Chapitre 1

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Un peuple que tu n'auras point connu mangera le fruit de ton sol et tout le produit de ton travail, et tu seras tous les jours opprimé et écrasé.

Deutéronome 28:33


Un bruit d’acier battu montait des murs barbelés et insinuait dans sa bouche un arrière-goût de sang. Le crépuscule pointait, mais pour les travailleurs de l’usine la relève était encore lointaine. Derrière les deux imposantes tours de guet, les fours à métaux tournaient à plein régime et les cheminées crachaient une épaisse fumée noir d’encre. Portés par le vent, des flocons de suie tombaient dans les boucles couleur aurore de la jeune femme dont le regard restait résolument fixé sur l’épaisse porte de métal marquant l’entrée du camp. La même porte qui la séparait de son frère.

Une voix dans son dos l’arracha à ses contemplations. Le chauffeur du taxi implorait du regard la jeune femme de le libérer. Pour un immigré d’origine turque, la proximité avec des soldats à l’uniforme gris-vert représentait une source d’angoisse difficilement surmontable. À chaque altercation, il prenait le risque de se faire extorquer les maigres fruits de son travail sous le prétexte d’une taxe purement fantaisiste. Et si un Üntermensch comme lui osait protester, il se ferait briser les phalanges, autant pour l’exemple que pour satisfaire un sadisme encouragé par les autorités locales.

Aussi, Aleth s’assura d’être la plus discrète possible lorsqu’elle lui glissa deux billets de cinquante marks par-dessus la vitre conducteur. C’était une somme considérable étant donné le contexte, mais elle éprouvait une profonde sympathie à l’égard de ce jeune père de famille.

— Soyez prudente, la remercia-t-il, d’un sourire gêné.

Tandis que l’écho du moteur de la Citroën se faisait lointain, la mise en garde de son conducteur pesait dans l’esprit de la jeune femme. La prudence la plus élémentaire aurait été d’ignorer ce mystérieux courrier qui l’avait conduit ici, à Essen. L’offre était bien trop alléchante : contourner le service du travail obligatoire pesant sur son frère, moyennant une somme de dix-mille francs. Ce genre d’accommodement n’était pas rare, mais il était en principe réservé aux familles qui jouissaient de puissantes connexions ou d’une certaine notoriété. Aleth et son frère, orphelins, étaient dépourvus de telles ressources. Quelque chose lui échappait encore dans cette affaire, un détail crucial qu’elle n’arrivait pas à identifier clairement.

Suspendant sa réflexion, elle promena une fois de plus son regard en direction de l’usine dont le cœur ne cessait de battre et sa résolution se raffermit. Peu importait la singularité de la situation, s’il y avait ne serait qu’une chance qu’elle puisse sortir son frère de cet enfer, elle se devait de la saisir.

Aleth franchit les premiers mètres du camp et fut immédiatement interceptée par deux gardes. Leur casquette de service arborait l’insigne de l’aigle et ombrageait de durs visages inexpressifs. Sans un mot de bienvenue, l'un des deux hommes tendit une main gantée et exigea les papiers d'Aleth. La jeune femme les tira de son manteau avec une légère hésitation, consciente de chaque mouvement sous le regard scrutateur des deux gardes.

— Aleth Caspari, j’ai rendez-vous avec le commandant Strohm, se présenta-t-elle, en se dispensant également de toute forme de politesse.

Le garde saisit les documents et les examina avec une suspicion marquée, ses yeux se rétrécissant alors qu'il passait en revue chaque ligne, chaque tampon et chaque signature. Sa mâchoire était serrée, et ses sourcils se fronçaient légèrement, comme s'il cherchait dans ces papiers une erreur ou une falsification qui justifierait de refuser son entrée. L'autre garde, debout, immobile, observait Aleth de la tête aux pieds, son regard perçant semblant chercher à la déstabiliser. Après ce qui lui parut être une éternité, le garde lui rendit les papiers avec un hochement de tête abrupt.

— Suivez-moi, ordonna-t-il, avec un fort accent.

Aleth fut discrètement conduite à travers une porte dérobée, pénétrant un chemin de terre battue qui serpentait le long du mur intérieur du camp. Le terrain inégal était bordé de baraquements délabrés dont le bois vert et pourrissant dégageait une odeur de moisissure et de terre humide. Ici et là, elle remarqua des fenêtres brisées et des sections de toits écroulées, vestiges de récents bombardements alliés.

Ces logements de fortune, silencieux pour l'instant, bourdonneraient bientôt d'activité. Les travailleurs qui n'étaient pas encore consumés par l'épuisement, tenteraient de s'adonner aux maigres distractions autorisées, cherchant un semblant de répit dans leur lutte quotidienne. Alors qu'ils avançaient, Aleth scrutait chaque bâtiment, espérant reconnaître un signe distinctif, une marque qui lui indiquerait où son frère résidait.

Soudain, des chiens, cachés derrière les clôtures basses, se mirent à aboyer violemment. Aleth sursauta, le cœur battant la chamade. Elle arrêta son regard quelques secondes sur le panneau de métal tissé, son seul rempart face aux bergers allemands qui grondaient et dévoilaient leurs crocs avec férocité. La jeune femme dut s’assurer de l’absence de trou dans la clôture avant de pouvoir tourner le dos sans crainte. Elle constata alors que son guide l’avait distancé d’une bonne dizaine de mètres et dut presser le pas sous les regards moqueurs de ce dernier.

Ils arrivèrent finalement à un bâtiment qui paraissait mieux entretenu que les autres, qu’elle devina utilisé pour les fonctions administratives du camp. Le garde lui désigna du doigt un couloir sur leur droite, éclairé de manière intermittente par un néon qui montrait des signes de défaillance.

— La porte tout au fond. L’Oberst vous attend.

La jeune femme le dévisagea d’un air surpris. Oberst, signifiait colonel en allemand, un grade bien supérieur à celui de l’expéditeur de la lettre. Le garde resta de marbre et d’un mouvement de tête, il lui réitéra son ordre précédent. Elle finit par tourner les talons d’un air résigné. La réponse à ses interrogations se trouvait de toute manière derrière cette porte.

Tandis qu’elle progressait dans le couloir, Aleth eut la désagréable sensation que le grésillement du néon s’intensifiait. Les changements de luminosité se faisaient plus abrupts et elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises pour ajuster sa vision. Elle se surprit à augmenter le rythme de ses pas, mais la porte lui paraissait de plus en plus lointaine, comme si qu’à chaque flash le temps se figeait.

Calme toi

L’injonction de son esprit mit progressivement fin à l’épisode de panique. Lorsqu’elle émergea, Aleth était devant la porte, la main sur la poignée. Elle soupira de soulagement. Mais une angoisse différente monta aussitôt lorsqu’elle se remémora ce qui l’attendait derrière.

Un mélange de vieux papier et de tabac froid parvint à ses narines tandis que le bureau du commandant se dévoilait à elle dans un léger grincement. Elle fut accueillie par le regard vitreux d’un sanglier empaillé dont la tête ornait le mur qui lui faisait face. Une lampe à abat-jour diffusait une lueur tamisée sur la bête, projetant une ombre difforme sur le bureau en bois robuste. Aleth porta son regard vers la gauche, là où le crépitement d’un poste de radio interrompait le silence de plomb qui pesait. Une grande étagère en bois sombre débordait de livres, de souvenirs militaires et de divers bibelots, dont beaucoup paraissaient avoir été choisis sans véritable sens de l'esthétique.

Cela manque de goût, vous ne trouvez pas ?

Près de la fenêtre, une silhouette imposante se détacha de la pénombre. L’homme qui avait deviné ses pensées avança vers elle, ses bottes de cuir claquant le sol tels des coups de fouets. Il vint se placer derrière le bureau, adoptant une posture droite et disciplinée qui témoignait de son expérience militaire. Son visage était marqué par des traits sévères et ses yeux, d'un bleu profond, perçaient du regard la jeune femme. Mais ce qui la frappa le plus, c’était la couleur noire de son uniforme et l’éclair brodé sur le col.

Un SS.

Une lueur rouge de danger s’alluma dans l’esprit de la jeune femme. D’un geste de la main, l’homme l’invita à prendre place dans le fauteuil en cuir qui lui faisait face, mais Aleth l’ignora.

Vous n’êtes pas le commandant Strohm, dit-elle, sur un ton accusateur.

L'officier dévoila un sourire, les lèvres étirées dans une tentative de chaleur. Le geste semblait calculé, mécanique, comme s'il avait été soigneusement extrait d'un manuel sur l'étiquette.

— C'est à ma demande que vous avez été convoquée ici, sœur Caspari. Je suis l’Oberst Hans Richter et j’agis en tant que représentant du H Sonderkommando.

Son sourire se fit plus prononcé, les lèvres légèrement pincées en un rictus qui ne touchait pas ses yeux. Elle lut dans son regard une lueur prédatrice, celle de ceux qui s’enivraient de la sensation d’avoir le contrôle.

— Je ne suis plus dans les ordres, rectifia Aleth, dont la voix trahissait une certaine amertume.

— Vous m’en voyez navré. Mais soyez assuré que le Reich apprécie votre don à sa juste valeur.

— Permettez-moi d’en douter. N’êtes-vous pas en guerre contre la religion ? l’interrogea-t-elle, sarcastique.

— Vous auriez tort d’opposer la science et le spirituel. Un avis que je partage d’ailleurs avec le Reichsführer Heinrich Himmler.

Aleth sentit un frisson parcourir son échine. Nul n’ignorait la sinistre réputation du personnage, obsédé par la question de la pureté raciale.

L’officier Richter se saisit de l’absence de réponse de la jeune femme pour poursuivre :

— Le Reichsführer en personne m’a missionné dans le centre de la France afin d’étudier une affaire qui retient son attention. Selon toute vraisemblance, il s’agirait d’un cas de possession.

La lueur rouge dans la tête d’Aleth commençait à s’affoler.

— Quoi que vous pensiez avoir trouvé là-bas, je peux vous assurer que vous n’avez aucune idée de ce à quoi vous faites face, lui répondit-elle, avec férocité.

— J’en suis bien conscient. Et c’est pour cela que vous m’assisterez dans mes recherches.

Aleth sentit un étau se refermer sur elle, comme si des mains glacées venaient étouffer son cœur. Il fallait mettre un terme au plus vite à cette conversation.

— Voici ce qui était convenu.

La jeune femme tira de son manteau son portefeuille, mais d’un geste brusque, l’officier attrapa son poignet. Surprise, elle lâcha l’objet, qui se vida sur le sol. Des pièces de monnaie roulèrent avec un bruit métallique, puis un silence lourd et tendu s'abattit autour d'eux.

— J’ai changé les termes de notre accord, dit Richter, une lueur inquiétante dans son regard.

D’un geste frénétique, Aleth arracha son bras de l’emprise de son assaillant et commença à reculer en direction de la porte.

— Alors, nous n’avons plus rien à nous dire.

Imperturbable, Richter ne fit même pas mine de l’arrêter. Son visage reflétait l’assurance de celui qui se savait en posture de force.

— Vous resterez, Aleth, motivée par la même raison qui vous a conduite jusqu'ici : votre rôle de sœur.

D’une voix tranchante, l’officier aboya en allemand un ordre destiné au garde dans le couloir. Elle comprit alors avec effroi le sens de ses propos précédents tandis que son frère était poussé à l'intérieur.

Les cheveux en désordre, Alexandre Caspari portait les marques de la fatigue et de la malnutrition. Sa démarche était incertaine, ses jambes semblant à peine le porter, mais il y avait une sorte de détermination fragile dans ses mouvements. Alors qu’ils se tombèrent dans les bras, Aleth sentit son cœur s'emballer, un mélange de soulagement et de douleur aiguë. Leur étreinte fut brève, mais chargée en émotion, chacun s’accrochant à l’autre comme une bouée de sauvetage. L'odeur d’Alexandre, un mélange de sueur et de quelque chose de métallique, atteint ses narines, lui rappelant cruellement la réalité de son emprisonnement.

— Qu’est-ce qu’ils t'ont fait ? Dit-elle, un regard noir en direction de Richter.

Aleth sentit la main froide et rugueuse de Marc se poser sur la sienne.

— Crois-moi, je ne suis pas le plus à plaindre.

Marc essaya de sourire, un effort qui souleva à peine les coins de ses lèvres, mais Aleth n’était pas dupe. Les poches sombres sous ses yeux témoignaient de nuits passés dans l’insomnie et la souffrance. Quant aux tâches jaunâtres sur ses bras, elles étaient sans nul doute le résultat de la brutalité de ses geôliers.

Richter choisit ce moment pour briser le silence de sa voix.

— Ramenez-le.

Le son sec et autoritaire de sa directive fit sursauter Aleth, ses doigts se crispant involontairement autour de ceux d’Alexandre. Sans ménagement, le garde saisit son frère par le bras. Aleth eut à peine le temps d’émettre des protestations, qu’il était déjà conduit vers la porte. Alors qu’elle le chercha désespérément du regard, elle vit que les yeux d’Alexandre se posaient avec surprise sur l’argent tombé à même le sol.

— Je te rembourserai, je te le promets, hurla son frère tandis que la porte se refermait, la laissant de nouveau seule avec Richter.

Aleth resta un temps immobile, ses mains toujours tendues dans le vide, là où les siennes rencontraient celles de son frère. Elle revit le jour de son départ, où il lui avait assuré qu'il reviendrait indemne et avec de quoi subvenir à leurs besoins à tous les deux. Cette promesse paraissait désormais bien lointaine, et cela, d’autant plus que sa situation constituait pour Richter un moyen de la faire chanter. L'officier avait touché juste en mentionnant son devoir de sœur. Aleth ne pouvait se résoudre à abandonner son frère aux mains de ce tortionnaire. Mais cela valait également pour la pauvre âme mentionnée par le SS, à la fois la proie d’un démon et de ce qui s’en approchait le plus chez l’Homme.

— Pourquoi moi ? finit-elle par interroger Richter, d’un air résigné.

Il la regardait d’un air narquois, savourant sa victoire.

— Et si je vous disais que c'est là l'œuvre de la providence ?

— Vous n’en pensez pas un mot.

Je suis on ne peut plus sérieux. Selon mes observations, la jeune fille que j’étudie, Rose Darnot, possède le don de prescience.

Elle peut voir l’avenir ?

Richter hocha la tête en signe de confirmation.

D’une manière fragmentaire. Lorsque je l’ai interrogé, la fille a évoqué des visions qui lui sont projetées quand elle rêve. Selon ses dires, cela peut aller de la simple météo du lendemain à des conversations entières entre des personnes qu’elle affirme ne pas connaître.

Il n’en fallut pas plus pour qu’Aleth comprenne où il voulait en venir.

— J’apparais dans ces visions, n’est-ce pas ? Et c’est moi qui procède à l’exorcisme.

— Vous faites erreur Aleth.

Que voulez-vous dire ? articula-t-elle difficilement, sa voix un fil ténu.

— Dans ce rêve, vous ne l’exorcisez pas. Vous la tuez.

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