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Hiber s’apprête à ordonner un décollage immédiat lorsque la navette surgit hors du hangar dans un mugissement aigu, soulevant un grand panache de poussières. Aussitôt, trois missiles bifurquent pour l’intercepter, mais échouent à infléchir suffisamment leur trajectoire et percute le flanc de la montagne, loin au-dessus de la baie. Les trois autres projectiles survolent en ronflant le terrassement d’approche puis s’engouffrent dans le spatioport. Hiber a juste le temps de se replier sur lui-même — jambes fléchies, bras plaqués sur la poitrine — avant d’implorer d’une grimace résignée, impuissant, la clémence de l’inévitable déflagration.
Impact. Aussitôt, Hiber perd l’usage de ses sens. La perception de l’espace et du temps, sa place même au sein de l’existence physique, devient insignifiante ; son esprit s’est lové dans une bulle d’expiation et d’appréhension.
— Monsieur ? Monsieur ? Je reviens vous chercher !
— Négatif.
Hiber se risque à bouger ses membres, l’un après l’autre. Une douleur à l’épaule gauche, supportable, confirme qu’il est bien toujours en vie. Un air frais s’insinue à l’endroit de sa blessure et contraste avec l’impression désagréable de bouillir ; derrière ses paupières froissées dansent des lueurs dévorantes. Il tâtonne sa cuisse droite, saisit et déclipse le masque qu’il porte à son visage, heurte la visière du casque de l’EXO, laisse retomber l’appareil en grognant. Ses oreilles carillonnent, mais il ne saurait dire s’il s’agit des alarmes ou d’acouphènes dues à l’explosion. Une chose certaine et rassurante, c’est qu’il n’est pas devenu sourd. Lentement, à sa manière imperceptible, il ouvre les yeux.
— Monsieur ?
— Négatif, répète l’officier, un goût ferreux dans la bouche. Va livrer ta cargaison à notre compagnie. Des armures de combat. Elle en aura bien besoin.
— Mais, monsieur !
— C’est un ordre, soldat.
Il se redresse en s’appuyant sur l’angle d’une console renversée et prend un temps pour revenir à lui. Les vitrages feuilletés de la baie n’ont pas résisté ; un tapis de verre brisé accroche et diffuse les rayons mordorés de Barny. Dans la salle de contrôle aux allures de pandémonium s’engouffrent d’un côté la brise fraîche extérieure et de l’autre une fumée noire et brûlante. Les appareils de commande ne sont plus qu’un amas de matières noires fondues, tordues et dévorées par les flammes. Une nouvelle fois, Hiber doit admettre que la carapace de l’avant-garde scientifique vient de lui sauver la peau. Si Ushel arrive à destination — pourquoi en serait-il autrement ? —, le cadeau d’Elego pourrait changer l’issu de l’affrontement. Peut-être même de la guerre. Pourquoi ne les a-t-il pas fournis plus tôt, et en plus grand nombre ?
Hiber saisit son arme tombée à terre en pestant contre son épaule douloureuse, et l’évidente incapacité du visionnaire Elego à admettre que lui aussi redoutait depuis toujours les représailles de l’empire ; tiraillé entre sa haute croyance et l’implacable destin, le visionnaire a choisi un entre-deux indigent.
Bien entendu, les machines ne sont plus sur le remblai, de l’autre côté du défilé. Hiber active les senseurs de sa combinaison. Les machines diffusent-elles suffisamment de chaleur pour se distinguer de la fournaise autour de lui ? Dans le doute, il se concentre sur la captation des mouvements et s’épargne ainsi une surcharge d’informations. Le nuage de points holographiques flottant sur sa visière n’indique rien de particulier ; il ondule, imperceptiblement, simule l’air frais qui s’engouffre dans la vigie éventrée.
D’une moue agacée, Hiber se débarrasse d’une goutte de sueur pendue au bout de son nez tordu. Une seule échappatoire s’offre à lui, alors sans plus d’hésitation, il enjambe la baie brisée. La pente est abrupte, glissante de plaques verglacées, jonchée de caillasses noires et tranchantes qui, sous ses semelles crantées, ne demandent qu’à rouler. Il maugrée et dévale le dévers, la montagne aux trousses, plie la combinaison à sa volonté — capteurs gravifiques à plein régime — afin de ne pas mordre la poussière. Sur les derniers mètres avant le terrassement, il chute véritablement, les bras comme des moulins, les jambes comme des pistons, son arme comme une branche morte à laquelle il est futile de se raccrocher. Au moment de l’impact avec le sol, la combinaison expulse un flux d’air comprimé. Le choc est en grande partie amorti. Le souffle court, les jambes tremblantes, Hiber s’oblige à prolonger sa fuite jusqu’au bord de la piste. Il entame alors une nouvelle descente, certes moins pentue, mais tout autant hérissée de pierrailles sournoises, de chausse-trapes vernissées et de traquenards pour les genoux.
À mesure qu’il prend ses distances grandit un sentiment désagréable, qui lui noue insidieusement l’estomac et alourdit sa course : la conscience d’un lâche abandon. En fuyant les gueules d’Orthos, il laisse sous la montagne des femmes et des hommes, des familles entières. Des camarades, comme Nihomi et son compagnon de vie, deux experts en agrobiosciences avec qui il a tissé des liens forts sur Héliopolis. Il ralentit encore. Il abandonne à l’adversaire une population sans grande défense, qui n’aura jamais souhaité s’impliquer directement dans les affaires militaires de la colonie, mais qui ne mérite pas pour autant d’être sacrifiée. Sans doute possèdent-ils des armes — leur forge en façonne une bonne partie —, mais savent-ils seulement s’en servir ? Si les machines ennemies parvenaient à forcer les sas de sécurité, verrouillés dans les étages inférieurs, ces colons seraient piégés dans leurs cavernes, avec l’impossibilité de s’échapper.
Hiber s’est arrêté. Agrippé à son fusil, l’épaule douloureuse, il reprend son souffle et peste dans sa barbe. Maudit soit le visionnaire Elego d’avoir suivi sa Grande Inspiration ! Maudit soit Kernel d’avoir divisé la colonie ! Maudit soit-il, enfin, d’envisager sur un coup de tête, touché par la culpabilité, d’abandonner sa compagnie.
Sur le point d’opérer son demi-tour, l’officier lève la tête. Dans le même temps, ses senseurs s’affolent, des datas se mettent à défiler sur sa visière. Au-delà de ces informations parasitaires, l’horizon entier est en train de se faire avaler. Au-dessus de la dernière crête enguirlandée de froidure, un nuage sombre et boursouflé semble s’élever jusqu’à la stratosphère. Il progresse, incoercible, roule sur lui-même puis se redéploye, échappées tentaculaires lancées vers l’avant. Cette muraille furieuse avale le paysage depuis l’est, sur les deux hémisphères, jusqu’à recouvrir la planète entière. Du coin de l’œil, Hiber vérifie ses données. Dix-sept minutes se sont bien écoulées.
— Bordel de merde.
En d’autres occasions, le phénomène s’avérait majestueux. Depuis l’espace, observer la course de son terminateur brouillé en devenait même hypnotique. Plus d’une fois sur le Magellan, le front collé au hublot de sa cabine, Hiber s’était imaginé le ballet compliqué des gigantesques piliers de terraformation, activés l’un après l’autre à une cadence calculée, afin de réveiller la monstrueuse tempête planétaire composée de sable et de glace. À vrai dire, il ne connaît du dispositif que les grandes lignes — injection et brassage, par le biais d’immenses pales, de mélanges gazeux favorables au réchauffement de la planète —, et bien des ingénieurs avaient dû s’y casser les dents avant d’en maîtriser les arcanes. La poésie de l’évènement — qui ne demande pas de comprendre, mais de savoir s’émerveiller — se situe davantage à la manière dont les forts courants convectifs se meuvent, par vagues successives, jusqu’à recouvrir la planète entière d’un manteau épais irisé de rose et d’or. Durant ces heures d’activité, il lui semblait alors orbiter autour d’une planète gazeuse et vivace, d’un organisme mue d’une volonté propre et inflexible, et il restait admiratif de la prouesse réalisée par les mystérieux architectes qui avaient conçu cet extravagant spectacle aux méandres magnétiques.
Le peu de fois où il s’était trouvé sous le tertre durant un cycle d’activité des piliers, il avait tempéré son anxiété sur un tapis de course. Avec rigueur et obsession, il s’oubliait alors dans les révisions de ses classiques, de Sun Tzu au Général Desportes ainsi que Hanson, Jones ou encore Clausewitz — il suffisait de saisir le mot conflit dans le moteur de recherche des archives pour bénéficier d’une source intarissable sur le sujet. Il s’étonnait alors de réaliser que les terriens, experts en la manière de s’entretuer, avaient fui leur éternelle champ de bataille afin de vivre pacifiquement sur Héliopolis durant près de deux cents ans. Il était autrement plus troublant de réaliser que le conciliateur de cette harmonie inconcevable était celui qui menaçait aujourd’hui la colonie d’Alvan. D’après les écrits des anciens, l’empereur opérait la stratégie logique de déclarer la guerre à ceux qui, potentiellement, pourraient dans l’avenir inquiéter son territoire. Il s’agissait d’un mécanisme de précaution tactique rationnelle et tout à fait valide. Ne prêtant plus attention à ses longues foulées, Hiber en venait alors inévitablement à questionner le rôle du musicien Tanto, ainsi que de ses suiveurs, dans l’échec du plan initial de colonisation du système de Barnard, et d’alors tisser un interminable et douloureux champ de possibilités. Dans son idéal fantasmé, il apprenait aux enfants d’Alvan à exploiter et enrichir le sol de leur planète afin de cultiver leurs premiers aliments.
Il arrivait que l’officier Lannari vienne le rejoindre dans la salle d’entraînement et le distraie de ses sombres pensées. Toujours, elle commençait par le railler ; les mains sur les hanches, ses iris vert opaline étincelants, elle moquait son évident manque de confiance en la structure de l’abri. Puis, toujours, elle s’installait sur une machine afin de courir à son côté. Elle soliloquait encore quelques temps, souvent à propos de sujets pratiques, se livrait parfois à des apartés futiles, puis se lassait des réponses laconiques du soldat, et finissait par consentir au chuintement de leurs semelles sur les tapis roulants.
À vrai dire, Hiber ne garde que bons souvenirs de ces heures sous le tertre à attendre que les cycles se terminent. Néanmoins, et c’est un reproche que les gamins ne laissaient pas d’adresser, il programmait les excursions en surface le moins souvent possible. Si les exercices de manœuvre ne s’étaient pas révélés indispensables à la formation des soldats, il n’aurait fait évacuer le vaisseau-colonie qu’une fois l’atmosphère d’Alvan parfaitement stabilisée. Il imaginait que les piliers deviendraient alors inutiles, qu’ils seraient démontés et recyclées dans les forges afin de préparer les futures structures à ériger, comme les serres et les récupérateurs d’eau des averses de plus en plus régulières. Ces visions prometteuses s’estompaient vite lorsqu’il tournait les yeux vers les étoiles et que rejaillissait soudain, telle une calamité fatale, la menace de l’empire.
Aujourd’hui, la situation revêt un caractère beaucoup moins romantique. Face à ce mur de silices et de glace qui progresse résolument dans sa direction, Hiber estime à présent inutile de rebrousser chemin. Malgré l’assistance de l’armure, la pente reste trop raide, cahoteuse et traitresse pour espérer rejoindre l’abri du spatioport à temps. Il lui semble également inconsidéré de rejoindre la compagnie de Sunjay ainsi que la sienne dans la plaine septentrionale car ce serait, à quelques degrés près, courir à contre-courant du cycle. La seule alternative est de poursuivre son échappée hasardeuse afin de dénicher un abri de fortune, et d’espérer que l’intempérie, sans doute affaiblie par la dizaine de piliers endommagés, se révèle moins virulente qu’à l’habitude. Autour de lui, de légers tourbillons soulèvent déjà la fine poussière de surface, et sa visière lui indique que la température chute rapidement ; dans peu de temps, il sera englouti par une obscurité glaciale et particulièrement turbulente.
Avec un grognement de douleur et de lassitude mêlées, Hiber reprend sa course, tête baissée en direction de la tempête.
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