Chapitre 2 : Gemli

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Elle avait tout de même réussi à s’endormir. Elle n’était plus dans l’infirmerie de la prison, ni dans un quelconque établissement de soins. Elle était étendue sur le sol et personne ne semblait s’être préoccupé de la blessure qui avait maculé de sang le côté gauche de son visage.

Mahaut se redressa péniblement. La douleur qui étreignait son crâne menaçait de lui faire perdre connaissance à nouveau. Stabiliser sa vision sur un objet précis était particulièrement difficile. L’estomac noué, elle s’assit dos au mur et tenta de discerner son environnement.

La pièce dans laquelle elle se trouvait ne devait pas mesurer plus de deux mètres carrés ; aucun meuble ne la garnissait. Seule la lumière qui passait à travers la minuscule lucarne grillagée percée au sommet de la porte l’éclairait. Mahaut se concentra pour apercevoir ce qu’il y avait de l’autre côté de la vitre. Au bout d’un moment, elle reconnut les plafonniers décorés de motifs triangulaires de la caserne principale du nord-est de Dar Long. Sa caserne.

Faisant fi du martèlement continu dans sa boîte crânienne, Mahaut s’efforça d’analyser sa situation de manière objective. Ils ne l’avaient pas tuée. Elle avait craint le pire, mais ses rêves n’avaient pas pris fin entre deux conteneurs rouillés. Sans doute le commandement militaire ramahène comptait-il l’utiliser pour négocier avec les Danamôns ; ou bien était-ce Gemli qui les avait convaincus de faire preuve de clémence ? Dans tous les cas, elle avait plus de chances de glaner quelques renseignements sur Opthéo Tsong à Ramah qu’à Danapi ; cette perspective l’apaisa quelque peu.

Malgré la souffrance, Mahaut décida de patienter. Sa blessure ne saignait plus. Si, comme elle le soupçonnait, elle avait subi une commotion cérébrale, elle ne trouverait pas de meilleur traitement que ce repos dans l’obscurité. Elle avait en outre besoin de rassembler ses arguments avant la confrontation qui surviendrait tôt ou tard.

Au bout de plusieurs heures, sa soif était toutefois devenue insoutenable. Toujours victime de vertiges, Mahaut se leva avec difficulté et tapa du poing sur la porte.

« Pourrais-je avoir à boire, s’il vous plaît ? »

À l’extérieur de sa cellule, aucun bruit ne signalait une quelconque présence humaine. Elle frappa et appela encore, la bouche de plus en plus desséchée. Après plusieurs minutes sans réaction, elle se rassit par terre. Peut-être était-ce déjà la nuit ? Ne disposaient-ils plus d’assez de soldats pour surveiller leurs prisonniers ?

Mahaut luttait pour empêcher ses paupières de se fermer lorsque quelqu’un déverrouilla la serrure. Elle n’eut pas le temps de se remettre debout. La porte s’ouvrit, laissant entrer Gemli. En tenue de combat, celle-ci était munie d’une matraque électrique qu’elle plaça aussitôt à quelques centimètres du front de Mahaut.

« Pas trop mal à la tête ? » questionna la cheffe d’unité, le visage plein de mépris.

Mahaut eut envie de lui crier à la figure qu’elle était en train de menacer son prophète vénéré. Elle se ravisa, se doutant que cette assertion étonnante ne lui amènerait pas les bénéfices escomptés, et attendit.

« Je venais te dire adieu, ironisa Gemli. Pour de bon, cette fois…

— Je vais être exécutée ? » en déduisit Mahaut, plus mortifiée à l’idée de ne pas pouvoir mener ses recherches que de recevoir une balle dans le cœur.

Face à elle, son ancienne amie affichait un sourire satisfait. Elle ne portait pas d’armes hormis sa matraque. Qu’était-elle venue faire dans cette cellule exactement ?

« Pourquoi tu ne t’en charges pas toi-même ? la défia Mahaut, incapable de concevoir que sa vie indiffère autant sa camarade.

— Oulah, Mao, on se calme ! Un an de vacances sur Maïdokh n’a pas suffi à te décrisper, on dirait… Nous ne sommes pas des barbares, nous, nous n’exécutons pas les gens sans procès. Par ailleurs, le commandement nourrit des plans pour toi et tes petits copains, apparemment… »

Mahaut se morigéna. Focalisée sur sa future carrière de messie, elle n’avait pas pensé une seule fois depuis son réveil au sort de ses compagnons — ou de sa mission.

« Où est Diawa ? s’enquit-elle. Et Boghdar et les autres, ils vont bien ?

— Bien ? se moqua Gemli. C’est peut-être un peu trop demander au sujet de traîtres et de déserteurs, tu ne trouves pas ? Ils sont vivants, et c’est mieux que ce qu’ils pouvaient espérer. »

Mahaut dévisagea la jeune Shadon. Derrière son rictus de colère, la franchise de son regard laissait transparaître un sens de l’honneur affirmé.

« Je devine que c’est en grande partie grâce à toi, se risqua-t-elle à déclarer. Merci infiniment pour cela. Sais-tu également ce qu’il est advenu de Ranshidi et de ses compagnons ? Ils devaient entrer en contact avec les forces d’élite de Shamilidun… »

Gemli plissa les yeux, les traits contractés. Était-ce l’évocation du royaume d’origine de sa famille qui la contrariait ainsi ? Elle tenait toujours sa matraque devant la figure de Mahaut, quoiqu’un peu plus bas.

« Non, répliqua-t-elle enfin. Shadobu est en proie à un grand désordre depuis plusieurs mois. Leur commandement nous a prévenus de l’arrivée de soi-disant émissaires maïdokhis, mais j’ignore ce qu’ils en ont fait. »

Mahaut frémit. Si la situation politique dans le royaume Shadon s’était envenimée à ce point, le groupe de son ami n’avait peut-être pas été accueilli de façon aussi pondérée qu’eux, ici à Dar Long. Elle chassa de son esprit quelques images effrayantes ; ce n’était pas le moment.

« Tu as raison, reprit-elle, nous pourrions tous être condamnés pour désertion. Nous aurions certainement dû rester sur Maïdokh ; vous n’auriez jamais su ce que nous étions devenus. Mais nous avons entrepris ce long voyage parce que nous avons appris que la société ramahène rencontrait de grandes difficultés…

— … que les géniaux Maïdokhis sont les seuls à pouvoir résoudre, évidemment ! rugit Gemli. Ça suffit, j’ai assez entendu ce discours !

— Je t’en prie, Gem, écoute-moi. Je suis venue jusqu’ici parce que j’étais sûre que tu serais prête à envisager nos propositions. Parce que j’étais sûre que l’avenir de Ramah te tenait à cœur, bien plus que tout le reste. Tu sais que ce conflit ne mènera à aucune solution durable…

— Mais qu’est-ce que tu ne veux pas comprendre ? Nous n’avons pas besoin de leçons des Maïdokhis pour résoudre nos problèmes !

— Et toi, tu ne veux pas comprendre que les Maïdokhis ont les moyens de vous chasser de chez eux en moins d’une semaine ! Et que c’est ce qu’ils feront si notre mission n’aboutit pas ! »

Brusquement, Gemli s’avança pour appuyer la pointe de sa matraque entre les yeux de Mahaut. Paniquée, celle-ci se colla contre le mur derrière elle pour se soustraire à ce contact, sans succès. Sa tête la faisait déjà tellement souffrir, elle ne pouvait imaginer l’effet d’une décharge électrique directement appliquée à son crâne.

« Ce n’est pas une bonne idée de proférer des menaces dans ta position ! » souffla la cheffe d’unité en détachant soigneusement tous les mots.

Mahaut leva les mains dans un geste d’apaisement. Elle voyait la poitrine de Gemli se soulever par brèves saccades, les articulations de ses poings blanchir. Elle baissa les yeux.

« Boghdar, Ranshidi et moi avons négocié longuement avec le Conseil de Défense maïdokhi afin qu’ils reportent leur attaque et nous autorisent à partir en mission, expliqua-t-elle presque calmement. Pour eux, la dernière option possible était de vous déloger de vos positions une fois pour toutes. Même si la perspective de combats risquant d’engendrer d’importantes pertes humaines les répugne. Même s’ils préféreraient vous aider à retrouver la stabilité et la prospérité. Mais ils ne peuvent plus vous laisser détruire leur environnement. »

Mahaut sentit la pression exercée par le bâton électrifié de Gemli s’intensifier encore sur son front. Elle releva les yeux, croisant le regard fébrile de son ancienne camarade.

« Tu bluffes, grinça celle-ci. S’ils avaient été capables de nous déloger, comme tu dis, ils l’auraient déjà fait.

— Ça paraîtrait plus logique, c’est vrai, concéda Mahaut avec un demi-sourire. Mais les Maïdokhis ont la faiblesse de considérer également les conséquences de leurs actions sur autrui dans leurs prises de décision. Sachant qu’une guerre ouverte serait encore plus dramatique pour Ramah que pour eux, ils ont donc toléré vos implantations minières tant qu’elles ne déséquilibraient pas leurs écosystèmes. Vous avez malheureusement dépassé ce stade il y a plusieurs mois. »

Gemli recula lentement sa matraque. Les paroles de Mahaut commençaient-elles à semer le doute dans le champ de ses certitudes ? Celle-ci profita de l’occasion pour détendre sa nuque et ses épaules, qui s’étaient fossilisées sous l’effet de la tension nerveuse.

« Opthéo Tsong elle-même ne préconisait-elle pas d’établir des coopérations mutuellement avantageuses avec nos ennemis pour construire une paix durable ? lança-t-elle tandis que Gemli semblait se perdre dans ses réflexions. N’est-ce pas grâce à ces principes que furent fondés les premiers royaumes ? On peut difficilement trouver meilleure source d’inspiration, tu ne crois pas ? »

Elle était convaincue d’avoir entendu cette histoire dans une des vidéos que la sœur de Jabgard lui avait montrées lors de son séjour à l’hôpital militaire. Elle essayait de se rappeler d’autres extraits de ces récits lorsque le coup de matraque frappa le côté droit de son visage avec une violence rare. La joue défoncée, elle s’écroula sur le sol de la cellule.

« Je ne te permettrai pas d’invoquer le nom du guide éclairé pour justifier les caprices de ces sauvages de Maïdokhis ! hurla la jeune femme au-dessus d’elle. Aucun Ramahène n’oserait se comporter ainsi. Et si tu ne l’as pas compris, c’est que tu n’as jamais eu ta place parmi nous ! »

Bras devant la figure, Mahaut demeurait recroquevillée à terre pendant que Gemli effectuait des demi-cercles autour d’elle, balayant l’air de grands mouvements rageurs de son bâton électrique. Finalement, la cheffe d’unité quitta la pièce, non sans lui avoir d’abord asséné un terrible coup de pied dans les tibias. Pantelante, Mahaut ne put retenir ses larmes. Elle n’avait d’évidence pas choisi la bonne stratégie pour en apprendre plus sur son destin — ou ralentir l’escalade du conflit qui pourrait dévaster le monde de ses rêves.

***


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