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Cher lecteur, avant toutes choses, il m'apparaît important de vous planter le décor.

Savez-vous que sur les contreforts des Monges(1), il existe une ville basse-alpine(2) qu'on ne connaît guère ? C'est la vérité ; on en entend peu parler, voire pas du tout, et ma foi ! c'est bien dommage, parce qu'elle est pleine de charmes. Hélas, c'est tout juste si ses rires et ses chants, si sa colère et ses pleurs (quand elle en a) arrivent aux oreilles d'Aix-en-Provence... Pour tout vous dire, la dernière fois qu'un journal, ne fût-ce qu'une feuille de chou, lui a consacré quelques lignes, ses vieux de la vieille étaient encore de ce monde ! Je gage d'ailleurs que toute personne, si cultivée qu'elle soit, si elle n'est pas du coin, aurait le plus grand mal à la situer sur une carte.

La raison en est que cette ville est très très reculée. Pour y aller, il faut s'enfoncer profondément entre des chaînons de collines de marne et de calcaire, toujours* recouvertes d'aulnes blancs, de hêtres, de chênes verts, d'allouchiers, d'épicéas, de sorbiers des oiseleurs et de frênes ; se perdre dans des sous-bois qui embaument au retour des beaux jours de genêts, de lavandes, d'églantiers, de romarins et de thyms, et resplendissent d'autres fleurs sauvages aux couleurs éclatantes : valérianes, œillets, achillées, chicorées amères, coquelicots, lilas d'Espagne...

Le chemin de fer ne mène pas jusque là-bas. Seuls les chevaux ou les mules, qui tirent les chariots, les carrioles, le font. Ainsi que de bonnes chaussures. Forcément, cela rebute plus d'un visiteur, surtout l'été.

Pourtant, le paysage est grandiose à cette période de l'année, et c'est une ville où il fait bon vivre. Ses deux mille trois cent soixante-dix-huit habitants et leurs voisins ne diront pas le contraire. Ils l'appellent La Colle-Codou. De fait, La Colle-Codou n'est pas petite. Pas tant que ça. Elle compte beaucoup de jolies maisons en pierres sèches. La grande majorité d'entre elles est perchée sur un éperon rocheux ; d'où son nom. Elle possède également une grand-place qui s'anime en fanfare les jours de marché ainsi que les soirs de fête. Une église, bien sûr. Très belle ! De style roman. Toujours bondée le dimanche. Et un cimetière – mais nous y reviendrons, et pas qu'un peu.

Comme toutes les villes et tous les villages de campagne, rien n'est plus apaisant que de la contempler dans le soleil rasant, depuis le bord d'un champ (par exemple, l'un des nombreux champs de blé ou de lavandin alentour) en écoutant ses cloches sonner vêpres(3) en chœur avec les grillons. Plus tard, sa myriade de fenêtres s'allume pareille à autant d'étoiles dans le ciel au-dessus. Ce ciel encore pur, qui laisse voir la Voie lactée, là où les grandes villes commencent à en être privées par les fumées malodorantes du progrès.

Trois fenêtres en particulier ont pour habitude de rester éclairées longtemps. Bien davantage que les autres. Souvent jusqu'à la pointe de l'aube. Très souvent même. Elles ont de grands carreaux, et toutes trois se situent à l'extrémité ouest du deuxième étage d'un hôtel particulier rue de la Fontaine. Un bâtiment carré, avec un porche en haut d'un double escalier, une tour hexagonale en demi-hors-œuvre(4), une véranda magnifiquement ouvragée et un toit mansard. Il s'agit de la Villa Gineste(5). Le fief des Genêt.

Gilles Genêt l'a fait construire il y a trente-trois ans de cela. Sur sa terre natale, alors qu'il aurait pu se l'offrir dans une très très grande ville. Riche bourgeois, il en avait eu les moyens. Il avait fait fortune dans la sauge sclarée ; cette herbacée à l'odeur forte, que les pharmaciens et surtout les parfumeurs de Grasse(6) s'arrachent à tout prix. L'orvale, la toute-bonne, comme on disait autrefois. Dès le début de son entreprise, sa production avait été abondante et d'excellente qualité, et elle a continué à l'être par la suite comme maintenant. Le climat d'ici lui est propice. Elle avait été son or violet et blanc. Symbole de sa réussite, il l'a fait représenter en plusieurs endroits dans cette grande demeure. Avec le genêt. Et bon goût – petite précision.

Son épouse et leurs deux enfants y vivent toujours.

C'est précisément son cabinet de travail qui a tendance à jouer les phares dans la nuit. Enfin, son ancien cabinet de travail, puisque depuis sept ans c'est celui de son fils. Un bureau remarquable. Déjà parce que (sans aller jusqu'à le comparer au boudoir ou à la salle à manger) ses dimensions le sont pour une pièce quand même dévolue, au départ, à la consultation de livres de comptes, l'écriture et la signature de documents ; ensuite parce qu'il n'est pas carré ou rectangulaire, il est polygonal : en effet, il s'enclave en partie dans la fameuse tour dont je vous ai parlé. Mais surtout, ses murs sont à moitié lambrissés de noyer (le reste étant tapissé de papier-peint pourpre aux motifs bleu canard) et d'étagères encastrées, et il est équipé d'une cheminée d'angle en marbre incarnat(7). Sans oublier, comme je l'ai dit, de trois fenêtres.

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1) Les Monges (qui signifie « moines ») est une montagne des Préalpes de Digne, dans le département des Alpes-de-Haute-Provence

(2) Jusqu'en 1970, les Alpes-de-Haute-Provence portaient le nom de Basses-Alpes. D'ailleurs, les habitants se nomment les bas-alpin(e)s, encore aujourd'hui.

* Après des siècles d'exploitation, la France comptait moins de forêts qu'aujourd'hui ; en particulier dans les montagnes. Dans les Alpes et en Provence, leur destruction par et pour l'agriculture et l'élevage avait fortement fragilisé les sols, au point de provoquer d'importants et fréquents glissements de terrain, éboulements, inondations en aval, etc. lors de mauvais temps. La prise de conscience se fait heureusement dès le début du 19e siècle, et une politique de reboisement massive est menée.

(3) Les vêpres sont la messe de fin d'après-midi, début de soirée – soit à 18h-19h. Elles ont donné l'adjectif « vespéral » (qui est du soir, du couchant).

(4) En architecture, un membre de bâtiment (tour, escalier, etc.) est en demi-hors-œuvre lorsqu'il se détache du corps du bâtiment sans pour autant ne plus lui appartenir ; il fait plutôt figure de saillie et est à ce titre toujours relié au bâtiment, contrairement aux membres isolés qui, eux, n'en font pas partie en tant que tel.

(5) Gineste est le nom provençal de « genêt », mais qualifie aussi un lieu planté de genêts.

(6) Grasse est une ville des Alpes-Maritimes, toujours connue comme étant un haut-lieu de la parfumerie française.

(7) Le marbre de Caunes-Minervois, ou marbre incarnat, est un marbre rose-rouge, veiné de blanc, qui est extrait dans le Languedoc-Roussillon, depuis la Rome antique.

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