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En deux sauts propulsés, Hiber parvient au sommet du dernier escarpement et s’élance aussitôt sur l’autre versant. Les compensateurs gravifiques de sa combinaison tournent à plein régime, l’empêchant de basculer sous les coups des bourrasques qui le bousculent ; la première vague semi-solide l’a frappée de plein fouet. À présent, la visibilité est quasi nulle, le chambard des pierrailles sur son armure est assourdissant.

Au fond de la combe, à l’ombre du crêt qu’il vient de débouler, il s’abrite derrière un rocher basaltique énorme. Le vent ne cesse de forcir, et même ainsi retranché, il subit de violentes rafales charriant échardes glacées et graviers anthracites. Il pose son fusil sur ses genoux, se recroqueville et active son intercom.

— Lannari, tu me reçois ?

Durant quelques instants, il ne reçoit comme réponse qu’une longue litanie électrostatique. Puis une série de crachotements et de larsens désagréables lui annonce que la liaison est établie.

— Beaucoup d’interférences, mais il faut croire que notre relais spatial fonctionne toujours. Tu es donc vivant, vieux bougon !

La voix de la jeune femme est déformée et à moitié couverte de bruits blancs. Néanmoins, Hiber décèle le soulagement maquillé derrière son habituelle malice.

— Je ne t’ai pas tout reporté de mon entretien avec Elego. Depuis le début l’avant-garde travaille, dans une optique martiale, sur des outils spécialisés. Ils ont forgé un certain nombre d’exosquelettes de combat, dont un que je porte en ce moment. Sans lui, je serais déjà déchiqueté par la tempête, poursuit Hiber en forçant le ton. Pas sûr qu’il apprécie le microbillage naturel, mais il devrait tenir jusqu’à la fin de la mission. En revanche, on peut dire adieu aux peintures de guerre.

Hiber entend Lannari s’esclaffer, ce qui lui arrache un sourire.

— Sans déconner Hiber, depuis le début ? Sans nous en informer ? Quelle bande de…

L’intercom crépite, la rocaille ricoche, mais Hiber n’a aucun mal à imaginer les invectives de l’officier Lannari.

— Ça aurait été avouer leur inquiétude, l’incertitude de l’existence de leur sauveur, et par là-même justifier notre accusation d’avoir divisé la colonie.

— J’ai toujours affirmé que la disparition de la capitaine Fiora avait motivé ce schisme.

— Ainsi que celle de Tanto qui protégeait la relique.

— Interprétation différente des mêmes événements.

— Un grand classique.

Recroquevillé et plaqué tout contre son abri de fortune, afin de minimiser son exposition au contournement des vortex grumeleux et aveuglants, Hiber pousse un long soupir. Il se demande encore, avec une certaine gêne, si l’officier Lannari ne le connait pas mieux qu’elle connait son compagnon de vie. Ces discussions sont devenues si communes, si souvent rabâchées, notamment sur les tapis de course, que la syntaxe est aussi futile que laborieuse au travers de l’intercom.

Une lame vicieuse de silices acérées s’abat sur son casque, l’empêchant d’entendre Lannari qui a repris la parole.

— … la plus à l’est, Kayanee n’a pas … moindre salve. Les compagnies sont … divers baraquements, mais la tempête … inévitable.

— La liaison est mauvaise, on se contacte plus tard.

— Quoi ?

Hiber coupe son intercom. Il plante ses crampons dans le sol, ramassé et furieux. Il enchaîne les injures, se promet de ne plus jamais se laisser piéger par la colère d’Alvan. En position fœtale pour la seconde fois aujourd’hui ; retour à la matrice. Une posture qui, naturellement, le renvoie à ses seules pensées.

Il lui revient d’abord très nettement l’image de la capsule funéraire renfermant sa mère. Un simple tube, muni d’un microréacteur à fusion et d’un système de guidage primitif, le minimum technologique pour envoyer des corps tout juste raidis sur une orbite éternelle autour du Soleil, entre Venus et Mercure ; une ceinture macabre de fusées rudimentaires et monoplaces se forme, jour après jour, à près de quatre-vingts millions de kilomètres de la Terre. Il se souvient du lancement sans fard, à l’étroit dans un minuscule module dédié et équipé d’une large baie donnant sur l’espace, aux côtés d’une autre famille pleurant le départ d’un aïeul centenaire. Pour sa part, aucune larme ne lui vient. La mort de sa mère est un avenir qui s’ouvre enfin, libéré du chantage affectif et de la sombre réputation ; tout le monde sait sur la base sélénite que sa mère était une putain : une femme qui s’offrait aux hommes en dehors du processus naturel de procréation.

Remontant encore le fil de ses souvenirs lui revient sa connexion avec Onos, un homme de passage, aimable et aimant ; un beau-père aussi marquant que fugace, emporté en deux mois par une infection pulmonaire. Peu de temps avant son éjection d’Héliopolis à bord de sa fusée personnelle, le jeune Hiber lui confie ses angoisses et son manque d’intérêt pour les classes d’instruction. Délaissant son masque respiratoire, Onos trouve la force de l’emmener dans le secteur 8 où Hiber découvre l’univers de l’agronomie. Par ce geste empli de souffrance, Onos lui lègue sa passion pour la biologie végétale et assure son avenir. C’est une révélation. Ne serait-ce qu’en son honneur, il veut devenir le meilleur horticulteur de toute la station. Comment pourrait-il en être autrement, en assistant dans ses recherches le vénérable Bazaz ?

Plus enfoui encore surgit le stigmate de la mort de son père, sur le chantier sélénite, alors qu’il est petit enfant. L’incident, causé par un androïde détraqué, soulève la grogne chez les ouvriers qui déjà dénonçaient la situation hégémonique des machines autonomes dans leur travail. Le chantier s’arrête, l’assemblage du vaisseau-colonie destiné à rallier Tau Ceti est interrompu. Le personnel sélénite exige de reprendre le contrôle : l’empire doit réviser l’importance de la main d’œuvre humaine et déchoir les machines de leur statut dominant. Émerge ainsi l’un de ses tous premiers souvenirs : sur les épaules d’un mécanicien qui empeste la sueur, surplombant la foule en colère, il scande à plein poumons sa haine des robots.

Hiber ouvre les yeux. Combien de temps est-il resté plongé dans ses remémorations ? Désorienté, il consulte les data imprimées sur sa visière. La plupart d’entre-elles sont inopérantes, perturbées par la tempête qui semble malgré tout avoir faibli. Ses senseurs ne peuvent indiquer que la température ambiante [-13 C°] et le décompte avant la fin de l’activité des piliers [8 ‘47’’]. Cela lui laisse le temps d’enfin compulser les fonctionnalités ainsi que l’intégrité mécanique de son EX-05. Tous les services d'assistance physique semblent opérationnels, même si les moteurs cinétiques ont souffert. Les modules de perception et de survie sont disponibles, mais perturbés. Il découvre, un peu tard, l’étendue de ses outils défensifs et offensifs : l’armure est munie d’un système de blindage électromagnétique, qu’il aurait été pertinent d’activer lors de l’explosion dans le spatioport. Hiber souffle un grand coup, essaie d'oublier la douleur pulsatile des soixante-quatre électrodes qui enserrent sa tête. Trente secondes.

Le phénomène est d'autant plus violent qu'il était attendu. D'un seul coup, le vent décline et le silence s'installe. Les particules les plus fines restent en suspension, formant dans l'instant un brouillard ocre et épais, tandis que les plus lourdes retombent sur le sol, attirées par la forte gravité de la planète. Le ciel est comme un plafond de velours qui ondule.

Aussitôt, l’interface de la visière s’affole : le nuage de points holographiques du détecteur thermique virevolte puis se stabilise, accumulé juste derrière lui en une marque énorme.

— Bordel de merde, grommelle Hiber qui concentre soixante-dix pour cent de l'énergie sur ses modules défensifs.

Volte-Face.

Une machine massive, ronflante et cliquetante, haute de plus de trois mètres, se tient immobile devant lui. Un monstre blindé et trapu, aux angles agressifs ; une boîte munie de jambes articulées aussi larges que des piliers de soutien, et de longs bras terminés par des protomains aux doigts effilés comme des sabres. Ce satané engin l'a trouvé dans la tempête, et lui n'a rien vu venir.

— Es-tu vraiment un être humain ? Demande le colosse de ferraille avec une voix synthétique féminine et atrocement douce.

Et toi, qu’est-ce que tu es, sinon une satanée machine qui parle ?

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