Chapitre 4 : Envolés
« Debout, Maïdokh ! Les huiles ont décrété que tu pouvais servir à quelque chose, aussi aberrant que cela paraisse… »
Mahaut se redressa de façon laborieuse. Cinq nuits passées à même le sol l’avaient courbaturée et épuisée. Elle ne ressentait plus de vertiges, mais l’entaille sur le côté de son crâne piquait, sans doute infectée, et sa joue était toujours extrêmement sensible. Dans l’encadrement de la porte, Kohim la considérait avec un sourire narquois tout en pointant un fusil d’assaut vers sa figure.
« Tu as réussi l’impossible, Maïdokh : tu as encore une plus sale gueule qu’avant ! Je savais que ton pote Jabgard n’avait pas retenu sa frappe l’autre soir entre les conteneurs, mais visiblement, Gemli s’est bien défoulée aussi ! Ils remontent dans mon estime… »
Sans répliquer, Mahaut se retourna pour permettre à Kohim de lui passer les menottes magnétiques qu’il agitait devant ses yeux. Il était la dernière personne qu’elle aurait souhaité voir à Dar Long. Un an plus tôt, il les avait abandonnés à quelques centaines de tailles du frelon venu les évacuer de Til Winipoga. Au lieu de l’aider à transporter Naïgar, il l’avait laissée se débrouiller seule, scellant ainsi sûrement le sort du jeune chef d’unité. Même si elle ne se reprochait plus de lui avoir sauvé la vie lors de la débâcle de Saan’chadim — son choix n’ayant en fait pas entraîné la mort de Shanem et Bilem —, elle ne comprenait pas que Kohim puisse toujours nourrir une telle haine à son égard.
Au moment de sortir de la cellule, il laissa pourtant traîner un pied sur le passage de Mahaut ; elle chuta par terre lourdement. L’épaule meurtrie, elle se releva en silence avant de recevoir un coup de crosse entre les omoplates. Un juron lui échappa ; elle le regretta aussitôt.
« Si tu n’es pas contente de ton sort, surtout n’hésite pas, fais-moi signe ! J’abrègerai tes souffrances avec plaisir », souffla le soldat dans son dos tandis que, du canon de son arme, il la forçait à avancer dans le couloir désert.
Mahaut serra les dents pour supporter les insultes et autres sévices tout au long de leur trajet à travers le labyrinthe caractéristique des bâtiments ramahènes. Quand ils débouchèrent enfin sur l’esplanade donnant accès aux terrains d’exercice et aux pistes d’envol, elle inspira profondément. L’air frais lui avait manqué. De nombreux militaires s’affairaient par ailleurs autour d’eux ; peut-être Kohim n’oserait-il plus la maltraiter devant autant de témoins…
À sa grande surprise, Mahaut fut poussée par son tortionnaire droit vers la piste des frelons. Les moteurs de trois transports y tournaient à faible régime pendant que des techniciens chargeaient de l’équipement dans leur soute. À côté de l’appareil le plus proche, elle aperçut Gemli qui s’adressait aux membres de son unité, alignés face à elle en tenue de combat. Après un assourdissant cri de ralliement, ceux-ci embarquèrent dans le frelon au pas de course, bientôt suivis par Mahaut et Kohim.
À l’entrée de l’habitacle, Gemli semblait les attendre.
« Où allons-nous ? l’interrogea Mahaut du ton le plus décontracté qu’elle put émettre.
— À ton avis ? » lui lança son amie pour toute réponse.
Kohim la contraignit à poursuivre son chemin pendant que Gemli reportait son attention sur l’extérieur du transport. Ils se faufilèrent entre les travées où s’étaient installés les soldats de l’unité. Mahaut reconnut quelques-uns — très peu — de ses anciens camarades. Tous baissèrent les yeux à son approche. Jabgard, lui, ne bougea même pas. Parvenu au fond de la cabine, Kohim la fit trébucher d’un agile balayage de jambes ; elle s’écrasa sur les banquettes métalliques adossées à la carlingue, heurtant à nouveau son épaule.
Le corps douloureux et l’esprit en révolte, Mahaut prit place sur le dernier siège, les mains toujours menottées. Assis en face d’elle, Kohim semblait prendre un malin plaisir à maintenir son fusil braqué sur sa tête. Elle aperçut Gemli actionner la fermeture automatique des portes après avoir laissé entrer deux passagers supplémentaires, qui se dirigèrent à leur tour vers l’arrière de l’habitacle.
Mahaut ne reconnut Diawa, son compagnon de mission, que lorsqu’il fut arrivé à leur hauteur. Le jeune homme était écorché sur tout son côté droit, visage compris, et ses blessures suintaient. Lui non plus n’avait visiblement reçu aucun soin, ni repéré Mahaut avant cet instant. Il lui sourit, découvrant une dentition dépareillée par plusieurs trous.
« Des nouvelles de Boghdar ? se hasarda-t-il à demander à voix basse en s’asseyant près d’elle.
— Je sais seulement qu’il est vivant, murmura Mahaut.
— Vos gueules ! cria Kohim en relevant le canon de son arme. Vous n’avez pas capté que tout le monde se foutait de l’état dans lequel vous débarquerez sur Maïdokh ? »
Mahaut obtempéra. Elle osait croire que d’autres occasions de questionner les Ramahènes autour d’elle se présenteraient, même si elle redoutait de découvrir la raison pour laquelle ils l’emmenaient à Danapi. Alors que leur frelon s’élevait dans le ciel au-dessus de Dar Long, elle s’attarda un instant sur l’expression des soldats de l’unité de Gemli. Si la plupart paraissaient très jeunes, aucun n’avait l’air particulièrement stressé par l’opération du jour : certains discutaient ou consultaient l’écran de leur terminal ; beaucoup, affalés sur leur siège inclinable, avaient fermé les yeux.
À gauche de Kohim, le garde du corps de Diawa, lui, affichait même une mine réjouie en la fixant d’un regard mauvais. Mahaut eut l’impression qu’elle l’avait déjà rencontré. Elle fouilla rapidement dans les souvenirs de sa vie à Ramah, parmi le grand nombre de visages qu’elle avait croisés. Soudain, elle se rappela la première bataille remportée par Bilem en tant que commandeur des Araignées toxiques, et la fête donnée pour l’occasion sous la tribune principale du stade. Devant elle se tenait Rej, l’ancien collègue de Gemli qui l’avait alors menacée.
Avait-il réintégré l’armée à la requête de son ami Kohim ? Ou faisait-il partie des lutteurs que Bilem avait virés du bataillon quelques mois plus tard parce qu’ils ne « partageaient pas leurs valeurs » ? Le frère de Shanem avait-il tenté de le recruter dans sa rébellion naissante ? Ou Rej avait-il voulu dénoncer ses activités ? Tout était possible, et sa présence n’augurait de toute manière rien de bon pour Mahaut.
Ils volaient depuis plusieurs heures lorsque Gemli fit venir les deux captifs et leur escorte dans le cockpit stratégique. Encore plus ankylosée du fait de sa position inconfortable, mains dans le dos, Mahaut comptait néanmoins saisir la moindre opportunité de défendre sa cause auprès de son amie.
« Kohim, détache-la, ordonna celle-ci dès que la porte fut verrouillée.
— Voyons, cheffe…
— Ne t’inquiète pas, on est trois et le combat rapproché n’a jamais été son fort… »
Kohim s’exécuta en chuchotant « S’il te plaît, Maïdokh, donne-moi un prétexte. Rien qu’un tout petit… » puis recula de deux pas. La jeune cheffe d’unité saisit une mince boîte bleue sur la table de commandement et la colla entre les mains de Mahaut. C’était la radio longue distance qu’ils avaient apportée avec eux de Danapi.
« Nous atteindrons Maïdokh dans une heure, entama Gemli d’une voix impassible. Je veux que tu appelles tes petits copains maïdokhis pour exiger qu’ils nous laissent atterrir sans dommage à proximité de Diniskor, où nous avons pour mission d’établir une base. »
Mahaut ne put empêcher ses sourcils de s’élever tout en haut de son front. Elle avait envie de frapper son ancienne camarade avec l’appareil qu’elle lui avait confié pour qu’elle ressente son agacement ; il n’était cependant pas question qu’elle fasse ce plaisir à Kohim et Rej.
« Diniskor se trouve en plein centre du continent, s’insurgea-t-elle, ce n’est pas une région minière. Que cherchez-vous ? Anéantir définitivement tout espoir de paix ? Les Maïdokhis n’accepteront jamais cela, c’est de la folie. Pourquoi ne pas carrément leur dire de vous abandonner leur pays une fois pour toutes ? Et de se jeter à la mer, pour faire bonne mesure ? »
Mahaut s’était avancée vers Gemli en haussant la voix. Elle perçut derrière elle le cliquetis du cran de sûreté d’un fusil d’assaut. Elle s’arrêta net, plaça ses mains en évidence et planta son regard dans celui de la jeune cheffe.
« Tu as eu le culot de te présenter à moi en émissaire de Maïdokh, allégua celle-ci, tu as prétendu que tu parlais pour les Maïdokhis. Prouve-le ! Tu clames qu’ils sont pacifiques, qu’ils veulent seulement nous aider ? Prouve-le ! Peu importe pour quelle raison nous souhaitons nous installer à cet endroit. On vous offre l’occasion de démontrer votre bonne foi, d’ouvrir la voie à de vraies négociations. Alors, prends ta radio, et saisis ta chance ! »
C’était forcément un piège. D’une manière ou d’une autre, Gemli — ou plutôt son commandement — essayait d’obtenir un avantage par cette manœuvre. Lequel ? Mahaut allait-elle mettre en péril la vie de ses amis, voire celle de nombreux Danamôns en accédant à cette requête ? La respiration hachée, elle ne pouvait s’y résoudre.
« Tu me demandes l’impossible… réprouva-t-elle en agitant la tête.
— C’est bien ce que je craignais, ricana la cheffe d’unité. Des belles paroles et aucun acte. Mais réfléchis bien : quoi que tu décides à présent, nos transports vont se diriger vers Diniskor. Est-ce que tu as vraiment envie de tester la qualité des défenses antiaériennes de Maïdokh ? Je crois me souvenir qu’elles sont parfaitement capables d’abattre quelques frelons, si tes petits copains soupçonnent qu’on les attaque. Ne serait-ce pas plus sage de leur signaler ta présence à bord ? »
Gemli avait raison, même si elle ignorait pourquoi : Mahaut était coincée. Dans d’autres circonstances, elle aurait certainement refusé ce chantage, choisi de risquer la fin de ses rêves si cela assurait la sécurité de Danapi. Mais elle ne pouvait pas mourir dans ses rêves, pas avant d’avoir découvert au gré de quels événements invraisemblables elle allait devenir le guide éclairé de ces abrutis.
Elle alluma la radio longue distance et y introduisit ses codes d’accès. Au bout d’une minute, elle entendit sortir du haut-parleur la voix de Paruk, le commandant des forces de défense danatiles.
« Bonjour, c’est Mao. J’ai une demande un peu particulière à faire au Conseil. »
***
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