Douce Agonie

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Comment pourrais-je oublier cette scène ? Tournante dans mon cerveau, je ne peux arrêter les images de circuler et de s'accrocher contre mes neurones. Ne se rendent-elles pas compte du péché qu'elles ont partagé lors de cette douce soirée d'hiver, accrochées l'une à l'autre avec fermeté. Je ne peux toucher à mon petit déjeuner, trop occupée à refouler les questionnements incessants faisant rage à l'intérieur de mon être. Je me lève rapidement alors que tout le monde est encore attablé, projetant des regards interrogateurs et perplexes sur ma silhouette chancelante. J'en aurais presque oublié de débarrasser mes couverts, tellement mon regard plongeait automatiquement dans le vide toutes les cinq secondes. D'un pas rapide, je me déplace instinctivement vers la grande salle de prière au fond du couloir, ressentant un insatiable besoin de prier pour les deux pécheresses en effervescence.

Mes genoux cognent contre le sol de pierre, se fracassant presque sous la force du regard provenant du ciel, indigné par ce chaos intérieur. Comment les choses peuvent-elles être faites ainsi, une contemplation n'est-elle pas lointaine, comme érigée dans ces livres que nous pouvons lire. Je n'arrive pas à comprendre le fait de s'abandonner à ses envies, écartant d'un revers toutes nos convictions et nos devoirs. Ne devraient-elles pas se contenter de leur fascination l'une pour l'autre, sans se toucher, sans se désirer. À travers mes yeux, je peux reconstruire l'effervescence de leurs peaux entrant en contact, de leurs lèvres s'emboitant à la perfection, comme si cela pouvait être naturel. Ça ne l'est pas, rien de tout cela ne devrait avoir lieu, aucune de ses pensées ne devrait effleurer mon esprit tiraillé.

- Eve, pourquoi es-tu au sol pour prier ?

Cette voix, cette main sur mon épaule, je ne peux me contenir et le supporter.

- Non ! Laisser moi.

Mon épaule venait de dégager avec force la main de sœur Serina, sans que mon regard ne se pose sur elle pour autant, fuyant la réalité à tout prix. Même sans la voir, je pouvais ressentir sa réaction d'incompréhension face à mon geste inattendu.

- Je suis là si tu as besoin d'aide. Tu ne devrais pas te…

Sans attendre le reste de sa phrase, je me remis debout rapidement. Qu'avait-elle réellement à dire alors qu'elle cachait au fond d'elle une chose aussi effrayante que malsaine. Après réflexion, les livres qu'elle nous avait donnés à lire étaient peut-être liés à la corruption, s'infiltrant dans nos esprits avec leurs mots tendancieux. Je pouvais la sentir derrière moi, son ombre surplombant ma silhouette à la limite de la course, enjambant les pavés grisâtres façonnant le sol. Mon corps se stoppa net dans sa course, percutant un habit fait de noir tels les abysses tirant mon esprit en leur antre.

- Sœur Eve, vous ne devirez pas courir dans l'enceinte du couvent.

Toujours le regard fixé au sol, j'agrippai par instinct mes doigts à son tissu, demandant silencieusement de l'aide pour être extirpée de cette situation qui m'étouffait un peu plus chaque seconde. Sœur Serina essaya une autre approche, me promettant que discuter de ce qui n'allait pas arrangerait les choses. C'était plutôt à moi de lui retourner la question, comment pouvait-elle faire comme si tout allait bien, alors que je ne la voyais pas demander pardon au seigneur pour ses gestes passés.

- Je ne crois pas qu'Eve ait envie de discuter.

Les mots prononcés par sœur Alètheia résonnèrent dans l'air humide nous entourant, plaçant par la même occasion une de ses mains dans mon dos, me rapprochant un peu plus d'elle comme pour m'assurer de sa protection. Elle emboita le pas que je suivis sans prononcer un quelconque mot. En réalité, je n'avais rien dit depuis hier soir, je ne pouvais me parler qu'à moi-même de cette vision agrafée à ma chair, ne voulant plus me quitter tel un parasite dévastateur. Elle nous engouffra dans la salle de classe, refermant la porte derrière nous pour que personne ne puisse venir nous déranger. Qu'est-ce que je pourrais lui dire ? Je suis incapable de prononcer à haute voix quoi que ce soit, encore moins de décrire la scène que j'ai vue hier soir. Chaque mot serait tel un bâillon s'écrasant contre ma peau, pire encore, il faudrait expier les images prenant vie de ma propre bouche. Elle appuya doucement sur mes épaules pour me faire assoir sur une chaise qu'elle avait préparée sans que je me rende compte de rien.

- Il s'est passé quelque chose avec sœur Serina ?

Ses mots étaient directs, s'enfonçant au creux de ma gorge, me donnant du mal à déglutir ma propre salive. Mon regard était baissé sur mes mains triturant mon chapelet bleu, peut-être plus fortement que je ne pouvais le voir. Je senti soudainement ses bouts de doigts se poser sous mon menton, faisant relever mon visage à sa hauteur, m'obligeant à croiser ses yeux. Sa main quitta mon menton et se posa sur la mienne et sur le chapelet que nous avions fait ensemble.

- Tu peux me faire confiance, Eve.

- C'est qu'elle…Je…

Tout en essayant de faire parvenir des mots ayant un sens hors de ma bouche, des images floues s'immiscèrent en moi, contrôlant de plus en plus les sensations qui m'entouraient. Les iris bleus de sœur Alètheia me paraissaient bien plus perçantes que toutes les autres fois, et la peau de sa main, qui effleurait la mienne avec douceur, semblait plus chaude encore que la flamme qui vacillait au côté des deux amantes hier soir. La beauté de ses yeux, la couleur de ses cheveux, la douceur de sa peau, l'intonation de sa voix, fascination. Les mots se mirent à flotter dans mon esprit, encore et toujours, provenant de ce livre aux multiples péchés, me pénétrant de ses griffes acérées. Prenant soudainement conscience de mes pensées, je reculai vivement en extirpant ma main de la sienne, faisant tomber le chapelet au sol dans un bruit scintillant.

- Je ne peux pas, je suis désolé… Pardon.

Je quitta la pièce en la laissant là, sans aucune explication plausible, montrant un comportement digne de quelqu'un qui avait quelque chose à cacher. Je prie intérieurement pour qu'elle ne me suive pas, le cœur tambourinant dans ma poitrine, de peur, de contemplation.

Nous sommes en pleine après-midi, travaillant sous la fine couche de soleil, pointant le bout de son nez à l'extérieur et chevauchant les nuages gris haut dans le ciel. Tout le monde est ensemble aujourd'hui, sous la supervision de sœur Serina et de sœur Alètheia. Je peux sentir les deux femmes me regarder à tour de rôle, telles des lionnes prêtes à bondir sur leur proie sur le point de s'échapper d'entre leurs griffes. Je force ma concentration sur mon travail, mais cela est bien trop difficile pour que tout soit parfait aujourd'hui, et pour le reste de la semaine, surement. J'arrache les carottes du sol avec force, les dépoussiérant avant de les déposer dans mon petit panier pratiquement vide. Marcia qui était à mes côtés voyait bien que quelque chose n'allait pas. Je n'avais pas décroché un mot depuis hier, et plus les heures passent, plus je me dis que je pourrais me confier à elle.

- Tu penses que n'importe qui a le droit de s'aimer, n'importe où et dans n'importe quelle situation ?

Elle arrêta son occupation quelques secondes à peine, trouvant ses mots face à cette interrogation dès plus soudaine, bien qu'elle devait avoir l'habitude à force.

- Je pense que le Seigneur pourrait accepter n'importe quelle personne, du moment qu'elle est profondément bonne.

Je me dis que cette façon de penser pourrait apaiser mes frayeurs. Peut-être avait-elle raison, après tout, nous prônons un Dieu d'amour aimant chaque être humain sur terre. Il donne la possibilité de repentir nos péchés, encore faut-il qu'ils puissent être pardonnés. Aimer est-il vraiment un péché ? À ce questionnement, un passage du petit livre me revient en tête, vivace et clair, tel une mer calme s'échouant sur le rivage.

" Nous pensons constamment à nos péchés, car Dieu a dit que. Suivre nos pensées, aussi sombres soient-elles, nous apporterait peut-être plus de rédemption que notre foi ébranlée. Vous savez plus que quiconque que ce qui vous ronge n'est nul autre que votre propre désir, sensationnel, dévorant. Laissez-vous tomber dans l'abime qui vous empêche de respirer, ne résister pas contre ses oules vous fracassant les côtes, laissant encore plus de place à votre cœur pour battre en vous, emportant à flot vos doutes."

Tout devenait si contradictoire dans ma façon d'apprendre et de découvrir au sein du couvent, quelqu'un détenait-il la vérité, ou était-ce à moi de la trouver de ma propre volonté ? Je levai les yeux au ciel, non pas pour prier, mais pour observer. Des rayons orangés coupaient la grisaille du temps en deux, tels des épées de feu s'abattant sur nous. Le soleil trouva son chemin derrière un nuage, m'aveuglant de sa lumière vive et brillante. Je frotta mes paupières doucement pour récupérer ma vue et cligna des yeux plusieurs fois pour faire disparaitre les petites taches noires brouillant ma vision, faisant tomber le vert de mes yeux directement contre ceux bleutés de sœur Alètheia. Celle-ci m'observait toujours depuis tout à l'heure, plus inquiète qu'autre chose. Des fourmillements venaient se nicher dans mes doigts sans crier garde, remontant jusqu'à ma mâchoire, me faisant serrer les dents par réflexe. Cette sensation était vite devenue insoutenable, et dès que mon regard quitta le sien, elle disparut, s'évaporant en une seconde.

Le petit groupe se dirige vers le bain après avoir terminé le travail d'aujourd'hui, voulant se détendre au plus vite avant d'aller dîner. De mon côté, j'avais laissé Marcia y aller seule avec les autres, voulant vérifier une chose qui m'était resté en tête depuis tout à l'heure. Je me faufilai jusqu'à mon lit dans le dortoir des novices afin d'y récupérer le livre de sœur Serina. Je le laissai tout le temps sous mon oreiller, comme si c'était un objet profané, alors que les autres emportaient le leur n'importe où. Je glisse mes doigts sur les fines pages beiges et les tourne pour tenter de retrouver un passage dont je ne me rappelle plus exactement les mots exacts. Avant que je ne me rende compte que je suis beaucoup trop loin, mes yeux sont attirés par un gros titre, personne ne pourrait l'ignorer.

"Douce agonie

Tout n'est pas rose, et rien n'est toujours noir.

C'est dans les moments les plus inconfortables que votre cœur sort de votre cage thoracique.

Prêt à bondir, à jaillir hors de vos entrailles.

Revenons-en à votre contemplation, celle qui grandit en vous, laissant une trace indélébile sur son passage.

Vous vous demandez encore pourquoi vous ne l'avez toujours pas domptée, alors qu'au fond de vous,

Vous savez que c'est impossible d'échapper à son jugement dernier.

Apprécier ce changement en vous, celui qui vous pousse à devenir qui vous voulez être, celui qui vous défie avec fureur.

Et comme chaque être humain ayant foulé la terre, vous tomberez, vous vous fracasserez.

Et comme chaque être humain ayant atterri dans les ténèbres, vous vous relèverez, vous vous élèverez.

Et comme chaque être humain ayant touché les cieux, vous vous envolerez, vous succomberez."

Sans que je n'en comprenne le sens, le texte cognait contre mon être, me laissant démunie face à mes propres démons intérieurs. Je rangeai le petit livre sous mon oreiller et repartis, la tête pleine de cette douce agonie.

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