Chapitre 23 : Mauvais esprit de Noël (2)
Une heure plus tard, Mahaut se retournait encore dans son lit, en quête d’un sommeil qui ne pourrait qu’accentuer son malaise, quand Sam pénétra dans la chambre obscure. Il s’assit sans bruit sur le bord du matelas. Elle s’efforça de respirer lentement pour donner le change.
« J’aimerais savoir ce qui t’a mise de si mauvaise humeur, lança son ami, signalant l’échec de la stratégie d’évitement.
— Et moi j’aimerais savoir ce qui t’autorise à me faire la morale et de me dire comment je devrais me comporter ! répliqua Mahaut en se redressant.
— J’ai quand même le droit de te dire quand je crois que tu fais erreur, non ? Tu n’es pas la seule à désirer l’avènement d’une société plus durable, on est des milliers à chercher le chemin à suivre. Si tu sais qu’ils vont les impacter, tes choix devraient au minimum être concertés avec les personnes concernées.
— Mais que tu le veuilles ou non, c’est moi qui suis considérée comme le leader du mouvement. Par tout le monde ! C’est de moi qu’on requiert un positionnement clair, moi qui porterai le poids de ces décisions !
— Être la première à avoir rêvé de Danapi ne te donne pas le pouvoir sur ce qu’on choisit de faire de nos rêves ! En plus, tu n’étais même pas la première : Roch en a rêvé bien avant toi, et peut-être des tas d’autres personnes !
— Mais moi, j’en ai fait quelque chose ! Et autre chose qu’une thèse que personne n’a lue… C’est moi qui ai lancé le mouvement, qui ai orienté les actions !
— Ce n’était même pas ton idée à la base ! Et on était dix, je te rappelle. Dès le début, on s’est tous investis comme des dingues pour que la sauce prenne !
— Parce que j’étais parvenue à vous convaincre qu’on avait besoin d’imaginer un monde meilleur. Vous n’auriez jamais rêvé de Danapi sans moi ! »
Assise de l’autre côté du lit, Mahaut luttait pour ne pas céder à l’amertume, pour ne pas pleurer et donner à Sam l’occasion de jouer son rôle préféré de consolateur.
« Personne ne va t’enlever ton mérite, ma belle, reprit-il d’une voix plus douce. C’est clair que tout a commencé grâce à toi, que tu as été le moteur de cette extraordinaire aventure. J’ai juste très peur que l’agressivité de vos méthodes ne nous mènent droit vers les catastrophes qu’on désirait à tout prix éviter.
— Donc ta stratégie, c’est de les laisser faire ? De nous laisser effrayer et décourager par ces brutes ? Par ces criminels ?
— Tu ne pourras jamais complètement les empêcher de nuire de toute façon.
— Alors on remballe tout et on arrête ?
— Non, on continue à se battre pour réduire leur capacité de nuire. Et supprimer leurs raisons de nuire, parce qu’à un moment, la société aura trop changé…
— Mais on en a pour des années avant d’en arriver là ! Combien d’entre nous mourront assassinés au fond d’un cul-de-sac d’ici ce basculement hypothétique ? Tu penses qu’ils ne te trouveront pas, c’est ça ? Que si tu restes suffisamment en retrait, ils ne s’attaqueront pas à toi ? Tu divagues complètement, SamSam ! »
Son invective résonna sur les murs de sa chambre. Le cœur serré, elle se tut, prit le temps d’écouter les bruits en provenance d’en bas. Minuit venait de sonner sur l’antique horloge grand-père du salon. Les garçons claironnaient « Joyeux Noël » à la ronde et Mahaut se surprit à souhaiter qu’ils n’aient pas entendu qu’elle était toujours éveillée.
« Tu ne sais pas ce que ça fait d’être un futur prophète, poursuivit-elle, livide de rage contenue. Tu ne peux même pas concevoir la pression que je ressens chaque jour, chaque heure, chaque minute à force de devoir envisager les conséquences du moindre de mes gestes. Et tu ne sais certainement pas ce que ça fait d’avoir un couteau en travers de la gorge ou de penser que tes derniers instants sont arrivés parce qu’il n’y a plus d’air qui entre dans tes poumons ! »
Elle avait à nouveau crié, perdant de vue le fait que son demi-frère pouvait à tout instant monter les escaliers et être troublé par ses paroles.
« Tu parles sans savoir, dit Sam d’une voix blanche.
— Non, toi tu parles sans savoir.
— Tu ne sais rien de ma vie, de ce que j’ai vécu ou non.
— Oh, arrête de délirer, SamSam ! Comme si ta vie avait un jour été dramatique ! Tu as une famille géniale, des parents qui s’aiment, des potes à n’en plus finir… »
Dans le noir quasi total de la pièce, elle perçut une sorte de reniflement. Mahaut se retourna, tentant d’apercevoir la silhouette de son ami, découpée dans le carré grisâtre du ciel nuageux sur lequel donnait sa fenêtre.
« Quand on était en troisième, entama-t-il avec un soupir, une bande de petits merdeux m’a pris en grippe au collège. Parce que mes fringues n’étaient pas assez chics, parce que je ne m’habillais pas très à la mode ; je ne sais même pas vraiment.
— En troisième ? Je me souviens qu’on ne se parlait plus beaucoup cette année-là.
— Oui, ça a été une année difficile pour moi. Je me suis recroquevillé sur moi-même au fil du temps. Jusqu’à un dernier incident. »
Un jeudi après-midi, les quatre garçons en question l’avaient agressé dans les toilettes, l’avaient déshabillé de force puis jeté ses vêtements sur le toit du bâtiment voisin. Sam était resté caché jusqu’à ce qu’un camarade le trouve et lui apporte sa tenue de sport. De retour à la maison, il n’avait rien dit à ses parents, mais prétexté de sévères maux de ventre pour rater l’école le lendemain. Une fois son frère parti pour son week-end scout le vendredi soir, il était monté au grenier, avait noué un câble autour de son cou et avait attaché l’autre extrémité au sommet d’une vieille armoire.
« Mais l’armoire était trop basse, poursuivait Sam sur un ton étonnamment neutre. Alors j’ai plié les jambes pour ne plus être en appui sur le sol. Je me suis mis à suffoquer, à visualiser des trucs bizarres. Je commençais à partir quand j’ai vu ton visage. Je n’ai pas supporté l’idée de ne plus jamais admirer tes yeux, j’ai reposé les pieds sur le plancher et décidé que j’allais être fort pour toi.
— Tu étais déjà amoureux de moi à l’époque ?
— Je l’ai toujours été. Et c’est grâce à toi que je suis toujours sur cette terre, Mahaut. Tu m’as sauvé. Maintenant, c’est mon devoir de veiller sur toi. Je voudrais juste que tu me fasses plus confiance… »
Elle franchit l’espace du lit qui les séparait pour venir se placer derrière Sam et l’enlacer. Une larme tomba sur sa main, chaude et lourde de tous leurs non-dits. Elle le serra encore plus fort.
« Je suis désolée, je n’avais aucune idée que tu avais traversé tout ça, exposa-t-elle avec lenteur. Je suis tellement autocentrée la plupart du temps, je ne me demande même pas ce que ressentent les gens autour de moi…
— L’essentiel, c’est de s’améliorer, la taquina Sam après s’être mouché bruyamment.
— J’essaie, mais le boulot est énorme !
— Et les rechutes fréquentes… »
Mahaut rit en se laissant tomber vers l’arrière. L’ombre de Sam se décala pour se coucher à ses côtés.
« Les mecs ne t’ont plus harcelé par la suite ? interrogea-t-elle, curieuse.
— Plus vraiment. Le lundi suivant, j’en ai parlé à un professeur. Ils ont été renvoyés une semaine avec menace d’exclusion définitive. Ils m’en voulaient à mort, mais n’ont plus osé faire grand-chose. Les potes auxquels je me suis confié m’ont bien aidé aussi, ils s’arrangeaient pour qu’on circule toujours en groupe. Et moi, je me suis habitué à prendre beaucoup de distance avec ce qui m’arrivait… »
Elle sourit douloureusement : le caractère détaché de Sam lui avait si souvent permis à de relativiser ses propres angoisses, c’était étrange de découvrir qu’un événement si traumatisant l’avait engendré.
« Je ne suis pas Opthéo Tsong, affirma-t-elle dans un souffle. Je refuse de devenir cette illuminée… Je veux avoir un impact sur le cours de choses, mais pas en trahissant les valeurs que je défends. Tu crois que c’est possible ?
— Oui, je crois. Je l’espère en tout cas… Si on s’y met tous ensemble, on va forcément trouver. »
Mahaut se pencha pour embrasser Sam sur le front. La chape de stress qui avait rendu ses mouvements pénibles toute la soirée se craquelait enfin.
« Ce serait quand même plus simple si on pouvait repartir de zéro, tu ne crois pas ? s’enquit-elle après un long moment. Faire en sorte que les gens ne disposent plus de ces immenses fortunes qui leur donnent un pouvoir démesuré…
— Comme dans ce vieux film que Matthis cite toujours…
— Oui, sauf qu’ils utilisent la violence pour y parvenir. Mais y aurait-il un autre moyen ? Sans doute pas. »
Ils écoutèrent Hughes, Jules et les garçons monter les escaliers et se souhaiter une bonne nuit.
« Le mieux serait peut-être de tout laisser tomber, déclara-t-elle lorsque le silence fut revenu. Partir sur une île déserte incognito. Avec quelques centaines de rêveurs, pour s’assurer qu’on dispose de toutes les compétences nécessaires pour survivre. Créer un monde vierge. Danapi en miniature. »
Dans la lumière des phares d’une voiture de passage, Sam se releva pour déboutonner sa chemise.
« Choisissons quand même une île avec quelques grosses collines, alors, ironisa-t-il, parce que je préférerais que notre merveilleuse descendance garde les pieds au sec après la montée des eaux. »
***
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