Chapitre 10 : Pardon

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« Eh, la célébrité ! Tu vas où comme ça ? »

Les deux prisonnières avaient surgi soudainement d’une cellule ouverte et lui barraient le passage, campées au milieu du couloir. La plus massive mesurait vingt centimètres de plus que Mahaut tandis que la plus petite arborait sur le côté de la clavicule une épaisse cicatrice rougeâtre. Mahaut ne leur avait jamais parlé, mais elle avait remarqué les regards qu’elles lui adressaient depuis quelques jours, regroupées avec quelques autres sur le chemin du préau.

« Je ne veux pas d’ennuis, leur répondit-elle en jetant un œil dans son dos. Ne m’en causez pas et je ne vous en causerai pas non plus. »

Derrière elle, les détenues qu’elle venait de croiser regagnaient subrepticement leur cellule, laissant le corridor désert. Une mince silhouette, tout au bout, semblait néanmoins hésiter à abandonner Mahaut à son sort ; c’était celle de Léna, la seule jeune femme avec laquelle elle avait échangé plus que quelques mots depuis le début de son incarcération. Une sueur froide parcourut l’échine de Mahaut, dont le rythme cardiaque s’affolait de plus en plus.

« Parce que tu penses que t’es capable de nous faire des tracas ? Ici ? répliqua la plus grande, les yeux écarquillés.

— Je dirais que ça dépend si tu considères une mâchoire fracturée comme un tracas, souffla Mahaut, dents et poings serrés. Mais peut-être pas, vu ta tronche… »

D’un même mouvement, les deux prisonnières s’avancèrent vers Mahaut, l’obligeant à se plaquer contre le mur. Par-dessus l’épaule de la costaude, elle aperçut Léna franchir la porte du couloir et disparaître. Tremblant plus de rage que de peur, elle espérait de tout cœur ne pas avoir trop perdu des acquis de ses nombreux entraînements au combat rapproché.

« Je crois que t’as pas bien compris comment fonctionne le monde en vrai… reprit la plus menue en faisant miroiter devant les yeux de Mahaut un fin morceau de métal qui ressemblait à une lame de rasoir.

— Alors on s’est dit qu’on pouvait t’aider à capter le truc… compléta sa comparse.

— Et te remettre un peu les idées en place… Pour ton bien ! »

Mahaut réfléchissait à toute vitesse, scrutant le visage des deux femmes tout en surveillant les déplacements de leur arme improvisée. Que cherchaient-elles exactement ? Lui inculquer une leçon, certes, mais laquelle ? Elle s’imaginait avoir commis un impair, enfreint une norme implicite de la vie en prison ou manqué de respect aux éléments dominants d’une hiérarchie secrète. Tablant sur une libération rapide, elle s’était pourtant tenue à carreau depuis un mois et demi, sortant peu de sa cellule et limitant ses interactions avec les autres détenues à de simples formules de politesse. Visiblement, cela avait tout de même suffi à contrarier quelqu’un.

« D’accord, pas de souci. Expliquez-moi, je vous écoute… » les invita-t-elle pour se donner un peu de temps.

Elle voulait mieux saisir les intentions de ses vis-à-vis afin d’envisager une manière de calmer la situation qui exclue la violence. Après le scandale provoqué par la parution de son interview, elle ne pourrait sans doute plus se permettre une nouvelle entorse au règlement de la prison.

« C’est ça, fais la maligne, éructa la plus grande en plaçant sa poitrine imposante au-dessus de celle de Mahaut. Tu t’prends pour qui, en fait ? Le Messie ? C’est quoi votre plan ? Vous pensez vraiment que tout le monde a envie de vivre dans des grottes ? Qu’on va tous s’embrasser et danser en ronde autour du feu pour fêter le retour à l’âge de pierre ? C’est ça, votre délire ? Parce que j’peux t’assurer que personne l’a validé en dehors de votre sale bande d’illuminés !

— Alors si j’étais toi, je ferais bien bien gaffe, poursuivit la plus petite en posant sa lame juste sous l’œil de Mahaut. Car tu commences à fâcher beaucoup de gens. Et parmi ces gens-là, y en a plein qui sont pas aussi gentils que nous. Et qui ont largement les moyens de sauter la case prison, si tu vois ce que je veux dire… »

Tout en finissant sa phrase, elle appuya son rasoir en plein milieu de la joue de Mahaut. La douleur piquante de la coupure fit perdre son sang-froid à Mahaut. Elle détourna la tête d’un geste brusque et se préparait à asséner un méchant crochet du droit dans le flanc de sa tortionnaire quand elle entrevit la porte par laquelle Léna s’était crapahuté s’ouvrir.

« On s’écarte ! » ordonna la voix puissante.

Les deux détenues se reculèrent aussitôt avant de filer dans la direction opposée, non sans avoir écrasé les orteils de Mahaut au passage.

« Deschamps, allez chercher vos affaires ! lança la gardienne. Vous nous quittez déjà.

— Je suis transférée ? interrogea Mahaut avec prudence, soupçonnant plutôt qu’elle allait être sanctionnée pour avoir enfreint les conditions de visite.

— En quelque sorte. Dépêchez-vous, on vous attend pour la paperasse. »

***

Les cris la firent tressaillir dès qu’elle eut poussé la porte. Des centaines de personnes s’étaient massées dans la petite rue arborée. Ce ne fut qu’en apercevant Alexia et Soraya au premier rang de la foule que Mahaut réalisa que ce comité d’accueil avait été constitué à son intention. Sans la laisser reprendre ses esprits, ses amies se précipitèrent dans ses bras, bientôt suivies par Siloé, Colin, Noah, Cyriaque, Matthis et les autres membres du club de réflexion. Tous répétaient « On a réussi ! » en boucle en lui agrippant les épaules ; certains avaient même apporté des fleurs.

Déboussolée par toutes ces sollicitations — tranchant au plus haut point avec le calme de la vie quasi monastique qu’elle menait depuis deux mois —, Mahaut ne savait pas trop comment se comporter. Elle ignorait à quoi ou à qui elle devait cette libération inopinée et son cœur battait toujours en surrégime. Les menaces proférées par les deux prisonnières une heure plus tôt avaient jeté un voile de confusion sur cet événement qu’elle avait imaginé plus tranquille. Elle ne parvint à esquisser un sourire franc qu’au moment où son père approcha pour l’embrasser.

« J’ai failli aller chercher Siméon à l’école pour qu’il puisse te voir aussi, mais je serais arrivé en retard », lui glissa Hughes en la serrant contre lui.

Tandis que ses camarades entamaient des chants de victoire, Mahaut resta longtemps blottie dans ses bras, jusqu’à ce qu’elle ne discerne derrière eux une figure placide qui détonnait parmi la masse des étudiants agités. Elle se dirigea sans attendre vers le professeur Roch, qui lui tendit la main pour la saluer. Sans hésiter, Mahaut la saisit et s’en servit pour attirer l’enseignant vers elle dans une accolade enthousiaste, qu’il lui rendit d’un bras avec un sourire embarrassé. En ce gris après-midi de novembre, sa présence devant la prison pour femmes agissait comme un baume sur le sentiment d’injustice qui vrillait les entrailles de Mahaut depuis son altercation dans le couloir — ou depuis son inculpation ? Seule une ombre dans son esprit l’empêchait encore de se détendre complètement.

« Sam n’est pas là ? demanda-t-elle en se tournant vers ses amies.

— Tu rigoles ? répliqua Alexia. C’est lui qui a appelé tout le monde dès qu’il a eu la nouvelle. Regarde, le voilà ! »

Mahaut distingua aussitôt le sommet du crâne de son copain au milieu de la foule. Après avoir lutté un bon moment pour se frayer un chemin, Sam s’arrêta à un mètre de leur petit groupe.

« Désolé, ma belle, j’ai dû aller expliquer aux agents de police qu’il ne s’agissait pas d’une manifestation, se justifia-t-il. Je leur ai promis qu’on allait dégager la chaussée sans traîner… »

Son sourire contrit fit instantanément fondre Mahaut. Elle se jeta dans ses bras, bien décidée à y demeurer, immobile et finalement apaisée, jusqu’à ce que le froid de la nuit les engourdisse. Ou jusqu’à ce qu’un bref avertissement de sirène bitonale ne leur rappelle qu’ils n’étaient pas autorisés à monopoliser ainsi la voie publique.

Se détachant à regret, Mahaut fit signe à tout le monde de faire silence. La gorge nouée, elle les remercia chaleureusement pour leur venue, puis proposa à ceux n’ayant rien de mieux à faire de se donner rendez-vous au bar où ils avaient souvent organisé les réunions de leur club. Une heure plus tard, ils étaient encore plusieurs dizaines, agglutinés autour des tables du café estudiantin qui n’avait certainement jamais connu une telle affluence à une heure si précoce.

« Je n’arrive quand même pas à croire que j’aie été graciée, s’exclama Mahaut lorsque tout le monde eut reçu de quoi trinquer. Comment est-ce possible, vous le savez ?

— Tu te souviens quand tu nous as conjuré de ne plus protester devant la prison ? questionna Alexia.

— Et de consacrer votre temps à des choses plus utiles ? Oui, très bien.

— Les gens n’étaient pas très contents, développa Sam. Je crois qu’ils n’étaient pas prêts à te laisser pourrir là-dedans.

— Alors on a pensé que ça aurait plus d’impact si on se rassemblait devant le ministère de la Justice à la place, poursuivit Alexia. Et quand ton avocat nous a mis sur la piste d’une demande de grâce, on a élargi la mobilisation en multipliant les actions de soutien : pétitions, lettres au ministre, campagnes dans les journaux, la totale… Il y a même une parlementaire américaine qui nous a dit qu’elle allait plaider ta cause !

— Mais personne ne m’en a jamais parlé ! s’indigna Mahaut bien qu’elle fut très flattée de leur détermination.

— On n’avait aucune idée de nos chances de succès, intervint Siloé. On ne voulait pas que tu espères pour rien. »

Mahaut hocha la tête et leva à nouveau son verre pour remercier ses amis. Si elle avait eu vent de leurs démarches, elle n’en aurait toutefois conçu aucun espoir, trop convaincue que, comme l’avait évoqué le professeur Roch, des personnes influentes œuvraient dans l’ombre pour l’empêcher de nuire au statu quo. Son agression par les deux guenons ce matin n’en était-elle d’ailleurs pas une preuve supplémentaire ? Que signifiait dès lors cette grâce tombée du ciel ? Au-delà de l’opiniâtreté de ses camarades, elle soupçonnait que des forces puissantes étaient intervenues afin d’orienter son destin à leur meilleure convenance. Dans quel sens ?

Mahaut secoua la tête pour en chasser le brouillard qui risquait d’obscurcir la joie de leurs retrouvailles. Elle croisa le regard de Sam, qui ne l’avait pas quittée des yeux depuis qu’ils avaient pris place l’un en face de l’autre. Partageait-il son envie de fausser compagnie à leurs amis ? La main dans la sienne au-dessus de la table, les jambes emmêlées en dessous, elle ne pouvait imaginer le contraire.

« Je dois aller récupérer des affaires chez moi, déclara-t-elle en se levant tout à coup. Et après il faut que je file chez mon père…

— Mais, Mahaut… débuta Cyriaque.

— … on avait prévu une mégafête ce soir ! s’offusqua Alexia. En plus, on est vendredi.

— Je sais, pardon, se défendit Mahaut tandis que Sam posait des billets sur la table pour payer leurs consommations. Je suis juste crevée en fait… Mais on planifie ça dès que possible, d’accord ? Je vous appelle demain ! »

Ils quittèrent le bar sous les salutations lourdes de sous-entendus de leurs camarades et roulèrent quelques minutes en direction du logement d’étudiante de Mahaut, s’embrassant fiévreusement à chaque feu rouge — avant que les conducteurs derrière eux ne leur intiment l’ordre de reprendre leur route à coups de klaxon.

Désertés depuis le départ d’Émilie pour Toronto et le déménagement d’Alexia pour se rapprocher de son boulot à l’autre bout de la ville, les deux derniers étages de la maison de maître résonnaient des bruits d’un apéritif organisé par les consultants informatiques d’en bas. Mahaut attira Sam contre elle à peine la porte fermée. Elle avait tant besoin de retrouver la chaleur de son étreinte, l’excitation de ses baisers, le plaisir de le sentir en elle. Traçant une piste de vêtements sur le sol, ils atteignirent rapidement le canapé, où ils firent l’amour deux fois d’affilée — comme pour vérifier qu’ils n’avaient pas rêvé. Ils gagnèrent ensuite la chambre de Mahaut pour recommencer.

« Qu’est-ce qui est arrivé à ta joue ? interrogea Sam quand ils eurent repris leur souffle, étendus face à face.

— Rien de grave, juste une lame de rasoir qui a dérapé…

— De rasoir ?

— Ben oui, je ne pouvais tout de même pas sortir de prison avec une barbe de trois jours !

— Bien sûr, acquiesça Sam en la dévisageant d’un air ahuri. Moi qui m’inquiétais que la prison ait pu altérer ton équilibre mental, là au moins je suis pleinement rassuré ! »

Mahaut devinait que son ami n’était pas dupe, mais elle refusait d’encombrer son esprit avec toutes ces préoccupations pour le moment ; elle en aurait assez l’occasion plus tard. Elle se rapprocha pour enlacer Sam à nouveau. Assouvir un désir contenu depuis tant de semaines paraissait décidément très difficile.

« Tu voudrais bien m’accompagner chez mon père ? s’enquit-elle lorsque l’heure de partir fut arrivée, puis dépassée. Je lui ai promis que je viendrais pour voir Siméon, mais je ne veux pas te quitter. Je ne pourrai jamais me résoudre à te quitter… »

Pour toute réponse, Sam l’embrassa encore, tandis qu’elle fermait les yeux pour mieux profiter de cet instant volé à l’éternité. Les défis qui l’attendaient maintenant qu’elle avait recouvré une entière liberté d’action étaient probablement insurmontables, mais Mahaut n’en avait cure ; sa vie était parfaite tant qu’elle pouvait en chevaucher les écueils dans les bras de Sam.

***

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