Chapitre 2

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Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui.

Jean 8:44

— Vous n’avez pas peur ?

Richter, les deux mains fermement posées sur le volant de sa Mercedes 770, tourna légèrement la tête et haussa les sourcils, son expression empreinte d'interrogation. Il fixait Aleth, l'air de dire que sa question était absurde, comme si la notion de peur lui était inconnue. La jeune femme s’empressa de poursuivre :

Selon vous, je m’apprête à tuer cette jeune fille. Pourquoi avoir choisi de m'emmener avec vous ? Quel bénéfice y trouvez-vous ?

L’officier SS ne répondit pas immédiatement. Savourant la quiétude des routes du Berry, il sortit une cigarette de la poche de son manteau. Après avoir tiré une première bouffée et expiré la fumée lentement, Richter commença à ponctuer ses explications de gestes amples.

Vous l’avez dit vous-même, je suis un homme de science. En cela, je considère que votre capacité à réaliser cette prédiction fait partie intégrante de notre expérience.

Vous seriez prêt à mettre en danger la vie de cette jeune fille juste pour obtenir des réponses ?, répondit-elle, la voix vibrante d'indignation.

Le Reichsführer n’a besoin de savoir que deux choses : le sujet peut-il réellement voir l’avenir ? Et le cas échéant, peut-on reproduire ce phénomène chez d’autres individus ?

Aleth se retint de pousser plus loin. La réponse de Richter était typique, teintée de cette froideur analytique qui la révulsait de plus en plus. La dimension humaine de l’affaire semblait lui échapper complètement, son intérêt se limitant aux pouvoirs surnaturels de la jeune fille et à leur potentiel scientifique. Cette déshumanisation, si caractéristique de l’idéologie nazie, horrifiait Aleth et elle frissonna à l'idée que la jeune Rose alimente les sinistres desseins d'Himmler. En même temps, elle sentit une détermination farouche s’emparer d’elle : une fois arrivée là-bas, Aleth serait la seule alliée de la jeune fille.

Revigorée, la jeune femme se pencha légèrement en avant, ses yeux balayant l'habitacle. Après un moment, ses doigts trouvèrent ce qu'ils cherchaient : un document épais coincé entre le siège et la console centrale. Sur la couverture de cuir usée par l'usage, était étiqueté sobrement : « Cas - Rose Darnot ».

Ayant déjà consulté ce dossier auparavant, Aleth saisit directement le rapport principal, un document compact rédigé à la machine, à la recherche de détails qui lui auraient échappé.

De ce qu’Aleth en avait tiré, la jeune Rose était âgée de quatorze ans et vivait avec son père dans un petit corps de ferme isolé blotti non loin de Vierzon. C’est le médecin du village voisin qui s’est le premier enquis du cas de la jeune fille. De retour de sa consultation, il aurait rapporté des détails troublants. Il aurait entendu Rose parler le grec ancien, une langue qu'elle n'avait jamais étudiée, avec une aisance parfaitement déconcertante. Lors de cette consultation, elle prédit également au médecin le décès imminent de la mère de ce dernier, le lendemain même à Paris. Cela suscita rapidement l’émoi de l’ensemble du pieux village et ses habitants commencèrent à observer la famille avec suspicion et réserve.

L’affaire avait été ensuite portée à la connaissance de Richter à la suite d’une altercation entre la jeune fille et des soldats allemands lors d’une distribution de tickets de rationnement. Les détails précis de ce qui s'était passé demeuraient flous, mais un soldat allemand avait affirmé que Rose l'avait fait léviter, un témoignage corroboré par plusieurs témoins oculaires. Plus inquiétant encore, des marques de strangulation nettement visibles ornaient le cou du soldat, bien que Rose ne l'ait à aucun moment touché. La Fieldkommandatur avait choisi d’ignorer cet événement étant donné l’état d’ébriété manifeste du soldat, mais le bouche-à-oreille avait fait remonter cet événement dans le bureau de l’officier SS.

Fascinant.

Aleth leva le nez, surprise par le commentaire de Richter. Suivant des yeux le regard de l’officier, elle remarqua à son tour le changement abrupt de paysage. Recouverte par la brume, la vallée noire s’ouvrait à eux avec ses plaines calcaires et ses forêts touffues d’où s’échappait la vapeur de profonds marais. À mesure que la voiture avançait lentement sur la route sinueuse, elle se sentit plus que jamais dans ce que l’on appelait “le pays des sorciers”.

Les ombres mouvantes qui se dessinaient à la lisière des bois, lui apparaissaient comme des créatures de légendes les observant avec une curiosité silencieuse. Quant aux cris lointains des animaux sauvages, ils résonnaient à travers le brouillard et s’entrelaçaient avec les sifflements du vent, créant une mélodie d’un autre monde.

Aleth sentit un frisson la parcourir. Ce n'était pas seulement le changement de décor qui l'avait affectée, mais la sensation que ce lieu était suspendu dans le temps, un passage oublié du monde moderne où les histoires de spectres vengeurs et de fées malignes subsistaient dans chaque recoin ombragé.

Saviez-vous que le Reichsführer Himmler comptait parmi ses ancêtres une sorcière ?

Richter, en observateur avisé, avait remarqué le malaise d'Aleth, mais loin de se sentir reconnaissante, la jeune femme éprouvait de l'irritation. Elle n'appréciait guère d'être traitée comme une enfant effrayée par le noir, à qui l'on contait des histoires pour la rassurer. Aussi, elle hocha la tête sans conviction et détourna son regard vers la fenêtre, feignant ici et là de prêter l’oreille aux propos de l’officier SS. Son regard était ailleurs, là où furtivement, elle apercevait des dolmens, ces vestiges de croyances immémoriales.

Richter arrivait au passage où la sorcière était mise au bûcher quand soudain, un grondement sourd émana du moteur, aussitôt suivi d'un tremblement inquiétant. Richter fronça les sourcils et tourna légèrement le volant pour tester la réaction de la voiture. Mais au lieu de répondre docilement, le véhicule commença à émettre des cliquetis sporadiques, comme si quelque chose à l'intérieur luttait pour rester en mouvement.

Ça ne présage rien de bon, murmura-t-il, son attention désormais divisée entre la route à peine visible et les signes de plus en plus alarmants de défaillance mécanique.

La brume semblait se densifier, enveloppant complètement la voiture, et réduisant la visibilité à tout juste quelques mètres. Le monde extérieur était maintenant réduit à un halo blanchâtre juste devant eux, les autres véhicules n'étant que des ombres fugaces quand ils passaient.

Richter ralentit encore, son expression concentrée trahissant son inquiétude croissante. La voiture donnait de plus en plus de signes de fatigue, le bruit du moteur se transformant en un râle presque continu. Finalement, avec un dernier soupir mécanique, le véhicule cessa de répondre, roulant encore quelques mètres par inertie avant de s'immobiliser entièrement.

Laissez-moi arranger ça, dit Richter en mettant le véhicule en sécurité sur le côté de la route.

Ils sortirent de la voiture, et immédiatement, le froid humide de la brume les enveloppa. Un frisson parcourut Aleth tandis que Richter ouvrait le capot pour inspecter les entrailles fumantes du moteur. Les gouttelettes de brouillard se condensaient sur leur visage et leurs vêtements, créant une sensation glaciale qui pénétrait jusqu'aux os.

Tandis que Richter s'affairait à réparer les dégâts, Aleth se laissa distraire par les alentours brumeux. Le brouillard glissait sur la chaussée, comme un monstre rampant qui dévorait le son et la lumière. Il se mouvait lentement, tissant autour d'eux un cocon d'isolement qui rendait chaque forme fantomatique.

Ses oreilles s'accrochèrent soudain à un son lointain, étrangement discordant dans le silence : une sorte de clapotement rythmique et régulier. Intriguée, elle s'avança prudemment, son cœur battant la chamade. La jeune femme s’éloigna de la chaussée et pénétra une sorte de sous-bois aux arbres mutilés. Se retournant, elle réalisa qu'elle ne pouvait plus distinguer la voiture derrière elle. Paniquée, elle tendit l'oreille et fut rassurée d’entendre les sons métalliques des outils de Richter non loin. Mais parmi ces bruits, un autre son, plus sinistre et perçant, s'immisça ; une sorte de cri aigu.

Ignorant toute prudence, elle s’engouffra immédiatement dans la brume. À mesure qu'elle approchait de l'origine du bruit, elle distingua une silhouette penchée au bord d’une mare. Une jeune femme, les vêtements trempés collant à sa peau, paraissait s’atteler à une étrange tâche, battant frénétiquement un linceul blanc contre les eaux sombres. La faible clarté qui filtrait à travers la brume, révélait des éclaboussures qui montaient jusqu'aux nues.

Tout va bien madame ?

Pas de réponse. Aleth s'approcha encore, le cœur serré par une appréhension croissante. Alors qu'elle parvenait à quelques mètres du point d’eau, elle réalisa avec horreur que ce n'était pas un linceul que la femme battait, mais le corps frêle d'un nourisson . Une nuance de terreur remplit ses yeux tandis qu'elle se précipita en avant.

Arrêtez !

À l'instant où Aleth toucha l'épaule de la femme, le temps sembla ralentir. Cette dernière tourna vers elle des yeux vides de toute humanité. Aleth remarqua son visage affreusement mutilé, comme si qu’une féroce créature avait tout dévoré, de sa joue droite à son oreille. Avec une force surprenante, elle saisit le bras d'Aleth. Sa prise était glaciale, chaque contact semblant drainer la chaleur du corps de la jeune femme.

Je suis désolée... je suis tellement désolée… commença-t-elle à murmurer, d’une voix tremblante

Juste à ce moment, un puissant flash de lumière perça la brume. La voix de Richter retentit, impérieuse. Il cherchait Aleth.

Ne lui faites pas confiance, lui siffla doucement la mystérieuse femme.

Avant qu’Aleth ne puisse lui demander de qui elle parlait, la femme prit la fuite, disparaissant dans la brume dense aussi rapidement qu'elle était apparue. Alors qu'Aleth, déterminée, s'élançait pour la suivre, elle sentit qu'on la retenait fermement par le col. Son cœur s'affola, mais elle retrouva son calme en voyant que c'était Richter qui la tenait.

Faites attention où vous mettez les pieds. Le brouillard est traître par ici.

Aleth se figea sur place lorsqu'elle réalisa avec horreur qu'elle se trouvait juste au bord d'un précipice. Le sol semblait s'effacer sous ses pieds, ne laissant place qu'à un abîme béant où la brume s'enroulait en tourbillons menaçants. Elle recula précipitamment, sa respiration haletante.

Étrangement, la mare avait disparu, de même que le linceul tenu par la mystérieuse femme, comme si toute la scène qu’elle avait vécu n’était qu’une hallucination. Elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises afin de se familiariser avec l’environnement qui l’entourait. Richter accrocha son regard et lui désigna du doigt un imposant château aux tours noires et élancées situé à deux ou trois kilomètres en face.

Notre destination est juste en contrebas. La voiture devrait tenir d’ici là.

Aleth resta silencieuse le reste du trajet. A mesure qu’ils descendaient la vallée, la brume se retirait et une fois la voiture extirpée des griffes de ce monstre sans corps, elle éprouva un vif sentiment de soulagement. Un paysage différent se dévoila une fois de plus à eux dans une alliance colorée entre champs, prairies et clairières. Le relief se révélait en douces ondulations, les légers soulèvements du terrain rompant la platitude des champs et offrant une perspective limitée.

Finalement, leur voiture s'engagea sur un petit chemin de terre qui menait à un corps de ferme, niché non loin du château majestueux. La voie coupait en deux un champ de blé dont les deux côtés offraient un contraste saisissant. À l’ouest, les tiges se courbaient sous le poids de la pourriture, et beaucoup étaient tombées au sol, formant un tapis décomposé. Une odeur nauséabonde de moisissure et de terre gorgée d'eau s'élevait, envahissant l'air environnant et piquant désagréablement les narines. Quant au champs situé à l’Est, les épis de blé y étaient hauts et robustes, ondulant doucement sous la brise comme une mer dorée. La couleur riche et vibrante des grains témoignait d'une vitalité remarquable.

— Comment est-ce possible ? interrogea-t-elle Richter

— J’espérais que vous me le diriez.

Le véhicule s'arrêta finalement devant la ferme attenante au champ à leur droite et dont le toit de tuiles rousses paraissait récemment rénové. Le corps principal de la ferme était flanqué de plusieurs dépendances, dont un grand hangar pour le matériel agricole et une étable dans laquelle résonnaient des bêlements. Autour de la cour centrale, deux hommes s’affairaient atour d’un puits à la margelle usée. Remarquant le véhicule, ils quittèrent leur tâche et s’empressèrent de venir les accueillir.

Le plus jeune, un garçon qui ne devait pas dépasser seize ans, avait les traits marqués par le soleil et les cheveux ébouriffés par le vent. Son regard curieux et énergique balayait la voiture puis ses occupants, une lueur d'intérêt évident dans ses yeux. À ses côtés, l'homme plus âgé présentait une silhouette plus voûtée et des traits creusés par les années de travail. Ses cheveux grisonnants étaient coiffés en arrière et son visage, bien que marqué par de profondes rides, reflétait une sorte de sérénité résignée.

— Monsieur l’officier, je ne vous attendais pas aussi tôt commença l’homme le plus âgé, avec un accent typiquement berrichon.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main ferme puis Richter se retourna vers Aleth.

— Voici Aleth Caspari, l’exorciste dont je vous avais parlé.

Aleth perçut immédiatement une tension palpable. L'homme le plus âgé, et qui devait être le père de Rose, fixa Aleth avec un regard empreint de méfiance et de suspicion. À l'opposé, le plus jeune, avec son expression ouverte et curieuse, semblait intrigué plutôt qu'effrayé.

— Le voyage a dû être long. Venez donc vous rafraichir à l’intérieur, dit le père de Rose, brisant le silence chargé.

Le groupe emprunta un petit chemin qui serpentait à travers la ferme, bordé d'arbres fruitiers aux branches lourdes de pommes. Très vite, le père de Rose ralentit la cadence afin d’arriver au niveau de la jeune femme. Du coin de l’oeil, il s’assura que Richter était à bonne distance avant d’interpeller l’exorciste à voix basse.

— Ma sœur, n’allez pas croire que j’ai quelque chose contre vous, mais j’ai peur que votre venue ici ne fasse qu’aggraver la situation de ma fille.

— Elle s’aggravera si vous ne laissez pas faire mon travail.

— Je ne sais pas quelles rumeurs calomnieuses votre ami a cru entendre, mais…

— Ce n’est pas mon ami, l’interrompit sèchement Aleth.

— Alors, aidez-moi à le convaincre. Ma fille a besoin de soins et de repos, pas de ces pratiques-là.

— C’est à moi d’en décider

Mettant un terme à la conversation, Aleth accéléra le pas pour rejoindre les deux hommes en tête. Le chemin déboucha sur une maison de taille modeste dont les murs étaient grossièrement taillés dans la pierre. Levant la tête, la jeune femme chercha du regard la silhouette d’un occupant à travers les fenêtres aux volets blancs. Soudain, dans un acte qu’elle estima délibéré, le père de Rose lui rentra dedans, la bousculant ainsi vers l’entrée de l’habitat.

Ce dernier l’accueillit chaleureusement. La lumière douce d'une lampe à huile posée sur une grande table en bois diffusait une chaleur agréable, et projetait des ombres vives sur les murs de papier peint légèrement décoloré. Quelques fauteuils usés, mais confortables, encadraient une cheminée dans laquelle quelques bûches crépitaient au rythme du feu. Près des fenêtres, l’odeur des fleurs de lavande séchées suggérait une touche féminine, qu’elle attribua à la jeune Rose.

Le père de la jeune fille, après avoir permis à chacun de prendre ses marques dans l'espace, se tourna vers Aleth avec un air grave et lui désigna l’étage.

— Rose est réveillée. Elle est faible, veillez à ne pas la brusquer.

Tandis qu’elle gravissait les marches de bois, Aleth jeta un regard en arrière vers Richter, assis nonchalamment sur la table de la cuisine.

— Vous ne venez pas ?

— Je m’y abstiendrais pour l’heure.

La jeune femme s’abstint de lui en demander la raison et reprit son ascension. Arrivée au palier, un haut-le-cœur lui monta subitement. Une odeur nauséabonde, mélange entre charogne en décomposition et moisissure humide, emplissait l’air. C’était ce que son mentor, le père Thomas, désignait comme l’empreinte du mal. Une personne ordinaire n’aurait rien remarqué de particulier et si Richter était présent, il aurait sûrement regardé la jeune femme avec des yeux étonnés. Mais pour ceux comme elle qui avait le malheur de disposer d’une forte affinité avec le spirituel, c'était comme inhaler le plus vicieux des poisons à chaque inspiration.

Se remémorant sa formation, elle serra la croix autour de son cou et avala de grandes bouffées d’air par trois fois. Très vite, la sensation de brûlure qui inondait sa poitrine finit par s’apaiser. Déterminée, la jeune femme se dirigea vers l’origine de l’empreinte : la chambre située sur sa gauche. Tandis qu’elle actionna la poignée, le bois ancien sembla protester à chaque mouvement, et à l'instant où elle entra, une atmosphère glaciale l’enveloppa.

La chambre était petite et meublée avec simplicité. Un lit ancien, aux draps blancs et froissés, occupait la majeure partie de l'espace, encadré par des rideaux en mousseline qui dansaient doucement au rythme de l’air qui s'infiltrait par une fissure dans la fenêtre. Le papier peint, autrefois peut-être d'un bleu joyeux ou d'un vert tendre, était décoloré et pelé par endroits.

Rose était assise sur le bord du lit, les jambes croisées, ses mains posées sagement sur ses genoux. Ses longs cheveux bruns tombaient en désordre sur ses épaules frêles et ses grands yeux gris fixaient le vide devant elle. Avec son visage presque translucide et vêtue d’une simple robe de nuit blanche, elle apparaissait presque spectrale dans l'obscurité de la chambre.

Le regard de Rose se tourna lentement vers Aleth à mesure qu'elle s'approchait. Elle resta néanmoins muette, comme si elle était en attente ou en écoute d'un murmure inaudible pour les autres.

— Rose, je m'appelle Aleth. Je suis ici pour t'aider.

— Je sais qui vous êtes. Et je n’ai pas besoin d’aide.

— Tu dis ça parce que tu m’as déjà vue, n’est-ce pas ? C’était dans un rêve ?

En exorciste aguerrie, Aleth avait anticipé son absence de réaction. Aucunement déstabilisée, la jeune femme sortit de son sac un petit flacon d'eau bénite, une bible usée et une croix en argent, les disposant soigneusement sur une petite table à côté du lit de Rose.

— C’est ridicule… dit la jeune fille, exaspérée.

Aleth ignora la remarque et avec une main ferme, mais douce, elle aspergea légèrement d'eau bénite les coins de la chambre, tout en murmurant des prières en latin. L'air se chargea d'une tension palpable, et bien que Rose restât immobile, ses yeux suivaient attentivement chaque geste de la jeune femme. S'approchant du lit, Aleth récita une prière plus spécifique, destinée à provoquer une réaction chez les entités maléfiques. En bonne observatrice, elle remarqua immédiatement le mouvement de bras pourtant furtif de la jeune fille.

— Montre-moi ton bras.

Paniqué, la jeune fille rentra jusqu’à l'épaule sous la couverture, mais Aleth souleva le drap d’un geste brusque avant de lui serrer le poignet.

— Arrêtez, vous me faites mal !

Sur la peau tendre de l'avant-bras se dessinaient de petites plaques rougies, semblables à des brûlures légères. Plus inquiétant encore, des symboles peu communs, presque comme des gravures, étaient visibles sur la peau de son poignet. Ils étaient légèrement en relief, comme cicatrisés récemment, formant des motifs qui ne ressemblaient à aucune langue connue. Une voix dans son dos arracha Aleth à sa contemplation.

— Tout va bien ?

Le père de Rose se trouvait dans l’encadrure de la porte, un plat à la main. La jeune fille profita de ce moment de distraction pour arracher son bras de l’emprise de la jeune femme. Mais l’attention d’Aleth était tout autre, sur le contenu de l’assiette qui lui glaçait le sang.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un cœur de porc, dit-il d’un air gêné. C’est la seule chose qu’elle accepte de manger.

— Jetez-le, ordonna-t-elle fermement.

— Je ne peux quand même pas laisser la mourir de faim, protesta-t-il

— Vous ne comprenez pas. C’est une offrande. Chaque fois qu’elle mange ceci, le démon qui est en elle devient plus puissant.

— Une offrande ? Vous entendez à quel point à vous êtes ridicule ?!

Rose, assise sur le bord de son lit jusqu'à présent calme, bascula soudain vers l'avant. Avant que quiconque ne puisse réagir, la jeune fille commença à battre sa tête contre le montant du lit. Le bois solide rencontra sa tête avec une force brutale. À chaque coup, un son sourd retentissait dans la pièce, accompagné d’un bruit étouffé de douleur. Pris d’adrénaline, le père bondit vers le lit, ses mains tendues essayant désespérément de saisir les épaules de Rose.

— Rose, arrête ! Ça suffit ! cria-t-il, sa voix tremblante de peur.

Dans un effort considérable, il réussit à envelopper ses bras autour de Rose, la tirant en arrière avec toute la force qu'il pouvait rassembler. La lutte semblait intense ; Rose, malgré sa petite taille, manifestait une force surprenante, alimentée par une frénésie désespérée.

— Elle va me tuer ! Elle va me tuer !, répétait-elle

Le front de Rose était déjà marqué par de petites lacérations, d'où perlait du sang qui coulait en filets le long de son visage. Maintenant Rose fermement, son père commença à la bercer légèrement, tout en lui murmurant des mots apaisants.

Aleth se figea sur place, saisie par l'horreur de la scène. Son bras droit fut traversé d’un spasme, et elle esquissa un geste du bras en direction de la jeune fille, mais son corps stoppa net face au regard furieux du père.

— Partez ! Vous avez assez fait de mal comme ça !

Le cœur battant à tout rompre, elle recula maladroitement en direction de la porte, ses jambes menaçant de se dérober à chaque pas. Acculée par le remords, des mots d’excuse lui montèrent à la gorge, mais ils se noyèrent immédiatement à la vue de ce qui lui sembla irréel. Dans l'entrebâillement de la porte qui se refermait lentement, le visage de Rose lui apparut, non plus marqué par la peur ou la douleur, mais par un sourire sinistre qui déformait ses traits. Il n'y avait rien de l'innocence enfantine dans cette expression ; c'était quelque chose de profondément autre. Quelque chose de maléfique.


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