HONFLEUR samedi 12 JUILLET 1997
sIl m’ a envoyé un magnifique bouquet de fleurs et un long message pour s’excuser, mais je dois résister. Je me suis jurée de ne pas lui répondre. De le quitter enfin. Et je veux m’y tenir. J’ai fini par trouver le courage de l’appeler pour le lui annoncer. Il a simplement dit qu’il comprenait, que c’était sans doute mieux comme ça. Nous avons passé une heure au téléphone, à nous convaincre que oui, c’était certainement la meilleure chose à faire. Que notre histoire ne nous mènerait nulle part. Qu’on se fait du mal, bien trop de mal. Mais impossible de raccrocher, de couper ce dernier lien, de conclure la dernière conversation. Puis finalement il a dû partir travailler et après un long, très long silence, j’ai entendu le clic de fin. Je ne sais pas comment je vais pouvoir survivre, ni payer ma prochaine facture de téléphone. Les appels longue distance – et Londres est encore bien loin à cette époque – coûtent très cher. Je ferai finalement des extra dans le restaurant où je travaille l’été, ce qui aura l’avantage de m’aider à penser à autre chose qu’à son absence. Et notre séparation.
Malgré toutes mes bonnes résolutions, je ne pense qu’à lui. Je me réveille en songeant à lui, je m’endors la tête enfouie dans l’un de ses tee-shirt, dans la rue je me retourne sur chaque silhouette pour pourrait lui ressembler, je travaille en rêvant de le voir franchir la porte du restaurant, un soir, sans prévenir. Je suis dans la lune, je rêvasse. Nous avons été si souvent séparés, à nous attendre, que je n’ai pas encore vraiment réalisé que nous ne sommes plus ensemble. Lui non plus visiblement.
Il me téléphone pour me raconter un article publié dont il est particulièrement fier.
Je lui envoie une carte pour sa fête.
il me répond avec un croquis de sa main, d’une serveuse nue sous son tablier.
je l’appelle un soir de cafard.
Il me rappelle le lendemain matin pour prendre des nouvelles de mes cafards.
Je lui écris pour lui annoncer que j’ai trouvé un stage.
Il m’offre un petit cadeau, une minuscule grenouille en porcelaine verte, pour me féliciter.
Je lui téléphone pour le remercier.
Et c’est lui qui finit par craquer et me propose de le retrouver samedi prochain, à Honfleur.
Oui.
Thanks, me répond-il. I am relieved. I was not sure of your answer. (Je suis soulagé. Je n’étais pas certain de ta réponse).
Évidemment que j’y serai. Le seule question qui se pose vraiment est comment y aller. Pas un instant je m’interroge si c’est ou non une bonne idée. J’y serai, reste à trouver par quel moyen. Il n’y a pas de train et de toute façon, impossible de payer le billet, mes finances sont dans le rouge. En stop, à pied ou en mobylette. Je me souviens encore, à peine le téléphone raccroché, de ma joie, de mon impatience, ma frénésie. Toute forme de réflexion m’a, une fois de plus, quitté. Pourquoi un tel empressement, une telle furie? J’ai besoin de le voir. Je suis prête à tout. Même avec le recul des années et la maturité qui est enfin là, je n’arrive pas à comprendre. Si c’est vraiment cela l’amour je suis soulagée de n’avoir jamais replongé.
Je propose finalement à François dont les parents vivent en Normandie, de leur rendre visite pour le 14 juillet, et de faire un petit détour pour me déposer à Honfleur.
La drogue c’est mal me, rappelles-t-il. Malgré tout, il accepte d’être mon complice. Sans doute envie-t-il cette passion vorace qui m’habite, cet amour qui semble tout dévorer sur son passage. Lui qui aime trop sagement, avec raison, ne comprend pas mais il m’admire. Il me l’a avoué un soir de beuverie, où nous étions allés ensemble noyer nos chagrins respectifs. Moi, comme toujours, l’absence de Paul, lui une énième rupture. Il était en quête de la femme de sa vie et une fois encore, l’élue avait prit ses jambes à son cou.
Depuis, François s’est marié. Deux fois. Il vient parfois me rendre visite à Groix et nous revivons pour un soir ou deux, les aventures de notre folle jeunesse. Et depuis 25 ans, comme un accord tacite, jamais il ne prononce le nom de Paul. Moi non plus.
Pendant tout le trajet de Paris à Honfleur, je suis incapable de parler, fébrile, déjà ailleurs. François respecte mon silence. On a convenu qu’il reviendra me chercher lundi, en fin d’après midi. Je le salue de la main alors que sa voiture redémarre. Je sais la chance qu’il soit près de moi. Si seulement nous deux… Nous nous sommes parfois demandé pourquoi nous n’étions pas un couple. Tout serait si simple, pour lui comme pour moi. Mais non. Nous nous aimons sans passion, sans attirance, sans désir. Il cherche l’amour, le vrai, moi je me noie dans une histoire qui détruit tout sur son passage. Il est mon frère d’âme, pas du bois dont on fait les amants. Aussitôt sa voiture partie, je me précipite à la réception de l’hôtel, demande la clef. On m’informe que monsieur est déjà là.
Je monte les marches, le cœur battant. J’ai la sensation qu’il va exploser, que je n’arriverais jamais au 1er étage, au fond du couloir à gauche, chambre 23.
J’ai peur. Je suis réellement pétrifiée par la peur. Dans la précipitation, j’ouvre la porte sans frapper. SI je m’arrête ne serait-ce qu’un instant je vais mourir. D’émotion, d’angoisse. J’ai les mains moites, le cœur qui bat à cent à l’heure, je tremble. Je vais enfin le revoir.
Il est là. Assis sur le bord du lit, face à la fenêtre. Il tourne la tête. Me regarde.
La porte est grande ouverte. Derrière moi, j’entends les pas feutrés de quelqu’un qui marche dans le couloir. L’instant est comme suspendu. Je ne bouge pas, j’attends qu’il me donne son feu vert. Mon esprit s’est déconnecté, je ne suis plus capable de penser. Je vais pleurer, vomir ou me faire pipi dessus. Ou perdre connaissance. Ou tout en même temps.
Il se lève. Contourne le lit. S’approche de moi. Je n’ai toujours pas bougé. Nous ne nous quittons pas des yeux. Je sens des larmes couler. Je vois les siennes glisser sur ses joues.
Il s’avance lentement. Mon regard s’est noyé dans le sien. Il me prend contre lui. Ferme la porte.
Enfin.
L’attente est terminée. La séparation aussi. Je suis à ma place, dans ses bras. Je respire à nouveau. Je me délecte de ses baisers dans mon cou, de ses mains qui caressent doucement mon dos. Je m’accroche à lui. Je soulève le pan de sa chemise pour toucher sa peau. Elle est chaude sous mes doigts. Je réalise que nous pleurons tous les deux.
J’oublie parfois que lui souffre autant que moi. Comme si, le tenant responsable de nos séparations, de la distance qui s’est installé entre nous, il n’en était pas aussi la victime malheureuse. Mais c’est toi qui m’a quitté, me dira-t-il plus tard, bien plus tard, lorsque, allongés nus l’un contre l’autre dans un bref moment d’accalmie entre deux étreintes, nous aurons repris un peu nos esprits.
Il me parle rarement de ses sentiment. so shocking, s’amuse-t-il a répondre lorsque je lui en fait la remarque. Il est parfois tellement anglais...
- Je t’aime, me dit-il enfin, du bout des lèvres. Je t’aime mais cela ne suffit pas. C’est compliqué.
- Qu’est ce qui est compliqué ? J’ai besoin de comprendre. Et pour une fois qu’il semble prêt à se livrer, je ne veux pas laisser échapper cette chance.
- Tout.
- Tout quoi ?
Je sais bien que si je suis trop intrusive, qu’il va se refermer, se taire à nouveau. Au mieux il me refera l’amour, au pire il se lèvera et s’éloignera. Mais dans les deux cas je n’en saurai pas plus.
- Je t’aime, me répète-t-il en me regardant au fond des yeux. Mais j’ai une vie, un métier...
Il marque une pause.
- Une femme.
Je déglutis péniblement. Je croyais naïvement que c’était moi sa femme. Un soir de décembre, je lui ai répondu oui et je pensais que cela suffisait. Je m’oblige à ne rien dire. A le laisser continuer.
- J’ai vécu avec elle toute mon existence. C’est difficile de tirer un trait, de l’effacer…
Et moi alors ? Je le pense si fort qu’il m’entend.
- Toi c’est autre chose. Toi c’est la passion, l’exaltation, l’aventure. Avec toi je suis heureux….
Il sourit en disant ces mots. Il sourit et me crucifie.
- Elle c’est différent…
C’est la première – et dernière fois – qu’il se confie ainsi.
- Nous nous sommes rencontrés quand on avait 11 ans. On a grandi ensemble. On a toujours été comme une seule personne… Sa famille, la mienne, nos amis. Tout le monde nous voit ensemble, jamais séparément.
Je me rappelle encore la stupéfaction de son frère lorsqu’il nous a présenté. J’avais cru naïvement que c’était parce que j’étais française. Mais non. Pas seulement.
J’ai mal. L’homme que j’aime est en train de m’expliquer qu’il forme un tout avec quelqu’un qui n’est pas moi.
- Avec toi j’ai découvert un autre monde, une autre vie, tellement plus… Il sourit et je m’accroche à ce sourire. Avec toi j’existe. Tout semble enfin possible.
- With you, I am happy, just happy
Et il soupire. Je sais que lorsqu’il parle anglais c’est qu’il est ému. Qu’il me dit la vérité. Il m’aime, il est heureux avec moi mais cela ne suffit pas.
Est ce que j’accepte de faire avec ? De toute façon je ne peux pas vivre sans lui. Je n’ai pas le choix. Je vais devoir m’en contenter.
Au final, j’ai été sa maîtresse. Cette découverte me cause un choc. Pendant toute notre histoire, je ne me suis jamais considérée comme tel, pas une seule fois je n’ai prononcé, ni même pensé; ce mot. A mes yeux, j’étais celle qui comptait, celle qu’il désirait. L’autre – sa femme – n’existait pas vraiment. Elle était là comme un fardeau, un paramètre désagréable et gênant qu’il fallait malgré tout prendre en compte. Je lui en voulais du mal qu’elle lui faisait, de cette façon sournoise qu’elle avait de le garder sous sa coupe mais je ne la jalousais pas. C’est moi qu’il aimait. Il ne me parlait jamais d’elle, de leur histoire, de leur relation. Je devinais à travers certaines réflexions, certaines habitudes, qu’elles avaient été - étaient par certains égard encore - leurs vies. Il s’étonnait que j’ai envie de lui, j’en déduisais qu’elle n’était pas très porté sur la chose. Il s’excusait de ne pas avoir eu le temps de m’acheter des fleurs, je me disais qu’elle devait avoir certaines exigences, il s’inquiétait de la moindre de mes colères, je savais qu’elle hurlait beaucoup et régulièrement dfracassait contre les murs de la maison ce qui lui tombait sous la main.
J’ai réalisé aussi que, tout cela, je le savais avant. Matthew, qui nous a présenté, a grandi avec eux. Ils formaient tous les trois un trio inséparable. Et bien avant de rencontrer Paul, je m’étais forgée le portrait d’un homme un peu lâche, malheureux en ménage, à qui sa femme faisait une vie infernale. Matthew m’avait décrit une mégère possessive, et ne rêvait que d’une chose, que son ami la quitte. Il serait plus heureux sans elle, m’avait-il confié à une époque où Paul n’était encore que le copain d’enfance du type avec lequel je couchais parfois. Comme d’habitude avec Matthew, j’aurai du me méfier. Menteur et fourbe, il ne cherchait que son propre intérêt. Il a toujours envié Paul et le voir réussir lui était insupportable. Le décrire comme un loser malheureux le rassurait. Et cette image est inconsciemment restée gravé en moi, à mon insu, malgré ce que j’ai appris depuis sur leur triste trio et de cette jalousie fraternel qui les oppose continuellement tous les deux.
Il y avait certainement un peu de vrai mais surtout beaucoup d’affabulations qui m’ont fait croire qu’il n’avait jamais été heureux. Hélas pour nous, je n'ai compris que bien trop tard que ce n'eta pas vrai.
— On fait quoi alors?
Je ne peux m’empêcher de poser la question. Je lis un telle détresse dans son regard que je m’en veux. C’est moi qui décide. Qui est le choix. Il ne me retiendra pas. Lui, refuse de me faire souffrir. Je le prends dans mes bras, je le serre contre moi. Il ne dit rien. Je ressens les tressaillements de ses sanglots silencieux. Je m’en veux de le rendre malheureux. Je ne sais plus quoi faire. L’amour ne prémunit ni contre la douleur ni contre le chagrin. Cet après midi-là, nous sommes restés collés l’un à l’autre, moi incapable de le quitter, lui de quitter sa femme. Classique, banal et pourtant tellement triste.
C’est étonnant le temps qui passe.
En un éclair tout m’est revenu. Notre amour, ma douleur, sa peine. Je n’arrive pas à croire que je n’ai rien vu à l’époque. Rien compris. Le mari qui se retrouve coincé entre sa femme et sa maîtresse, qui hésite, déchiré entre celle à laquelle il a tout promis et l’autre qui lui ouvre des horizons nouveaux. Cette autre c’était moi. Avec le recul, notre aventure a été d’une affligeante banalité et je ne le savais même pas. Moi qui pensait avoir vécu une grande histoire d’amour, je n’ai été finalement que la maîtresse d’un homme qui avait construit sa vie avec une autre. 25 ans après, je me sens subitement envahie par la honte. De ma naïveté, de ma lâcheté. Pourquoi n’ai je pas tempêté ? Exigé ? Menacé ? Pourquoi ne suis pas simplement partie ? Ce jour là, à Honfleur, ou même avant? Pourquoi suis-je revenue après ce que j’ai découvert à Oxford ? Ou quand j’ai quitté Lancaster ? Si seulement à l ‘époque j’avais eu cette lucidité…
Mais était-ce vraiment de l’ordre du possible ? Il débarque à Groix, je le regarde et mon cœur s’affole. 25 ans après, malgré le temps, la vie, les souffrances, à la seconde où il l’a reconnu, mon cœur a tressailli.
Main dans la main, épaule contre épaule, d’un même pas, nous marchons dans les rues pavées de Honfleur. L’instant des états d’âme est passé. Paul, le premier s’est relevé. Il m’a embrassé, a prit mon visage entre ses mains, m’a fait le serment d’un amour éternel, m’a demandé d’être patiente, de lui laisser un peu de temps. Il en a profité pour s’excuser, une fois encore, pour Dublin. Un rendez-vous manqué, rien de plus. Je l’ai cru. J’ai voulu le croire. A mon tour je lui déclaré mon amour et lui ai promis la patience.
Nous sommes heureux et nous rions comme des gamins. L’orage est passé. Nous nous sommes retrouvés. Hier est oublié, demain pas tout à fait là. Nous profitons de l’instant, de la présence l’un de l’autre. Il serre ma main. Il me fait mal mais j’aime cette sensation. Lui aussi a besoin de moi, autant que j’ai besoin de lui. Nous longeons le port où sont amarrés les bateaux. Nous admirons les voiliers, Paul rêve un jour d’en posséder un. Moi je préfère la terre ferme et si je dois rêver c’est plutôt d’une maison, sur les hauteurs, de laquelle on peut contempler la mer.
— Je laisserai mon bateau au port et j’escaladerai la colline jusqu’à ta fenêtre, me propose-t-il, enjoué.
— Évite de chanter ! Tu vas alerter les voisins.
Il se met alors à m’entonner une sérénade, un genou à terre et j’éclate de rire. Les passants se retournent nous regardent, charmés de nous voir si amoureux.
Attablés devant un immense plateau de fruits de mer, définitivement réconciliés, je lui demande ce qui s’est passé à Dublin. Et avec Janet.
Il me raconte comment son chef, au moment où allait monter dans l’avion, l’a finalement expédié, toute séance tenante, à Derry.
- J’étais à l’aéroport, près à embarquer. Il m’a fait appeler, je n’ai pas pu dire non. Et impossible de te prévenir. J’ai appelé chez toi, c’était trop tard. J’ai demandé à Matthew de te contacter mais il n’a pas réussi à te joindre.
On a beau dire, l’invention du portable évite ce genre de mésaventure. Je ne raconte rien à Paul mais cela confirme que ce je savais déjà de son soit-disant ami.
Quant à Janet, il l’a revu. Plusieurs fois. Pour parler. Pour boire un verre. J’entends ce qu’il ne me dit pas : ils n’ont pas couché ensemble. Comme si c’était la seule information qui importait vraiment. Il cohabite toujours avec Matthew à Londres, elle vit chez une copine à Lancaster. Je refuse d’en savoir plus.
Il me demande comment je vais. Mieux maintenant. Je ne lui raconte pas mon séjour à Dublin. Je ne lui reparle pas de la question qu’il m’a posé un jour et à laquelle j’ai répondu oui. Je suis soulagée, heureuse de l’avoir retrouvé. Je ne veux oublier tout le reste. Je préfère la souffrance de notre histoire à la mélancolie de ma vie sans lui.
Nous passons dimanche au lit. Dans notre chambre, par la fenêtre grande ouverte, nous entendons la ville qui s’agite, des gens qui bavardent, des voitures qui circulent, le cris des mouettes. Le week-end du 14 juillet, les touristes sont nombreux à se presser dans ce petit port si typique de la Normandie. Notre hôtel donne sur la vieille église Sainte Catherine et la place commerçante à côté. Nous sommes à la fois dans le monde et dans notre bulle, seuls tous les deux. Nous faisons l’amour. Avec douceur, avec passion, avec tendresse. Comme pour oublier. Je suis plus proche de lui que jamais. Enfin apaisée.
Épuisée, je m’endors un instant. J’ai la sensation de flotter entre rêve et réalité. Je le sens à mes côtés, près de moi, contre moi, en moi. Il me réveille ne me faisant l’amour.
Une fois encore, je pleure en le quittant. Je ne sais pas quand nous pourrons nous revoir mais il a promis. Nous ne sommes plus séparés mais pas vraiment ensemble. Que sommes nous ?
Je suis à ce moment là incapable de me poser la question, de comprendre ce feu qui me dévore toujours. La passion qui ravage tout sur son passage n’a aucun sens, aucune logique. Est ce de l’amour ? Tout ce que je sais, c’est que je le veux, que j’ai besoin de lui pour vivre, pour respirer. Et lui aussi a besoin de moi, j’en suis certaine.
François est là. Je monte dans sa voiture sans un mot. Il ne dit rien, démarre.
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