Chapitre 3 : Entre quatre murs
« N’empêche, c’est moi qui avais raison, du coup… »
Mahaut fixait Samuel, éberluée. Son ami avait à peine pâli un instant lorsqu’elle lui avait raconté les implications de son étrange surnom. Accoudé sur la petite table, il souriait à présent de toutes ses dents, comme si elle lui avait annoncé une bonne nouvelle. Pourquoi n’était-il pas en train de suffoquer ou de s’arracher les cheveux ?
« Ça faisait quatre jours que je me perdais en conjectures, que j’essayais de deviner ce qui t’avait bouleversée comme ça, explicita Sam, devançant les questions de Mahaut. J’ai passé mes journées à chercher des infos à propos d’Opthéo Tsong sur Internet, et je n’ai rien trouvé d’autre que des articles en chinois sur ton procès — Alexia me les a traduits… »
Mahaut baissa la tête dans une vaine tentative de freiner la résurgence de son dépit. Elle avait jusque-là systématiquement refusé les visites de Sam et de son père, qui s’étaient rendus à la prison chaque matin depuis son incarcération. Maintenue à l’isolement dans sa minuscule cellule à Dar Long, elle désespérait d’obtenir les renseignements dont elle avait besoin pour donner du sens à sa situation ; pour simplement l’accepter.
« C’est seulement cette nuit que j’ai eu l’idée d’interroger les Danamôns autour de moi, poursuivit Samuel, penché vers elle. Ils n’ont pas pu me dire grand-chose de plus, mais tous savaient qui était Opthéo Tsong. Depuis, j’ai eu le temps d’y réfléchir… »
Ainsi Sam n’avait pas été surpris d’apprendre ce qu’elle allait devenir. L’avouer à son ami avait pourtant requis un effort colossal de Mahaut, auquel elle ne s’était résolue qu’en dernier recours, comme unique moyen pour éviter de sombrer définitivement dans la démence. Ne plus porter seule ce lourd secret aurait donc dû la soulager, mais ce n’était pas le cas : elle continuait à avoir honte…
« Tu n’en as parlé à personne, j’espère ? s’enquit-elle.
— Non, bien sûr. Je ne ferais rien de tel sans ton accord, ma belle. »
Mahaut soupira et releva les yeux, laissant Sam lui saisir la main par-dessus la grande boîte de chocolats qu’il lui avait offerte.
« Tu me trouves trop autoritaire ? questionna-t-elle d’une voix étranglée.
— Autoritaire ? répéta Sam. Non, voyons, non. Tu es forte, intelligente, déterminée. Tu oses agir selon tes valeurs. Tout ça fait de toi une meneuse naturelle. Mais vouloir avoir un impact n’implique pas de fonder celui-ci sur un quelconque pouvoir. Les gens te suivent parce que tu les convaincs, tout bêtement. Pourquoi dis-tu cela ?
— Il faut bien que ce fiasco trouve sa cause quelque part… »
Samuel dévisagea Mahaut en agitant la tête, puis prit ses deux mains et les embrassa avec douceur.
« Moi je suis sûr qu’il y a une autre explication, bien plus cohérente et bien plus raisonnable, opposa-t-il. Peut-être même que c’est pour ça qu’on rêve du futur, tu ne penses pas ? Pour découvrir où et quand ça a foiré, et corriger le tir… »
C’était au tour de Mahaut de marquer sa désapprobation. Elle avait passé quatre jours et quatre nuits à réfléchir à ces questions, entre les murs de ses cellules, et n’avait pas abouti aux mêmes conclusions que Sam.
« Tu crois vraiment que c’est possible, protesta-t-elle, des rêves prémonitoires d’une telle ampleur ?
— Pourquoi pas ? Le cerveau humain recèle encore bien des mystères. On possède tous des capacités insoupçonnées, j’en suis certain. Et je ne parle même pas du concept d’âme, ou de relativité de l’espace-temps. C’est difficile de concevoir des limites à ce qui est possible… »
Mahaut doutait. Sam avait beau afficher toute la confiance et la quiétude du monde sur sa figure, elle ne parvenait pas à écarter les objections que ses très longues heures de réflexion avaient érigées à l’encontre de cette théorie.
« Mais si c’est le futur dont on rêve, ça veut dire qu’il est déjà écrit, non ? développa-t-elle, mal assurée. Quoi qu’on fasse, on ne pourra rien y changer. Tout ce qu’on vit actuellement est ce qui va engendrer cet avenir-là. Aussi absurde et délirant que cela paraisse, je vais devenir ce prophète tyrannique. Je vais fonder cette société violente qui est sans doute encore pire que la nôtre !
— Ça, on n’en sait rien, ma belle, justement. Peut-être que le futur évolue tout le temps, peut-être qu’il s’est déjà modifié. Surtout s’il existe seulement dans nos têtes…
— Tu oublies que nous sommes des centaines à rêver de Danapi désormais. Si le futur est identique dans la tête de tous ces gens, c’est qu’il est plutôt probable, non ? Voire inéluctable… »
Samuel faisait tourner le ruban de la boîte de chocolat entre ses doigts, le regard baissé. L’imaginer prendre ses propres craintes en considération ne réconforta pas Mahaut, bien au contraire.
« Je crois que nous n’aurons jamais la réponse à ces questions, Mahaut, énonça-t-il enfin. Mais tant pis : si l’avenir que nos choix semblent façonner ne nous convient pas, on doit profiter de cette prescience et tout mettre en œuvre pour rediriger nos efforts, tu ne trouves pas ?
— Mais sans ces supposées prémonitions, rien de tout ceci ne serait arrivé ! réagit Mahaut, la colère supplantant peu à peu l’angoisse dans ses veines. À quoi ça rime alors ? Si je n’avais pas commencé à rêver, on n’aurait pas initié le mouvement, je ne serais pas en prison et personne ne m’appellerait Opthéo Tsong ! On aurait tous les deux trouvé un travail sympa, on irait boire un verre de temps en temps ; on ne sortirait même pas ensemble ! Et si on suit cette logique, Ramah n’existera même pas, tu comprends ? Le serpent se mord la queue jusqu’à l’os, là ! »
Elle avait élevé la voix. Plusieurs visiteurs l’observaient, tandis que la gardienne postée près de la porte de la salle lui adressait un regard plus que noir. Mahaut leva les yeux au plafond et s’appuya sur le dossier de sa chaise, essayant de ralentir le rythme de sa respiration. Devant elle, Sam penchait la tête sur le côté, le visage fermé.
« Tu penses vraiment que sans Danapi, tu ne serais jamais tombée amoureuse de moi ? demanda-t-il sur un ton qui n’avait que les apparences de la légèreté.
— Sam… s’émut aussitôt Mahaut. Je dois être honnête, je l’ignore… Danapi m’a fait découvrir tant de choses, sur toi comme sur moi. Avant, j’étais tellement centrée sur mes petits problèmes, mes petits intérêts. Je savais que tu étais quelqu’un de génial, mais j’avais trop besoin de tes conseils pour songer que tu pourrais m’apporter autre chose… Ou réciproquement. »
Face à la mine renfrognée de son ami, Mahaut ne put s’empêcher de sourire, du premier sourire sincère qui se formait sur ses lèvres depuis le début de sa détention. Elle serra ses mains dans les siennes. Leur chaleur irradia instantanément dans ses avant-bras, puis se propagea jusqu’à ses épaules avant de réchauffer doucement son cœur. Peu importaient les difficultés causées par ces rêves idiots, finalement. Ils lui avaient permis de rencontrer le véritable Sam. De bouée de sauvetage, il s’était transformé dans son esprit en montgolfière, toujours là pour l’emmener au-dessus des nuages, dans la sérénité et la lumière. Ça valait tous les tracas.
« C’est vrai que l’expérience a été plutôt révélatrice… concéda Sam, l’air taquin. Mais on a encore du travail sur ce point : maintenant, on doit résoudre l’épineux mystère de ta métamorphose ! Comment se présentent tes investigations à Ramah ?
— Je viens de passer quatre jours dans un cachot dépourvu de tout mobilier, blessée, et sans aucun contact avec l’extérieur ni idée des intentions de mes geôliers. En résumé : pas trop bien.
— On va dire : temporairement suspendues. Je suppose qu’en attendant, je pourrais creuser le sujet de mon côté. J’ai déjà lu pas mal de choses sur l’histoire de Danapi, mais comme on était convaincus que c’était le futur lointain, je n’avais pas cherché au-delà de ça. Les Danamôns conservent sans doute des archives quelque part qui relatent les événements antérieurs à l’établissement de leur société. Ça vaut la peine de vérifier…
Et n’oublie pas de cuisiner les Ramahènes que tu croises, compléta Mahaut, soulagée. C’est leur prophète, après tout, même si ça m’arrache la bouche de l’admettre… »
***
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