix minutes.
— Merci, Junsen.
De nouveau, Mara m’adresse un clin d’œil. J’apprécie sa volonté de me rassurer, même si je ne peux m’empêcher de trouver un brin condescendante toute cette attention. Je m’en offusque un peu, mais lorsque je me souviens que son équipage et elle naviguent dans le milieu interstellaire depuis cinq siècles, je dois bien me rendre à l’évidence que leur attitude est légitime. Je ne suis qu’un gamin, comparé à eux, terriblement naïf et ignorant de tout. J’avais des soupçons, bien sûr, des théories fumeuses et surtout une sacrée dent contre l’empereur — de quoi lui coller sur le dos tous mes fléaux quotidiens —, mais rien ne laissait penser qu’il se passait des choses en dehors du microcosme d’Héliopolis.
Cela change-t-il quelque chose, maintenant que Mara m’a ouvert les yeux ? Cela m’aide-t-il d’avoir appris l’existence d’un cargo nommé Harmonie, entièrement automatisé et rempli de machines de guerre programmées pour anéantir la colonie d’Alvan, et très probablement déjà arrivé à destination ? Pour ma part, je ne réalise pas ce que cela signifie vraiment, sinon que Kornel avait raison. L’empire est en route pour botter le cul d’une innocente tentative d’émancipation, pour effacer une expérience ratée, et j’échappe à la mort pour la seconde fois grâce à Mara.
Je ne l’ai pas trouvée tellement troublée, la capitaine de L’Amundsen III, lorsque son expert en communication, un certain Lidris, a annoncé avoir reçu un balayage laser faisant savoir aux grands voyageurs que le secteur d’Ophiuchus était en quarantaine jusqu’à nouvel ordre. Pas vraiment surprise, pas du tout peinée, comme s’il s’agissait de l’ordre nécessaire des choses. J’oublie trop souvent que Mara est entièrement dévouée à la cause de l’Empire. Comme Anija. Comme la quasi-totalité de l’humanité, si l’on excepte quelques nuisibles en passe d’être exterminés, et moi qui suis en route pour une incarcération d’au moins un bon siècle. Je me persuade du contraire, mais je n’étais pas différent d’eux. Nous avions, indéniablement, des illusions en commun.
J’en viens à me demander pourquoi je déteste autant Kornel — pour Lacius, je ne me pose pas la question, ce type s’est montré jusqu’au bout un affreux et parfait abruti. La raison de cet antagonisme est enfouie quelque part, mais je n’arrive plus à mettre la main dessus. Est-ce que l’on se foutait sur la gueule, au cœur des nuits artificielles, pour défendre nos idées embrouillées par l’éthanol ? Notre rivalité remonte-t-elle aux cours d’instructions ? Il est triste que cette cause se soit perdue, effilochée par le temps. Qu’elle soit devenue une évidence sans motif comme une croyance sans preuve. Je cherche en vain un autre prétexte que celui d’avoir donné l’ordre de m’éjecter dans l’espace, car ce coup de pute-là, je l’ai sans doute mérité. Peut-être, en effet, ai-je déçu par mes nouvelles convictions, aveuglé par ma peine d’avoir abandonné la petite mécanique. Que de trahisons ! Certainement Kornel avait-il, de son côté, de bonnes raisons de me haïr.
Je préfère tourner la tête ; sur mon visage, il doit se lire à quel point je me dégoûte, et je ne désire pas que Mara s’inquiète de nouveau pour moi.
De l’un des hublots ovales qui ponctuent la carlingue de l’appareil, j’aperçois la farandole immense des poussières de l’anneau, à peine éclairée par la naine blanche, isolée et perdue sur la toile cosmique ; à l’orientation des éclats sur la glace, je devine sa compagne dans notre dos. Rapidement, les poussières se muent en cailloux, puis en vénérables rochers sombres dont les albédos varient selon leur composition. Peu à peu, la navette s’enfonce dans les dangereux amas. Elle tangue et roule, pique du nez, virevolte follement avant de se redresser soudainement. Je comprends mieux l’utilité des harnais : le pilote est en train de slalomer entre les astéroïdes ! Je déglutis, agrippe les sangles. Par le hublot, les écueils défilent alors que mes pieds quittent le sol. L’appareil décroche, et une bile acide remonte jusque dans ma bouche. Comme je regrette la gravité tranquille d’Héliopolis !
— Junsen, cesse ton petit numéro de frime, lance Mara d’une voix flegmatique.
— Si on ne peut plus rigoler ! raille Junsen au travers de l’intercom.
— Nous ne sommes pas là pour rire, mais pour mener notre invité indemne à la maison.
— À vos ordres, capitaine !
L’appareil ralentit et se stabilise, mon estomac retrouve de nouveau son endroit. La caillasse au-dehors n’en reste pas moins impressionnante. Par deux fois, je choisis de fermer les yeux et d’attendre le reflux de mon angoisse, en me remémorant une chanson. Que dit-elle, déjà ? Nous irons tous deux voir Saturne, son accroche-cœur depuis Titan, opalin dans le ciel nocturne, œil secret de tous les amants… ai-je vraiment écrit ça ?
L’appontage est aussi soudain que brutal. Même Yanco, resté impassible durant tout le voyage, plisse le nez et manque de perdre ses lunettes. Mara grimace, les poings serrés. Au-delà du hublot, des flashs orangés percent les ténèbres et révèlent par alternance une paroi de plaques de métal assemblées.
Le temps que je me détache, la porte de la cabine coulisse dans un chuintement élégant, et Junsen apparaît avec un sourire en coin. Il ne porte pas de combinaison, mais un pantalon en denim et un blouson épais en cuir végétal, le genre de vêtement difficile à trouver sur Héliopolis, façonné à la main par les plus acharnés des modélistes, en échange de bien plus qu’une chanson ou deux. Dans ses cheveux blonds gominés est plantée une visière irisée qu’il abaisse sans doute lorsqu’il pilote son engin. Je dois bien avouer qu’il se dégage de son assurance, de son impertinence même, une sacrée classe. J’imagine qu’à l’instar de Mara, Junsen est un dinosaure né sur Terre il y a plusieurs centaines d’années. Il remonte le couloir d’une démarche tranquille, laissant sur son passage une odeur forte et musquée, avant de se poster devant le sas de sortie.
— C’est respirable, dehors ? dis-je avec angoisse, alors qu’il pianote sur un terminal et que le sas expulse une série de profonds soupirs.
— Absolument pas, répond Junsen, qui appuie néanmoins sur l’interrupteur de validation de procédure, dont la forme et la couleur ne permettent aucun doute sur le danger qui nous attend dehors.
Mu par un réflexe idiot, je retiens l’oxygène dans mes poumons et me tourne vers les autres passagers. Yanco remonte ses lunettes sur son nez, hausse les épaules, puis se met en route vers la sortie. Mara me regarde avec incrédulité.
— Tu crois vraiment que le vaisseau s’ouvre sur le vide ?
— Je ne sais pas, je…
— Ne perdons pas de temps.
Avec précaution, je l’accompagne jusqu’au seuil de la navette. Le sas donne sur un boyau à la fine paroi chiffonnée, éclairé au sol par des loupiottes triangulaires indiquant la marche à suivre. Drôle de concept, dans un tunnel… tout de suite, le froid m’envahit. Un sentiment que je m’étais efforcé d’oublier, tant il me rappelle le secteur 7 et le jour de mon adieu mouvementé à la station. Je frissonne de tous mes membres tandis que nous débouchons sur un couloir perpendiculaire. Une immense baie vitrée me permet de découvrir enfin le hangar éclairé, dans lequel est posée la navette, encore nimbée de volutes paresseuses de fumée. Derrière l’appareil, une large percée sur l’espace, un panorama saisissant. Des astéroïdes de toutes tailles aux facettes baignées de lueurs nacrées. Des étoiles par millions, les plus brillantes formant des constellations inconnues. Une fenêtre ouverte sur une certaine idée de l’infini.
— Je suis désolée de t’arracher à la contemplation, Tanto, mais nous devons nous hâter.
Je lui emboîte le pas. Nous déambulons dans un dédale de couloirs rudimentaires ; un patchwork de plaques de métal rivetées, soudées, sans aucun sens esthétique, bien loin de l’uniformité sobre des structures auxquelles je suis habitué.
— Tout a été conçu et assemblé par des machines. Plutôt pas mal, non ? Il a été nécessaire de creuser puis consolider la roche, de constituer les défenses contre les rayonnements cosmiques et de programmer les principaux supports-vie — régulation thermique, recyclage des fluides et des déchets, contrôle de la gravité interne et gestion électromagnétique du périmètre autour de la planète mineure. Mes drones ont travaillé sans relâche au fil des approvisionnements en matériaux. Un chantier de dingue, je te promets une totale sécurité. Un jour, je te ferai visiter.
Nous débouchons au pas de course sur une pièce aux dimensions modestes qui, facture grossière mise à part, ressemble fort à un module individuel. Sans surprise, un caisson de biostase trône en son milieu. En revanche, je tressaillis en découvrant ce qui se tient immobile à son côté.
— Bonjour, capitaine, dit le bipède mécanique en faisant pivoter légèrement son énorme tête.
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