La poule et l’œuf
Les historiens du royaume de la Céleste Lumière retrouvent une référence à l’énigme de « la poule et de l’œuf » quelques siècles plus tard sous le règne de Grush le Futé. C’était une époque de culture et de connaissance où la sagesse et la science étaient portées en haute estime. La cour de Grush le Futé était réputée pour accueillir tout ce que le royaume pouvait contenir d’intelligence et de raffinement.
Cet épisode commença un après-midi d’audience pendant lequel tous ceux qui le souhaitaient pouvaient exprimer leurs sciences devant le roi. Comme cette occasion n’arrivait qu’une fois dans l’année, pour l’anniversaire de la Fondation, de nombreux prétendants tentaient de briller dans l’espoir d’obtenir la charge d’un ministère.
Grush le Futé s’ennuyait. Les prétendants de cette journée étaient soit oiseux, soit sibyllins. Jusqu’à présent, la plupart des idées abordées n’avaient été que des platitudes sans intérêt. Ou bien tellement compliquées que personne autour de lui n’avait été capable de les comprendre. Le roi était consterné : n’existait-il plus de sage dans son empire ? Alors qu’il se préparait à clore cette longue et infructueuse journée, un homme s’avança. Il portait une longue cape noire cousue d’étoiles écarlates. Sa tête était surmontée d’un chapeau conique décoré de signes étranges. Un homme de valeur, sans aucun doute.
— Parlez ! Je vous écoute, déclara le roi. Qu’avez-vous à nous apprendre ?
— Majesté, mon nom est Balatan le Connaisseur. Je viens vous révéler la solution de l’énigme de la poule et de l’œuf.
Le roi se tourna vers son plus proche conseiller :
— C’est quoi cette énigme, mon bon Ermir, chuchota-t-il d’une voix vigoureuse que toute l’assemblée eut le loisir d’entendre.
Après avoir écouté la réponse, plus discrète, de son conseiller, le roi se retourna vers le prétendant :
— Je vous écoute maître Balatan le Connaisseur. Exposez-nous votre révélation.
— Merci majesté. Comme toute vérité scientifique, ma solution est d’une grande simplicité et d’une authentique limpidité.
— Vous m’intriguez. Venez-en au fait. Maintenant que ma curiosité est éveillée, ne me faites pas attendre.
L’homme leva les bras vers le plafond, fit tourner ses mains d’un geste majestueux qui gonfla ses manches et mit en valeur sa svelte prestance :
— Majesté, déclama-t-il, cela ne peut être que la poule qui arrive en premier. Je peux vous en faire la démonstration scientifique avec statistique probabiliste afférente au millième.
Le roi fut visiblement très impressionné :
— Qu’on apporte le laboratoire et les équipements adéquats ! ordonna-t-il.
Les serviteurs se précipitèrent vers une large porte donnant sur la salle des sciences. Ils en rapportèrent une table massive et lourde qu’ils traînèrent avec peine devant le trône du roi. Les ministres en activité s’agglutinèrent de part et d’autre du siège royal. Ils étaient revêtus d’une cape blanche immaculée et d’un bonnet coloré, signe de leur charge et de leur discipline : le bonnet noir des mathématiques et des angles équivoques, le bleu des vents et marées, le rouge des tortures et poisons, le mauve des prévisions célestes, le vert des médecines et exorcismes, le jaune des plantes et animaux tutélaires et enfin le blanc rayé de noir de la haute philosophie royale d’exception. Les sept ministres étaient réunis, spectacle rare et admirable de la science ultime et de l’intelligence raffinée.
Balatan le Connaisseur plongea la main dans un sac de toile. Il en sortit une poule qu’il déposa au bout de la table le plus éloigné du roi. À la droite de l’animal, il installa un œuf. Il fit signe à un serviteur :
— Tenez cette poule et ne la lâchez que quand je vous en donnerai l’ordre.
Puis, il se rendit du côté opposé. Il sortit de son sac une assiette et une poignée de graines. Il disposa la nourriture dans l’axe central de la table. Après avoir vérifié la validité de son dispositif, il se redressa, un sourire aux lèvres :
— Majesté, si vous le souhaitez, nous pouvons procéder à la démonstration.
— Allez-y, je suis impatient de voir ça, répondit le roi.
Balatan se tourna vers le serviteur qui tenait la poule entre ses mains :
— Vous pouvez la lâcher ! ordonna-t-il.
Aussitôt libérée, la poule fit quelques pas maladroits. Elle avisa soudain la nourriture et se précipita vers l’assiette emplie de graines. Balatan le connaisseur s’inclina vers le roi :
— Voyez, majesté : la poule arrive toujours en premier. L’œuf est loin derrière. J’ai répété mainte fois l’expérience, la conclusion est identique. La démarche scientifique permet de valider cette loi naturelle incontournable : « quand l’œuf et la poule lâchez, la poule arrive en premier ».
Le roi n’avait aucune connaissance de l’expérience de son ancêtre Grodulf le Bon. De plus, des siècles de consanguinité acharnée ne l’avaient pas muni des organes indispensables aux raisonnements élémentaires, ceux qui permettent habituellement d’activer les sonnettes d’alarme intimes. Qu’on ne s’y trompe pas : le surnom de « le Futé » était hérité de père en fils depuis maintenant cinq générations. C’était une forme de compensation. À défaut de transmettre les bonnes configurations génétiques à leur descendance, les géniteurs fournissaient le bon label. Grush le Futé laissa libre cours à son enthousiasme :
— Merveilleux ! J’ai pour vous un poste de Ministre des Controverses et des Énigmes. Que pensez-vous du rouge à pois bleu pour le bonnet ? C’est une très belle composition.
— Ce sera un plaisir de vous servir et de faire progresser la science, répondit humblement Balatan le Connaisseur, les mains jointes sur son cœur.
— Merveilleux ! Et je vous donne en mariage la fille de mon bon ami le comte Ermir. Qu’elle vous fasse bon usage.
Le comte Ermir l’érudit, le visage blême, se pencha aussitôt vers l’oreille du roi. Quelque chose avait mal tourné dans ce programme scientifique. Le comte avait prévu de garder sa fille pour son usage personnel, consanguinité oblige. Ce contretemps n’était pas de son goût. Nul n’entendit ce qu’il chuchota au roi. Celui-ci écouta attentivement, les sourcils froncés par la concentration puis finit par acquiescer :
— Mon cher Balatan le Connaisseur, mon bon ami le comte Ermir me rappelle combien sa fille est jeune et fragile. Je ne puis hélas vous l’offrir en mariage. Alors, je vous la donne pour une semaine seulement. Prenez-en bien soin.
Le comte leva les yeux au ciel. À ses yeux, ce nouvel arrangement n’était pas plus favorable que le précédent. Bien que n’étant pas ministre des sciences, il décida de s’immiscer dans l’expérimentation en cours. Il devait se débarrasser de ce faquin prétentieux :
— Si vous me permettez, majesté, je souhaiterais répéter cette expérience.
— Faites, mon bon, répondit le roi. Je vous observe avec intérêt.
Debout dans son assiette, la poule grattait ses céréales avec une application obstinée. Le comte la déplaça au bord de la table et fit signe à un serviteur de l’immobiliser. Il déposa l’œuf à sa droite. Enfin, il saisit l’assiette, ajouta quelques graines et la disposa sur le carrelage, à la verticale de l’animal.
— Majesté, je sollicite votre attention.
— Allez-y, c’est passionnant, répondit le roi.
Le comte se tourna vers le serviteur :
— Vous pouvez lâcher ! ordonna-t-il en donnant une pichenette à l’œuf.
La poule fit quelques pas indignés puis entreprit de gratter le bois massif de la table afin d’en déterrer d’hypothétiques vermisseaux. L’œuf roula sur quelques centimètres, bascula dans le vide et atterrit dans l’assiette après une courte chute. Il s’écrasa avec un bruit flasque.
— Voyez majesté, expliqua le comte, la première loi de « la poule et l’œuf » n’est pas toujours valide. Si la pente descendante est très forte, alors, l’œuf roule et arrive en premier. Je suggère un premier article correctif : « Mais si la pente est prononcée, la poule n’arrive qu’après ».
— Mais l’œuf est cassé ! piailla Balatan le Connaisseur. La démarche scientifique est biaisée.
Le roi se leva de son trône afin de constater par lui-même. Finalement, il n’avait pas perdu sa journée. Grâce à son bon ami le comte, il commençait même à s’amuser.
— Ce que dit maître Balatan ne manque pas d’intérêt, déclara-t-il. La coquille me semble quelque peu disloquée. Qu’en dites-vous mon cher comte ?
— Dans cette énigme, telle que nous l’a rapportée Balatan lui-même, il n’est nullement indiqué que l’œuf ou la poule doivent arriver en bon état. Cette expérimentation répond à un problème bien précis dont il ne faut pas modifier l’énoncé en cours de route. C’est à cette seule condition que la science peut progresser.
— Mais l’œuf est cassé ! s’écria à nouveau Balatan le Connaisseur.
— C’est votre énigme, déclara le roi avec irritation. Et j’ai constaté que l’œuf est bien arrivé en premier.
Balatan le Connaisseur commençait à perdre pied. Après s’être vu proposer un poste de ministre, avoir été à deux doigts d’être anobli, voilà que son imbécile de futur beau-père se dressait contre lui !
— Le comte l’a fait tomber ! Il l’a poussé, je l’ai vu ! protesta-t-il. C’est un charlatan. C’est ma loi à moi qui est la bonne !
Sur un signe du roi, deux gardes encadrèrent Balatan le Connaisseur et l’entraînèrent vers la sortie. Qu’allaient-ils en faire, Grush le Futé n’en savait rien. Les gens qui disparaissaient ainsi ne lui envoyaient jamais de nouvelles. Il était satisfait de s’être débarrassé de ce rustre indélicat et d’enfin pouvoir se consacrer à la résolution de l’énigme, entre personnes raffinées :
— Il est pourtant vrai que l’œuf est cassé. Ne pouvez-vous investiguer plus avant et nous trouver une élégante solution à ce problème, mon ami.
— Ô mon roi, je vois bien une solution, répondit le comte, soulagé lui aussi du départ de Balatan. Nous pouvons compléter cette loi de façon à combler votre soif de connaissance. Une loi naturelle à votre gloire…
— Que suggérez-vous ? Cette étude est très excitante.
Le comte Ermir l’érudit énuméra alors les articles de la loi de la poule et de l’œuf (nommée parfois théorème de Grush le Futé) telle qu’elle perdura dans les siècles et nous est parvenue aujourd’hui :
La loi de Grush le Futé
Article 1 :
« Quand l’œuf et la poule lâchez, la poule arrive en premier »
Article 2 :
« Mais si la pente est prononcée, la poule n’arrive qu’après »
Article 3 :
« Si l’œuf ne voulez casser, dans l’eau bouillante le mettrez »
Article 4 :
« Si de point d’eau ne disposez, l’œuf de paille entourerez »
Des applaudissements fournis éclatèrent dans la salle. Les sept ministres félicitèrent chaudement le roi et le comte. On passa le reste de l’après midi à réciter et mémoriser la nouvelle loi qui allait être enseignée dans les universités du royaume.
Quand la nuit tomba, alors que tous se préparaient pour le banquet de clôture, le comte Ermir l’érudit contemplait pensivement la table en se frottant le menton.
— Que se passe-t-il mon bon ami ? lui demanda le roi. Vous semblez préoccupé.
— Effectivement, répondit le comte. Derrière cette énigme, maintenant résolue, se cache d’autres questions qui me tourmentent.
— Vous êtes bien comme tous les scientifiques, toujours à cogiter, à tester des hypothèses, à tenter de comprendre le monde qui nous entoure. Dites-moi ce qui vous tracasse, nous demanderons à nos ministres de se pencher sur le problème.
— Voilà, soupira le comte. Nous savons maintenant qui arrive en premier de la poule ou de l’œuf. Mais ce que nous ignorons, c’est où. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Et plus important encore, pourquoi y vont-ils ?
Le roi hocha la tête. De longues recherches devraient être entreprises pour répondre à ces questions. L’avenir du royaume dépendrait peut-être des résultats de leurs travaux. Mais pour le moment, après une dure journée de labeur, il avait besoin de se détendre. Il prit son conseiller par le bras et l’entraîna fermement vers la salle du banquet.
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