Sœur Serina

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Avant de m'endormir la vieille, j'ai retracé le passage lu par sœur Alètheia dans le livre, et celui-ci m'a semblé tout à fait simple, sans pression particulière. Le moment devait être propice lorsque Alètheia nous la lu à voix haute, faisant planner quelque chose en plus du texte. Je suis plongée dans mes pensées tout en polissant des perles qui serviront à créer de futurs chapelets. Le temps a encore tourné au gris, annoncé aussi bien pour aujourd'hui que pour tous les jours de la semaine. Je suis une adepte du mauvais temps et de la pluie, j'ai à chaque fois le droit à un doux sentiment d'apaisement lorsque les gouttes fracassent le verre et la pierre du dehors, me faisant me sentir hors du temps pendant un instant. Il y a ce côté nostalgique qui parvient à faire palpiter mon cœur, et n'ayant jamais rien ressenti de tel dans ma réalité, je me laisse porter par ce sentiment éphémère que me procure le mauvais temps.

- Les filles, avant le dîner de ce soir, je souhaiterai vous présenter quelqu'un, vous pourrez me rejoindre dans la bibliothèque.

Mère révérende repartie aussi vite qu'elle était venue pour nous donner ces instructions, nos regards se croisèrent tous les uns après les autres avant de reprendre nos activités dans le plus grand des calme. Le prêtre nous demanda d'arrêter notre travail pour aller nous laver dans le bain commun, c'était enfin le moment de détente tant attendu par toutes les filles du couvent. Toujours accompagnée de ma fidèle amie Marcia, j'entre dans le bain juste après elle. L'eau bouillante se colle à ma peau et me procure un soupir de bien-être. Je crois qu'on ne peut rêver mieux avec un temps aussi froid que celui qui prend place chaque jour depuis des mois.

- Vous pensez que le prochain cours avec sœur Alètheia portera sur quel sujet ? J'espère qu'elle va nous en apprendre plus sur le passage des vœux !

- Personnellement, j'aimerais qu'elle lise encore un passage comme elle l'a fait hier soir, c'était tellement hypnotisant que j'en ai presque oublié ses paroles.

Je ne m'étais pas rendu compte à quel point sœur Alètheia occupait les discussions du groupe, elle fait maintenant partie intégrante de notre quotidien, même quand elle n'est pas là.

- Et toi, Eve, qu'aimerais tu que sœur Alètheia t'apprenne ?

À la prononciation de cette phrase, je venais de perdre toute contenance, j'eus besoin de longues secondes avant de ne pouvoir répondre que je n'en savais rien. Je fixai mes yeux à la surface de l'eau, priant pour que l'on ne me pose plus aucune question. J'aime faire partie intégrante du groupe, mais aujourd'hui, je ne me sentais pas en mesure d'affronter quoi que ce soit, ne sachant pas moi-même pourquoi est-ce que j'étais autant en proie au doute. Marcia m'observait en silence avant de continuer à participer à ladite discussion, me sauvant de ce moment de joie que je ne pouvais éprouver pour la première fois. Après plusieurs minutes dans l'eau chaude, nous nous savonnons comme il se doit et préparons nos vêtements propres pour les enfiler après nous être séchées.

Toujours à l'arrière, je suis le groupe sans grande conviction vers la bibliothèque, là où la Révérende Mère est censée nous attendre. Lorsque nous entrons, une femme se tient à ses côtés, provoquant de l'interrogation dans les yeux de toutes. La révérende mère attend que nous soyons bien en place avant de prendre la parole et de nous expliquer la situation.

- Je vous présente Sœur Serina. Elle nous a rejoints dans la matinée et sera elle aussi votre référente. Vous ne l'avez peut-être pas constaté, mais vous êtes un groupe assez conséquent, nous avons donc pris la décision de vous partager entre sœur Alètheia et sœur Serina.

Personne ne réagit, je pense qu'aucune de nous ne sait quoi dire, et personne ne souhaite contester cette décision. Sœur Serina nous adresse un sourire avant de se présenter. Contrairement à sœur Alètheia, celle-ci a déjà pu prononcer ces vœux devant Dieu, créant une fascination chez certaines. Je ne comprends pas vraiment pourquoi l'idée ne m'enchante pas, même si je souhaite réellement en savoir plus sur elle et sur ce qu'elle pourrait m'apprendre à son tour. La révérende mère nous demande de l'accueillir comme il se doit, proposant à l'une d'entre nous de lui faire visiter l'enceinte du couvent après le repas qui va se profiler d'ici quelques minutes. Personne ne se dévoue, trop timide pour faire le moindre pas en avant.

- Cela ne me pose aucun problème, dis-je pour nous sortir de cette situation devenant presque gênante.

La révérende mère me remercie, ainsi que sœur Serina. Mes camarades, elles, me montrent des regards de compassion, ce qui ne chance pas le fait que ce soit à moi de le faire, le choix ne m'appartient plus désormais. C'est en silence que nous allons nous attabler dans la grande salle à manger, ne sachant pas comment prendre la nouvelle de la séparation de notre groupe. Nous nous entendons si bien que s'en est presque triste. Nous prions pour cette nourriture, et secrètement pour nous-mêmes, avant de ne pouvoir déguster notre repas. Des chuchotements se faufilent au creux de la table, pourquoi, comment, tant de questions restent sans réponses et nous accablent. Tout ce termine rapidement et il est l'heure pour moi de quitter les filles et d'attendre sœur Serina à l'entrée du bâtiment, non sans dédain de ma part. Rien qu'à cette pensée, je me fais violence en m'infligeant réprimandes et remorts. Qui suis-je pour penser ce genre de choses ?

- Bonsoir sœur Eve, Merci à toi de me faire visiter ce magnifique lieu.

Dès que l'écho de sa voix tranche l'air, je peux remarquer un accent italien, donnant une consistance particulière à ses mots. Je ne m'attarde pas plus et commence à lui faire faire le tour du couvent, comme la révérende mère a pu me le montrer il y a maintenant plus d'une semaine. Passant de la cuisine aux dortoirs, de l'infirmerie me laissant un trou de mémoire jusqu'à la grande salle de prière à l'atmosphère mythique. J'essaye tant bien que mal de lui expliquer la cour malgré la pénombre qui tombe à l'extérieur, rendant la chose impossible à voir à l'œil. Je lui propose de me suivre dans les escaliers menant à l'étage, commençant par lui montrer la salle dédiée à la création de chapelets. Il n'y a pas grand-chose que je puisse présenter ici, toutes les portes sont fermées à clés et nous n'avons connaissance que de deux salles pour le moment. Inconsciemment, je termine par la salle de cours, lui expliquant que c'est ici que sœur Alètheia nous apprend toutes les connaissances que nous avons acquises depuis notre arrivée au couvent. Mon regard tombe sur l'ombre qui ondule sous la fente de la porte en bois, me mettant le doute sur la présence de quelqu'un à l'intérieur. Pendant une fraction de seconde, je repense au cours qui a eu lieu hier soir, remplissant mon être de mélancolie, sensation dont je ne connaissais pas encore l'existence.

- Est-ce que tout va bien ? Me demanda sœur Serina, me tirant de mon état passager.

- Pardonner-moi, j'étais perdue dans mes pensées, je ne voulais pas vous inquiéter.

Elle m'intime que si quelque chose ne va pas, je peux trouver une oreille attentive à ses côté. Je me dis que ce n'est pas une mauvaise idée, c'est une sœur qui a prononcé ces vœux après tout. Elle doit être passée par là elle aussi, je suis sure que toutes ressentent ce genre de choses effrayantes à un moment ou un autre lors de son chemin vers une foi inébranlable. Sa main droite vient se poser sur ma tête, signe que je n'ai pas à avoir peur de me confier et que le secret sera bien gardé.

- En réalité, je...

La porte de la salle de cours s'ouvre en grand, face à nous se trouve sœur Alètheia, une pile de livres entre les bras. Son regard analyse la scène qui se passe juste devant elle, ne sachant ni quoi faire ni quoi dire.

- Sœur Alètheia, bonsoir. Je pense que nous en avons fini pour ce soir, Eve, merci à toi pour la visite. Je vous souhaite une bonne nuit à toutes les deux.

La main auparavant posée sur ma tête glisse lentement dans l'air, rejoignant son hôte qui descend les escaliers et s'éclipse sans demander son reste. Ne sachant plus où donner de la tête, je me retourne vers sœur Alètheia pour lui souhaiter une bonne soirée. Sauf qu'aucune parole n'arrive à sortir de ma bouche entrouverte, seuls mes yeux arrivent à bouger, trouvant leur chemin dans les siens. Pendant un instant, je crus apercevoir une lueur de colère traverser avec vivacité ses pupilles bleues, me faisant regretter mon geste.

- Tu devrais descendre dans ton dortoir au lieu de rêvasser, sœur Eve.

Elle avait prononcé cette phrase en appuyant fortement sur le mot « sœur », me faisant tourner les talons et disparaitre comme jamais je ne l'avais fait auparavant. Mon cœur ne voulait plus s'arrêter de pomper mon sang à toute vitesse, cela devenait une habitude en ce moment, me créant des battements plus forts que le tonnerre encore. C'est dans un mouvement rapide que je pris mon chapelet dans ma boite dorée et l'enroula autour de mes doigts, faisant tomber mon corps à genoux sans prendre garde de la douleur et commença à prier sans m'arrêter. Mes pensées venaient s'entremêler à mes doutes, même si je n'arrivais pas à distinguer ce qui pouvait autant me faire peur depuis que le cours d'hier avait eu lieu. J'ai pourtant relu le passage du livre, plusieurs fois, mais il ne me provoque rien que je ne puisse pas contrôler. Je décortique mes pensées dans tous les sens, mais rien n'y fait, mon cœur n'arrive à se calmer que lorsque je parle à Dieu, lui promettant fidélité et obéissance avec ferveur.

Je me tiens droite aux côtés de Marcia, nous attendons toutes de savoir ce qu'il va advenir de notre groupe, partagé entre les deux sœurs s'occupant de nos apprentissages. Un grand tableau nous fait face, une ligne blanche le découpant en deux, prêt à accueillir les noms comme placés entre un gouffre nous séparant. À droite, le groupe de sœur Serina, et à gauche, celui de sœur Alètheia. Et au fil des minutes, la craie crissait contre l'ardoise à chaque lettre écrite. Notre sœur pose le bout blanc sur le bord du tableau, frotte dans une friction ses paumes demain et nous laisse à la dérive face à notre nouveau chemin. Marcia et moi sommes ensemble, dans le groupe de sœur Serina, ce qui ne nous tire aucune réaction et laisse nos visages inchangés, de marbres. Sœur Serina nous adresse quelques mots de politesse, espérant que nous nous entendions bien et qu'elle puisse nous transmettre autant de choses qu'elle le souhaite. Tous nos regards se croisent au sein de cette moitié de groupe, comme si nous faisions un pas vers elle pour lui laisser une chance de combler nos attentes, comme sœur Alètheia le faisait si bien.

Les autres filles quittent la bibliothèque sous la supervision de sœur Alètheia, un dernier signe de main et nous voilà séparées à deux endroits différents du couvent, attendant déjà secrètement le moment pour nous retrouver. Nous nous asseyons autour d'une table ronde emplie de livres en tout genre, tandis que sœur Serina décide de rester debout afin de nous donner les explications qui vont constituer son apprentissage pour les prochaines semaines. Chacune de nous doit choisir un livre, la seule consigne est de fermer les yeux et de nous laisser porter par notre foi, connaissant ce qui est le mieux pour nous en cet instant précis. Nous nous exécutons en fermant nos paupières à tour de rôle, la voix de sœur Serina nous enveloppe avec sérénité et nous guide dans ce chemin escarpé qu'est ce choix cornélien. L'empreinte de mes doigts vient envelopper les nervures de bois, trouvant avec parcimonie l'effervescence des couvertures de papier rugueuses, me laissant décider en fonction du ressenti qui se trouve à l'intérieur de mon être. Mon dévolu se jette sur une surface lisse et fine, mes yeux s'accommodent à nouveau aux couleurs extérieures avant de pouvoir lire le titre nettement. « Contemplation ou fascination », je suis sure de ne jamais avoir lu ce livre auparavant, bien qu'il m'ait l'air des plus intéressants et complexes. Je ne crois pas qu'il parle de religion, le mélange de tous les genres est une intention voulue de la part de sœur Serina, souhaitant élargir nos horizons et notre vocabulaire.

- Je souhaite que vous trouviez le temps de lire vos choix durant la semaine, pour que je puisse faire un débrief à chacune d'entre vous sur vos interprétations, et avant que vous ne demandiez, je les ai tous lus.

Cela pourrait paraitre stupéfiant, pourtant il n'y qu'une dizaine de livres présents sur cette table, rien d'infaisable dans un début de vie. C'est avec nos ouvrages à la main que nous quittons la bibliothèque, suivant la marche de sœur Serina nous menant à la cuisine afin de préparer le repas de ce soir. C'est une chose que nous faisons beaucoup, mais personne ne s'en plaint, c'est un moment généralement très agréable lorsque nous sommes toutes ensemble. C'est avec surprise que nous retrouvons nos camarades, toutes le sourire aux lèvres et avec cette excitation qui nous trahit.

- Vous m'avez l'air d'être très soudées entre vous, cela fait à peine quelques heures que vous vous êtes quittées et vous voilà toutes excitées, nous souffla sœur Serina, une de ses mains posée sur l'épaule droite de Marcia, tandis que son autre main venait à son tour sur mon épaule.

- On ne peut pas leur enlever ça, n'est-ce pas les filles.

Je n'avais pas remarqué que sœur Alètheia était postée dans un coin, observant nos êtres du coin de l'œil, toujours avec sœur Serina à nos côtés. Celle-ci finit par nous lâcher, nous laissant nous affairer à notre tâche, non sans discussions légères mais discrètes pour ne pas alerter les oreilles des deux sœurs qui nous surveillent de toute leur attention.

Mes yeux parcourent les lignes les unes après les autres, dévorant les mots avec dévotion. Ce livre est bien plus intéressant que ce que je pensai, traitant deux sujets que peu de personnes n'osent aborder, encore moins dans la religion. Je n'ai jamais eu l'occasion de lire ce genre de choses. Au fond de moi, une petite flamme d'interdit brûle. Elle est minuscule et se fait presque invisible, n'atteignant pas le péché. Si sœur Serina s'est permise de proposer ce livre, c'est qu'il peut être lu par une personne comme moi, dédiant ma vie au Seigneur sans le moindre doute.

« La contemplation, dans toutes ces formes, n'est-elle pas une chose lointaine et vive, nous poussant dans nos retranchements les plus sombres, escarpés et inexplorés. Il se peut qu'une fois dans votre vie, vous soyez emprunt à une contemplation traversant votre flux sanguin, votre système nerveux tout entier. Votre affolement sera tel que toutes les situations vont vous échapper, coulant entre vos doigts tel un sable fin que vous ne pourrez détenir bien longtemps. Vous ne toucherez point du doigt, mais de l'âme, qui de sa force inhumaine, s'enfoncera au creux de votre gorge tel un fer avoisinant le million de degrés. Votre foi, auparavant inébranlable, deviendra alors votre unique démon contre les attraits qui vous cherchent au coin de ce mur si froid.

Les mots employés sont un secret pour moi, n'ayant jamais contemplé quoi que ce soit d'autre que la pluie froide tombant du ciel en colère. Je pourrais lire ce livre entièrement en quelques heures sans soucis, mais il se fait tard et je ne dois pas attiser les foudres au-dessus de ma tête, comme dirait la révérende mère, il y un temps pour tout.

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