Chapitre 4

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L’aube naissante acheva une nuit sans sommeil pour Aleth. Son esprit n’avait trouvé la paix ni dans le calme de la nuit dégagée, ni dans le confort de la chambre préparée par Elise.

Tout le long de son ascension, la crainte de retrouver Richter en haut des marches avait rongé de l’intérieur la jeune exorciste. Ce n'était pas tant l'idée d'être surprise en manœuvrant dans le dos de l'officier qui l'inquiétait, mais plutôt la perspective qu’il découvre la présence maléfique hantant ces lieux. Une angoisse viscérale, presque instinctive, venait l’avertir du danger qu’elle courrait si les ambitions de l’officier rencontraient la malice de cette entité.

Elle s’était alors remémoré le meurtre du vieux Rob, du temps où elle et son frère vivaient encore dans les ruelles malfamées de la Goutte d’Or. Un soir de novembre, leur grand-père avait trouvé l’épicier affalé sur son canapé, terrassé par une combinaison d’arsenic et de cyanine. Peu enclin à la censure naturelle d’un parent, il leur avait expliqué avec détail les effets causés par chaque poison : vomissements et hémorragies pour l’un, peau bleutée et poumons embrasés pour l’autre. Aux yeux d’Aleth, Richter était l’arsenic, le baron pourpre la cyanine et l’addition des deux ne pouvait lui être que préjudiciable.

Ce fut cependant la figure élégante d’Elise qu’elle trouva près de son bureau improvisé. La femme de l’officier ne l’avait accueilli d’aucune remarque sur ses habits salis et déchirés par endroit et elle se fixa simplement à sa mission : lui indiquer qu’un bain chaud l’attendait à l’étage. Aleth n’avait décelé dans son regard aucune curiosité refoulée, comme si elle était parfaitement dénuée de ce trait.

Avec sa voix mélodieuse digne d’une Marlene Dietrich et son espèce de candeur à la Magda Schneider, Elise était l’épouse idéale pour un haut-gradé. Nul doute qu’elle savait fermer les oreilles une fois les conversations de bienséance terminées, lorsque les visages se fronçaient en parlant stratégie militaire. Himmler, Göring, peut-être même Goebbels ; combien de dignitaires du parti nazi avaient ainsi complimenté ses roulades de bœuf ? Et combien des rivaux de son mari s’étaient confessés au débit du Vosne-Romanée avant d’être jeté aux griffes de la Gestapo ?

L’afflux d’adrénaline ne retombait pas et exacerbait les sens de la jeune exorciste. Elle scrutait chaque geste de la femme de l’officier, à la recherche de la moindre intention dissimulée. Anticiper, toujours ; les enseignements de Léon Caspari restaient ancrés en elle, et c’était sûrement le plus grand échec du père Thomas que de ne pas avoir réussi à la persuader du bien qu’il existe en chaque Homme.

La ruse déployée par Elise était bien rodée et elle l’escorta discrètement à l’étage, sans passer par le bureau de Richter. La chambre d’Aleth se trouvait au sommet de l’escalier en colimaçon de la tour ouest. De taille modeste, elle ne valait pas une suite royale, peut être les appartements d’une dame de compagnie ou de la petite noblesse.

La fenêtre offrait un point de vue en hauteur sur la forêt illuminée de rouge par le soleil couchant. Aleth saluait presque le sens du timing, le paysage annonçait la fin d’une journée tourmentée, soit le moment idéal pour délier sa langue. Si elle ne trouvait pas ses mots, elle n’avait qu’à diriger son regard sur la table de chevet où Les Fêtes Galantes de Verlaine était distraitement posée. Et pour sa gorge restée sèche après son bain, la bergamote de l'Earl Grey qui s’échappait des tasses fumantes invitait à la conversation.

Mais d’abord, histoire de mettre en confiance la jeune exorciste, elle s’était livrée. Preuve d’un discours parfaitement maîtrisé, il fallut peu de temps à Aleth pour connaître le parcours de la native de Francfort qui se résumait en deux temps. D’abord ses études de civilisations antiques, en plein dans l’effervescence du Paris des années folles, ensuite son retour en Allemagne où on lui avait présenté son fiancé, un jeune capitaine de la Wehrmacht dont la carrière était toute tracée. Sur cette dernière partie, le ton d’Elise se faisait plus amer, presque mélancolique.

Très vite, Aleth se lassa de cet acte et glissa de manière peu naturelle un bâillement dans la conversation. L’heure était à l’épilogue et elles armèrent chacune leur sourire le plus factice en se souhaitant bonne nuit. Elise pressa le pas en gagnant la sortie, l’autre occupant de son lit attendait sûrement son rapport de pied ferme.

Mais quand la porte claqua, une pointe de regret l’anima. Seule dans cet environnement inconnu, les ombres lui paraissaient danser et la brise nocturne remontait les échos d’abominations sans nom.

Les minutes avaient défilé, puis les heures, avec à chaque fois les mêmes images de cauchemar lorsqu’elle fermait les yeux. Un film ininterrompu, amalgame de souvenirs et de lieux, où le visage de son frère se déformait pour prendre les traits des créatures dans le sous-sol et qui s’achevait par elle se tenant devant la dépouille de Rose avec en fond le rire sinistre de Richter.

Avachie sur son lit, les bras entourant ses jambes recroquevillées, Aleth adoptait inconsciemment la position exacte dans laquelle elle avait trouvé la jeune Rose. En quête de réconfort, elle avait sorti de ses affaires une vieille photo. Les couleurs effacées par l’appareil prenaient vie dans son esprit et elle se revoyait, un œil fermé et protestant tandis que son frère dirigeait le jet d’eau sur elle. Sa vengeance n’avait pas tardé et quelques minutes après, elle avait déniché une de ces araignées-loup qui pullulaient dans la remise, un monstre de la taille d’une balle de golf, et l’avait laissé tomber dans le tee-shirt de son frère. Il s’était dandiné comme un fou en hurlant de panique puis avait pris sa poursuite en la couvrant de toutes sortes d’insultes.

Aleth. La jeune femme sursauta, chercha du regard dans l’encadrure de la porte, mais ni Elise ni Richter ne s’y trouvaient. Baissant la tête et passant ses mains dans ses cheveux, elle crut à une divagation de son esprit lorsque la voix retentit de nouveau, cette fois plus insistante. Elle se leva et ce fut comme si des dizaines de murmures se superposaient, l’invitant à s’approcher de la fenêtre.

Éblouie, elle utilisa sa main comme d’une visière. À la lisière des arbres, une silhouette titubante semblait se détacher et elle plissa les yeux pour focaliser. Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle perçut l’information.

Rose ! Prise dans une course folle, Aleth envoya valser la porte et dévala les grands escaliers en spirale. La voix continuait de la guider à travers les couloirs labyrinthiques du château et elle traversa la cuisine, puis l’arrière-cour avant de gagner l’extérieur du donjon ovoïde.

Rose s’était immobilisée près du mur de l’enceinte nord, ses jambes sur le point de céder face à l’effort. Aleth se précipita, parvint de justesse à rattraper sa chute et sentit entre ses mains les épaules toutes frêles de la jeune fille dont le regard vacillait au loin. Elle avait la robe déchirée par les ronces, les pieds nus noircis par la boue et de fines lignes de sang séché marbraient ses chevilles. Cela lui semblait inimaginable, mais Rose avait parcouru en marchant les quelque trente kilomètres qui séparait la ferme du château.

— Rose, qu’est-ce que tu fais ici ?

— Il m’a dit que vous avez quelque chose pour moi, répondit-elle, d’une voix aiguë, presque enfantine.

Avant même qu’Aleth puisse lui demander ce qu’elle entendait par “il”, Rose se dégagea de son emprise et commença à fouiller les poches de la jeune exorciste avec une vigueur qui contrastait avec sa fatigue apparente.

— Tu l’as caché, c'est ça ?

Aleth essaya de l’arrêter, mais Rose retira subitement sa main après avoir extrait de son manteau un objet. Jubilante, elle brandissait la broche retrouvée dans le cachot. Il n’y avait plus trace de l’adolescente sur la défensive rencontrée la veille, il lui paraissait avoir en face d’elle une enfant de huit ans. Penchant la tête sur le côté, la jeune fille lui demanda :

— Comment était-elle ?

— Qui donc ?

— Ma maman voyons, dit-elle sur un ton qui appelait à l’évidence

Aleth marqua un temps d’arrêt. Si ses suspicions se confirmaient, elles soulevèrent immédiatement une multitude d’autres questions. La femme aperçue dans les bois était-elle véritablement la même que celle qu’elle avait rencontrée la veille ? Et si c’était le cas, la cible de cet infanticide était-elle Rose ? Dans le doute, elle choisit de taire la première rencontre et se fia à l’impression qu’elle avait eu la veille.

— Je pense qu’elle veut que je te protège.

— Ah, vous avez vu l’autre alors, répondit Rose, ne masquant pas sa déception.

— Qu’est-il arrivé à ta mère ?

— Elle a eu ce qu’elle méritait, répondit-elle avec férocité.

L’espace d’un instant, les yeux de la jeune fille s’étaient colorés d’un jaune bestial.

— Hans !

Rose fit un sprint en avant et s’arrêta à la hauteur de l’officier qui avait dû s’enquérir de toute cette commotion dès le matin. Visiblement surpris par l’enthousiasme de la jeune fille, il interrogea Aleth du regard, mais elle haussa les épaules en signe de désarroi.

— Il a un cadeau pour vous ! Venez !, dit Rose, excitée, en prenant par la main l’officier.

Ils s’enfoncèrent dans les bois et Aleth ne put s’empêcher de penser à ces légendes dans lesquelles des esprits malins prenaient la forme d’enfants perdus afin de les dévorer là où personne ne les entendrait. Mais Rose se contenta d’emprunter le sentier qui déboucha, une cinquantaine de pas plus loin, sur une vaste clairière.

Le “cadeau” de Rose avait un nom, Kosch, étiqueté sobrement sur son uniforme militaire. Pendu au cou par des ronces, son corps sans vie était parcouru de traces de morsures et d’innombrables mouches bleues s’amassaient autour de ses profondes plaies. Aleth sentit la nausée monter, mais elle ne parvint pas à détacher son regard. Elle se sentit comme au ralenti tandis que le monde autour d’elle semblait s’effacer.

Le premier à réagir fut Richter. Apparemment peu affecté par la mort de son subordonné, il s’avança, fasciné, caressant légèrement du doigt les lacérations de ce dernier.

— Ça ne peut être un loup… Peut-être un ours… murmura-t-il

Puis Rose se mit à tourner sur elle-même, les jupons de sa robe flottant autour d’elle dans un cercle parfait. Perdue dans un jeu de pure fantaisie, elle fredonnait une comptine dans un allemand parfait, mimant les gestes de son récit par des mouvements saccadés. La sidération de la jeune exorciste se trouvait renforcée par ce spectacle, contraste hypnotique entre les notes en apparence innocentes de Rose et le bourdonnement incessant autour du cadavre.

Soudain, Aleth sentit une chaleur sous sa peau, comme si ses veines battaient pour l’avertir d’un danger. Elle fit d’abord le lien avec un bruit perçu par son oreille, une sorte de bruissement léger, mais distinct sur sa gauche. Dans un second temps, son regard accrocha la forme qui faisait écarter les feuilles sur son passage et tous les muscles de son corps se contractèrent afin d’anticiper une fuite éventuelle. Peu lui importait qu’il s’agisse d’un ours ou d’un loup, elle n’avait certainement pas l’envie de s’y confronter.

Richter était également en alerte, ses doigts se resserrant autour de la détente de son pistolet. Rose avait quant à elle interrompu sa danse, son corps se figeant dans une immobilité presque surnaturelle. Un large sourire étirait son visage, comme pour accueillir ce qui émergeait du taillis. Nul doute qu’à ce moment, elle savait déjà que ce n’était pas la fourrure d’une bête qui leur ferait face, mais l’uniforme d’un autre soldat.

— Bon dieu, Braun, vous m’expliquez ce qui se passe ? lança Richter tandis que son arme restait pointée droit devant lui.

Le soldat ne réagit pas à l’interpellation de son officier. Ses yeux, d'abord plissés par l'épuisement, s'écarquillèrent soudain en une expression de terreur pure lorsqu'ils rencontrèrent la jeune fille.

Hexen !, hurla t-il, braquant son fusil en direction de cette dernière.

Aleth eut un mouvement de bras protecteur en direction de la jeune fille tandis que Richter s’avança avec une froide détermination. La respiration du soldat était saccadée, sa poitrine se soulevant et s'abaissant à un rythme anormalement rapide. Loin d’être feinte, sa peur était palpable, presque contagieuse.

— Baissez votre arme Braun, ordonna Richter

Il secoua la tête avec véhémence.

Es ist ihr ! Sie tötete ihr ! articula le soldat avec peine, tandis que ses yeux faisaient des va-et-vient rapides entre son officier et Rose.

— C’est pas vrai c’est qu’un menteur !, s’écria cette dernière, indignée.

Aleth était visiblement la seule à ne pas parler couramment allemand. Mais sans saisir la teneur des propos du soldat et en considérant son ton accusateur, il lui était aisé de faire le lien avec le sort funeste de son équipier.

Lass mich nicht wiederholen

Le ton impérieux de Richter ne laissa à Aleth aucune place au doute quant à la teneur de ses propos. “Ne me faites pas répéter”. Le genre de phrase qui flanquait la trouille au soldat lambda et restait en suspens dans les airs quelques secondes, le temps qu’il s’imagine ce qui l’attendait en cas de désobéissance. On le planterait comme un piquet au niveau du chemin de rondes et chaque passant verrait son regard irrémédiablement attiré vers la pancarte attachée au cou. Un mot peint en lettres rouge, généralement Befehlverweigerer et si l’officier était un sadique notoire, et c’était le cas de Richter, ce serait Feigling (Lâche).

Il y avait cependant un hic : le dénommé Braun n’était pas un soldat lambda, du moins il ne l’était plus à ce moment précis. Dieu seul savait ce à quoi il avait assisté dans cette forêt, mais une chose était sûre, c’était suffisant pour vaincre la crainte de l’humiliation et braquer son arme en direction de son officier.

Aleth vit les yeux de Braun se rétrécirent et se plisser en signe de méfiance. Il commençait à douter, mais ce n’était pas le genre de doute qui le ferait baisser son arme. Un flot de questions le traversait, faisant reculer sans cesse les limites de ce qu’il tenait pour acquis, de quoi faire germer les associations les plus dangereuses. Elle pensait notamment à celles du type “Le colonel Richter est-il de mèche avec la sorcière ?”. À ce stade-là, Aleth estimait que le soldat presserait la détente d’une seconde à l’autre. À moins d’une intervention divine.

Elle l’eut son intervention. Un bruit sourd fit écho à travers les arbres et tous se retournèrent en direction des feuilles qui retombaient au sol, éjectées par la chute de l’autre soldat. Les fluides libérés par la décomposition du corps avaient dû réduire la friction, libérant enfin la dépouille de sa prison de ronces. Mais elle n’avait pas envie de penser à ça.

Richter capta l’occasion pour jaillir sur Braun, resté sidéré. L’officier empoigna le fusil de son subordonné et s’ensuivit une lutte aussi intense que brève. Le coude de Richter vint finalement s’écraser sur le nez de Braun qui lâcha son arme par réflexe. Titubant en arrière, il plaquait ses mains sur son nez d’où s’échappait déjà un filet de sang.

Armé de son fidèle Luger, Richter tenait en respect Braun. Le coup semblait l’avoir ramené à la raison et le soldat prenait des inspirations profondes et contrôlées. Le regard plein de désarroi, son endoctrinement venait à son secours et il restait suspendu aux lèvres de son officier, en attente de ses ordres.

Aleth qui pensait la situation désamorcée, tendait elle aussi l’oreille afin de rien rater des premières paroles de l’officier. Il ne dirait rien. Elle observa, ébahie, la forme qui se levait dans le dos de l’officier et elle comprit que cela n’avait rien d’une intervention divine.

Elle n’eut pas le temps d’interpeller Richter et peut-être qu’elle n’en avait pas vraiment envie au fond. En bon observateur, il avait remarqué les pupilles de la jeune exorciste qui se dilataient par la terreur et amorçait déjà un début de pivotement. Trop tard. Il fut violemment balayé et son dos vint percuter un arbre, le mettant k.o. Elle espéra qu’il avait eu mal.

Mais très vite, elle se focalisa sur le danger en face d’elle, le dénommé Kosch, visiblement revenu d’entre les morts, avec la force d’éjecter un homme de plus de soixante-dix kilos comme s'il en pesait trois fois moins.

Quelques heures plus tôt, elle aurait été terrifiée par ce qu’elle voyait. Mais ce n’était pas sa première rencontre avec l’abomination. Il n’avait pas la pâleur exsangue des créatures dans les cachots et ses yeux, bien que dénués d’iris et de pupille étaient encore visibles. La même rage dégoulinait cependant de ses lèvres et avant même qu’il ne s’approche elle savait déjà que son souffle aurait une odeur de fétide.

Et justement, il s’avança, ignorant Braun qui, les fesses au sol, reculait à l’aide de ses mains. Aleth pesta intérieurement. Elle avait espéré de manière peu catholique que le soldat lui servirait de diversion pendant qu’elle s’enfuierait avec Rose. Mais en y réfléchissant, la fuite était loin d’être l’option idéale, principalement parce que la jeune fille, qui divaguait toujours, ne semblait pas avoir pas la moindre intention de quitter les lieux et il était hors de question qu’elle la laisse livrée à elle même.

Le soldat ressucité se mit à gémir et commençait à empoigner ses tempes, comme victime d’une migraine. En dépit de ses mouvements erratiques, semblables à un pantin désarticulé, il comblait la distance qui les séparait à un rythme effrayant. Si elle décidait d’agir, c’était maintenant.

Un éclat argenté à sa gauche accrocha son regard et boostée par l’adrénaline, elle se précipita, manquant de chuter. Lorsqu’elle retrouva l’équilibre, elle avait en main l’arme de Richter, retombée de manière bien opportune à quelques pas d’elle. Une véritable intervention divine cette fois.

Kosch, à supposer qu’il restait encore quelque chose de lui, se trouvait maintenant à une vingtaine de mètres de la jeune exorciste, la distance idéale pour tirer. Sans sommation, parce qu’elle devinait que c’était inutile, elle pressa la détente. La balle logée dans le torse de l’abomination le fit reculer d’un pas, mais après avoir grogné un coup, il continua son avancée et elle eut l’impression que cela n’avait servi qu’à l’énerver encore plus.

Elle étudia une nouvelle fois l’option de la fuite et des pensées intrusives vinrent donner du zèle à sa lâcheté. Pourquoi s’était-il contenté d’éjecter du passager de Richter et de contourner Braun ? Parce qu’aucun d’eux n’était sa cible. Elle s’en persuadait, l’abomination était, comme tout possédé, pris d’une détestation viscérale pour ce qui s’apparentait au sacré. Et du sacré, il y en avait chez elle, son sang en était rempli comme l’avait souligné l’officier maintenant k.o. Elle secoua doucement la tête, comme pour approuver ce que lui disait la voix.

Oui, Rose ne craignait rien. Il se conterait de passer à côté d’elle et partirait à la poursuite d’Aleth. Une fois au château, elle irait trouver Elise et là, elles pourraient l’attirer dans un traquenard. Cela ne devait pas être difficile, l’intellect de la créature avait diminué en parallèle de son égo et elle ne doutait pas que le château regorgeait de pièces où il pouvait être enfermé.

Rien qu’une voleuse des bas quartiers. La voix de l’archevêque De Fontaine traversa son esprit et elle rumina, furieuse du fait qu’elle s’apprêtait à lui donner raison. Elle fixa alors Rose dont le visage rondelé était traversé par un sourire béat, comme si tout cela n’était qu’un jeu et elle ravala toute la lâcheté qu’elle s’apprêtait à déverser. Non, ce n’était définitivement pas ainsi qu’il fallait raisonner.

Si comme le prétendait la voix, c'était un simple possédé, alors elle avait les armes pour lutter. Mieux encore, s’il n’avait pas d’égo, il n’opposerait pas ou peu de résistance à l’exorcisme. Dix secondes, c’est la fenêtre de tir qu’elle estimait nécessaire. Restait à savoir comment l’obtenir.

Ce fut la voleuse des bas quartiers qui donna l’idée à l’exorciste. L’abomination avait maintenant pénétré l’enceinte de la scierie et se trouvait à une dizaine de mètres. Aleth déplaca légèrement le canon de son arme qui visait désormais un fagot de rondins de bois maintenu par un câble usé par le temps. Il lui faudrait trouver le timing parfait et ignorer les picotements nerveux qui traversaient ses mains tremblantes. Elle n’aurait pas le temps de tirer une deuxième fois.

La créature s’approcha encore de deux pas. Pas encore ordonna-t-elle à son doigt qui frôlait la détente. Les pieds écartés à la largeur des épaules, les genoux fléchis, elle utilisait tous les conseils de son grand-père. Mais était-ce seulement suffisant ?

Le doute n’eut pas le temps de s’insinuer en elle, l’abomination venait de franchir la ligne imaginaire qu’elle avait dessiné. La détonation percuta, comme une claque sèche. Touché. Le projectile sectionna le câble, libérant la masse de bois qui vint percuter le flanc de l’abomination, la mettant sur les genoux. Comptant mentalement, elle lâcha l’armess imposa ses mains sur la tête de la créature et ses lèvres prononcèrent l’incantation.

Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos.

Instantanément, ses mains furent prises d’une chaleur surnaturelle et l’abomination hurla de douleur. Il se débattait faiblement, donnant des coups dans les airs, griffant la joue de la jeune exorciste, mais il n’avait plus trace de sa force herculéenne. Il fut soudain saisi de convulsions tandis qu’une ligne de sang vint entourer son front comme s’il était paré d’une couronne, ce qui était réellement le cas selon le père Thomas.

La mâchoire de l’abomination s’ouvrit en grand et déversa dans les airs une centaine de mouches. Expurgé du mal qui l’habitait, le corps maintenant inanimé du soldat retomba lourdement sur le sol. Pour de bon cette fois, espérait-elle.

Quelqu’un débecta. C’était Rose qui avait récupéré cinq années d’âge mental et la conscience qui allait avec. La respiration haletante, des commissures de bave aux lèvres, elle s’adressa à l’exorciste.

— J’ai jamais voulu ça.

Elle disparut dans les buissons. Aleth ne la rattraperait pas et ce n’était de toute façon pas sa priorité. Elle alla vers Braun qui restait adossé à un arbre, en pleine descente d’adrénaline. Son pouls était rapide, mais faible et il s’apprêtait à sombrer.

Elle releva la manche de son uniforme, ce qui lui arracha une grimace de douleur. Son avant-bras portrait la trace d’une morsure profonde et la peau autour était bleuâtre du fait de la perte de sang. Pris d’un éclair soudain de lucidité, il attrapa le poignet de la jeune femme et droit dans les yeux il lui dit :

Sie sind in mihr

“ Ils sont en moi”. Elle n’eut pas besoin de l’interroger, car elle remarqua tout de suite la dizaine d’asticots qui grouillait dans sa plaie béante. C’est elle qui avait envie de dégorger cette fois. Braun perdit conscience.

Cette fois quelqu’un cria. Elise Richter qui avait dû entendre les coups de feux, se précipita au chevet de son époux. Elle posa son doigt au niveau de la carotide et poussa un profond soupir de soulagement. Aleth fut également un peu rassurée. Richter mort, elle pouvait dire adieu à sa promesse de libérer son frère.

Aleth ignora les milliers de questions que lui adressa Elise et la sollicita pour l’aider à charger Braun sur la banquette arrière de la Peugeot. Après qu’elle lui ait indiqué où trouver l’unique médecin du village, Aleth lui somma de surveiller l’état de Richter, actionna le contact et serpenta à travers la route de la falaise. Un coup d’œil dans le rétroviseur arrière lui indiqua que son passager luttait probablement de ses dernières forces. Et pour la première fois depuis bien longtemps, elle pria pour de vrai. Car il devait survivre, lui seul avait vu les véritables ténèbres de Rose Darnot.

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