Chapitre 7 : Arrêts

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Le projectile frappa le sol à quelques centimètres des pieds de Mahaut, ne faisant cependant sursauter personne.

« Kohim ? interrogea Tiksum sans lever les yeux, alors que le bruit du coup de feu résonnait encore sur les falaises voisines.

— Non, c’est Rej cette fois, indiqua Diawa. Je reconnais sa grosse tête par-dessus le parapet.

— Je préfère quand c’est Kohim, se plaignit Mahaut sous le regard médusé de Boghdar. Je me sens plus en sécurité, il est bien meilleur tireur… »

Tous les quatre s’esclaffèrent. Positionnés au pied du mur d’enceinte érigé par le contingent ramahène, les émissaires danatiles ne prêtaient plus beaucoup attention aux tentatives d’intimidation que les gardes de la base leur imposaient depuis dix jours. Ils passaient plutôt leur journée à échafauder des conjectures sur la suite du conflit et à se réchauffer ; le froid commençait à devenir piquant sur cette prairie exposée aux vents du nord, surtout la nuit.

Par chance, leur situation n’était pas aussi pénible que celle vécue par Boghdar et Mahaut pendant leur captivité aux mains des révoltés de Gobwé, à Moliargha. Ils respiraient de l’air pur, recevaient quotidiennement de la nourriture — des rations militaires débarrassées des sucreries destinées à maintenir le moral des troupes —, avaient pu ramasser des branches et des feuillages pour se construire un abri contre la pluie et bénéficiaient d’un cadre agréable. Installés au centre d’une vaste plaine bordée par une ligne de collines rocailleuses et la forêt dans laquelle ils s’étaient réfugiés en arrivant, ils pouvaient même apercevoir les jolies couleurs de Diniskor par-delà un vallon boisé.

Regroupés à quatre à côté du portail, ils étaient en tout cas nettement moins à plaindre que leurs autres compagnons de voyage, qu’ils n’avaient ni vus ni entendus, mais qu’ils savaient dispersés au cœur de la base ramahène pour prévenir toute velléité de bombardement danatile. Chaque jour, ils plaidaient auprès de Gemli pour que ceux-ci soient autorisés à les rejoindre, ayant de plus en plus de peine à ne pas lui expliquer que leur placement était parfaitement indifférent.

Depuis qu’ils avaient débarqué des frelons, les émissaires capturés à Dar Long ne couraient en effet plus grand danger — sauf celui d’une maladresse de Rej ou de l’un de ses comparses. Les Danamôns n’utilisaient jamais d’armes létales. Ils ne disposaient du reste dans leur arsenal que de bombes diffusant du gaz narcoleptique, contre les effets duquel Mahaut et ses amis étaient d’ailleurs partiellement immunisés, comme tous les habitants de Danapi. Les Ramahènes n’ayant apparemment toujours pas intégré cet état de fait, le petit groupe continuait néanmoins à jouer patiemment leur rôle de boucliers humains, dans l’espoir de favoriser la poursuite d’un dialogue entre les deux camps.

Malheureusement, les négociations semblaient désormais très mal engagées. Comme convenu, les ambassadeurs danatiles, parmi lesquels Mahaut avait reconnu Liminark et Terrop, deux des membres les plus influents du Conseil de Défense, s’étaient présentés devant la base au lendemain de l’arrivée du contingent. Leurs discussions avec les représentants ramahènes — la cheffe de bataillon et ses chefs d’unité — s’étaient toutefois achevées par des cris et des invectives de la part de ces derniers. Une nouvelle tentative, le jour suivant, avait également tourné court, sans produire le moindre résultat tangible. Les diplomates de Danapi poursuivaient depuis lors leurs visites matinales, mais plus aucun ramahène ne venait à leur rencontre.

« Tu as encore vu partir des sentinelles tout à l’heure ? demanda Mahaut à Diawa pendant qu’il préparait du thé.

— Oui, une petite vingtaine, côté ouest.

— C’est dingue le nombre de robots qu’ils ont amenés… commenta Boghdar en s’approchant. C’est à croire qu’une de leurs libellules en était entièrement remplie. »

Si les blessures de Mahaut, Diawa et Tiksum avaient plus ou moins correctement cicatrisé, l’ancien chef d’unité n’avait, lui, pas récupéré toute sa mobilité. Touché au genou déjà été meurtri avant son accueil à Danapi, il souffrait visiblement beaucoup à chaque pas.

« Je n’arrive quand même pas à concevoir qu’ils aient besoin d’une base de cette taille uniquement pour lancer des sentinelles, réitéra Tiksum en s’asseyant à même le sol près de leur feu. Ils mijotent forcément autre chose…

— C’est évident, renchérit Boghdar. C’est pour ça que ce serait utile de pouvoir parler à Ghaludir et aux autres. Eux ont sans doute vu ce qu’abritent les bâtiments.

— Ou bien on peut questionner une des personnes les mieux renseignées sur le sujet… » suggéra Mahaut en avisant Gemli qui franchissait le portail.

La cheffe d’unité se dirigeait droit vers eux, chargée de la caisse métallique contenant leurs rations du jour.

« Tu prends des risques à t’approcher ainsi, choisit de la taquiner Mahaut dès qu’elle se trouva à portée de voix. C’est Rej qui nous surveille, et la précision de son tir diminue d’heure en heure. À mon avis, il ne dort pas assez. Qu’est-ce que vous fabriquez là-dedans ? Tes gars paraissent surmenés… »

Gemli balança la caisse aux pieds de Mahaut, qui effectua un saut de cabri pour ne pas avoir les orteils écrasés. La jeune femme n’avait pourtant pas l’air de mauvaise humeur, juste un peu fatiguée.

« De toute façon, je sais que vous ne ferez pas de bêtise. J’ai confiance en vous… »

Les quatre Danamôns d’adoption la dévisagèrent avec de grands yeux.

« Mais pas au point de vous révéler nos petits secrets ! se moqua-t-elle avec un rire mesquin. Vous êtes décidément si naïfs ; c’est comme une maladie contagieuse que vous avez tous attrapée en séjournant sur ce continent d’attardés mentaux… »

Par-delà les paroles méprisantes, Mahaut constatait que son amie échangeait chaque jour plus longuement avec eux — et ne paraissait pas désireuse de laisser quelqu’un d’autre se charger de la livraison de leurs vivres. Quels étaient les motifs de ce rapprochement progressif ? Elle ne pouvait qu’élaborer des suppositions.

« Quelque chose me dit que vous n’êtes quand même pas loin de vous emmerder autant que nous, depuis que la construction de la base est terminée, se lança-t-elle avec un sourire. Tu ne penses pas que ce serait plus efficace de discuter sérieusement des options envisageables pour sortir de ce cul-de-sac ? Que ferez-vous lorsque vos robots seront postés dans tous les recoins de la région ? Vous repartirez chez vous ?

— Ah non, je ne crois pas, non, s’exclama son amie. On commence à se plaire, ici, figure-toi ! C’est vrai qu’on s’ennuie comme des chats morts pour le moment, mais le secteur a du potentiel. Les Maïdokhis sont des adeptes du partage, n’est-ce pas ?

— Du partage qui permet à tous de satisfaire leurs besoins, oui, rétorqua Boghdar en se plaçant à côté de Mahaut.

— Dans ce cas, on est faits pour s’entendre ! Malgré les apparences… »

Après un petit salut du plat de la main, la cheffe d’unité s’éloigna sous le regard dépité de Mahaut. Avait-elle voulu plaisanter, les titiller encore plus ? Les Ramahènes envisageaient-ils réellement de venir s’implanter en plein cœur de Danapi ? Pour faire quoi ? Exploiter les forêts ? Ils n’utilisaient quasi pas de bois. Construire des villes ? Installer des fermes ? C’était tellement insensé.

La mine de ses camarades d’infortune indiqua à Mahaut qu’ils partageaient son désappointement. Il n’était pas étonnant que les négociations avec les représentants du Conseil de Défense aient capoté aussi vite si les Ramahènes avaient revendiqué de pouvoir accaparer de nouvelles portions du territoire danatile. Au moins ce point semblait-il éclairci : leurs anciens compatriotes n’étaient prêts à aucune concession, ils voulaient seulement abuser de la bienveillance des Danamôns — business as usual.

Mahaut s’assit en retrait et réchauffa ses mains avec sa tasse de thé. Soucieuse de la dégradation de l’humeur de ses compagnons, elle retenait ses larmes, mais c’était à grand-peine. L’attitude de son amie entamait à coups de pelleteuse la digue contenant le flot de lassitude engendré par cette double vie en détention.

Mahaut venait d’avoir vingt-deux ans, mais ne pouvait faire aucun plan pour l’avenir, quel qu’il soit. Elle ne pouvait même pas se balader ou sortir avec des potes. Ni manger un bon repas, ni faire l’amour à son petit copain. Sa vie était totalement à l’arrêt ; figée, de jour comme de nuit. Redémarrerait-elle un jour ? Sans doute, mais dans combien de temps ?

En attendant, elle tournait en rond, entre son désespoir face à l’outrecuidance des Ramahènes et ses réflexions angoissées sur son pseudodestin prophétique. Sous couvert d’un questionnement sur ce qui avait amené les deux continents à développer des cultures si différentes, elle avait interrogé Boghdar, Diawa et Tiksum à propos du guide éclairé, mais n’avait obtenu que des informations parcellaires et imprécises. D’après ses amis, Opthéo Tsong était révérée parce qu’elle avait mis fin à une longue période de guerre et de troubles, puis réussi à civiliser les premiers royaumes de Ramah ; Sam avait confirmé ces informations à la suite de ses propres investigations.

Loin de la rassurer, ces révélations avaient plongé Mahaut dans un abîme de perplexité. Si elle devait faire cesser une guerre, qui allait la déclencher ? Et quand ? Bloquée devant cet horrible portail, sa seule chance d’en apprendre plus sur Opthéo Tsong s’éloignait au fur et à mesure qu’une coopération entre Danapi et Ramah devenait de plus en plus improbable.



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