Le cerf brame
Mes pas résonnent sur le sol gravé dans la pierre froide du couvent, alertant les quelques oiseaux posés à la fenêtre s'envolant de peur. De ma main libre, j'attrape la poignée en métal glacée par les basses températures et pousse la lourde porte avec force. Je m'engouffre dans la petite pièce remplie d'ateliers et de perles éparpillées dans le paysage. Un fracas résonne quand le fer claque contre le mur, refermant d'un coup de vent l'énorme porte derrière moi, me provocant un sursaut instinctif. Je secoue doucement la tête en soupirant pour me rassurer avant d'avancer doucement dans la pièce, en faisant bien attention à ne rien faire tomber sur mon passage. Mon regard se lève à l'horizon et rencontre celui de sœur Alètheia, m'extirpant cette fois-ci un petit cris de peur que je ne peux contenir. L'écho de ma voix lui parvient, tandis que son rire empli de douceur vient caresser mes tympans, pourtant loin d'elle. Je m'explique sur ma venue ici, voulant déposer quelques notes au prêtre sur le bureau au fond de la pièce, et ne voulant pas la déranger plus que ça, je lui promets d'être rapide. Mon chemin continue vers le large meuble en bois foncé, ma route croisant irrémédiablement celle de Sœur Alètheia, mon regard planté au sol pour éviter de tomber. Une main brûlante m'attrape le poignet, cette chaleur presque aussi insupportable que divine me fait relever la tête avec hâte, faisant rapidement face à Alètheia me fixant de ses perles azures transperçantes. À ce moment précis, je ne sens plus le corps qui est censé habiter mon être, seulement cette peau qui touche la mienne m'étrennant avec une force gravitationnelle presque miraculeuse. Je peux contempler son autre main s'approcher dangereusement de mon visage, je peux sentir le bout de ses doigts s'affaisser avec douceur contre ma chair, déposant lentement la paume de sa main contre ma joue. Je ne peux décoller mon regard du sien, comme aspirer dans un torrent en pleine mer, affrontant une tempête déchainée, vivante. Une friction électrisante se créa au mouvement de sa peau descendante contre la mienne, son Adn se parsemant sur les veines gonflées de mon cou, palpitantes au rythme des battements de mon cœur sur le point d'exploser. Nos Bustes se soulèvent de plus en plus vite, comme si l'air n'avait plus de point d'entrée dans la pièce, aspiré par nos propres désirs, nos propres envies. Est-ce un effet d'optique, ou ses yeux se rapprochent-ils vraiment de moi, sa bouche empruntant le même chemin semé de sermons grondant contre nos esprits au bord de la lucidité. Son souffle n'est qu'à quelques centimètres de mes lèvres, extirpant des milliards de frissons s'élevant tels une foule en extase le long de mon corps entier. Je ne peux contrôler cet instant hors du temps, attendant mon châtiment, le désirant plus fort encore.
C'est dans un sursaut que je me réveille, à court de souffle, le bout des doigts posé sur mes lèvres sèches. Ce n'était qu'un rêve, extrêmement réel et perturbant, mais juste un rêve. Les événements récents se sont déformés dans mon esprit, créant cette vision façonnée par le Diable lui-même du haut de son trône de fer. Je prends quelques minutes pour reprendre constance, passant plus de temps que prévu à revoir les images une par une, remémorant chaque frisson parcourant mon épiderme.
- Dépêche-toi, Eve, on doit aller préparer le petit déjeuner je te rappelle, me chuchota Marcia que je n'avais pas remarquée à mes côtés.
J'en oublie mon devoir si facilement que s'en est déconcertant. Je me lève et me prépare rapidement, ne passant pas autant de temps que d'habitude sur ma coiffure, laissant mes cheveux en queue de cheval et quelques mèches tomber sur mon visage. Un soleil de plomb nous accueille dans la grande salle à manger, frappant de son éclat les assiettes faites de porcelaine et faisant scintiller leurs petites bordures recouvertes d'une fine dorure. Mes yeux s'habituent à l'atmosphère aveuglante et trouvent leur chemin vers sœur Alètheia, discutant calmement avec un groupe de sœurs, toutes déjà assises sur un long banc fait de bois. Instinctivement, et sans m'en rendre compte, mes pupilles se mettent à la détailler de haut en bas, remontant doucement vers son visage recouvert par un lumineux rayon provenant du soleil montant de ce matin. Comment ai-je pu ne pas remarquer ses yeux bleus, aussi clairs que l'eau d'une source naturelle, nous faisant plonger à l'intérieur malgré leur froideur. Ils ont mélange de gris, un peu comme un temps pluvieux et orageux, j'aime particulièrement ce genre de tempêtes.
- Qu'est-ce que tu regardes comme ça ?
Marcia me coupa dans mes pensées, me faisant sursauter et emboiter le pas vers la cuisine, comme prise la main dans le sac. Je ne devrais pas la fixer comme ça, c'est assez malpoli. Ce rêve me retourne le cerveau depuis ce matin, il est assez difficile à oublier et j'ai hâte d'aller prier pour le chasser de mes entrailles. Nous nous hâtons de préparer le petit déjeuner, ayant pris du retard par ma faute, le regard de Marcia me faisant culpabiliser et rire à la fois. Une douce odeur s'évapore des viennoiseries, s’engouffrant à travers la grande salle à manger et faisant humer les sœurs les plus affamées. Avec délicatesse, les plateaux sont déposés sur les longues tables ornées de nappe blanche et de chandeliers.
Une prière pour remercier le seigneur et nous voilà attablées, en train de déguster les préparations encore chaudes et croustillantes. Les discussions allaient bon train, se demandant ce que nous allions faire cette après-midi, s'il y avait cours ce soir et si nous allions pouvoir rester toutes ensemble. Je m'autorisai ces moments de détente sans me poser la moindre question, profitant simplement de l'instant présent et des rires nous recouvrant de leur chaleur. La révérende mère s'adressa à nous lorsque nous avions commencé à quitter notre table, nous demandant de la rejoindre en début d'après-midi dans la bibliothèque afin qu'elle puisse nous parler de quelque chose. Quelques secondes à peine après avoir passé le pas de la porte de la cuisine, et voilà que les questions fusaient déjà dans tous les sens. Tout en faisant la vaisselle, je rigolais doucement face à leur excitation soudaine et incontrôlable, et c'est aussi pour cette facette là que j'aime autant ce petit groupe.
- On se rejoint dehors. Surtout, évite de te perdre en chemin ! Me lança Marcia en s'éloignant avec le reste du groupe.
Je ne pus contenir un énième rire face à sa remarque tout en continuant de nettoyer la porcelaine avec délicatesse.
- Ça a l'air d'aller mieux aujourd'hui, Eve.
La voix de sœur Alètheia parvint à mes oreilles avec tendresse, me surprenant tout de même par sa présence soudaine. J'acquiesçai de la tête pour confirmer ses dires et continuer à sourire, les yeux rivés sur la mousse qui flottait au-dessus de l'eau stagnante dans l'évier. Je pouvais sentir dans son attitude qu'elle me voulait quelque chose, mais j'avais bien trop d'appréhension pour la regarder et lui demander clairement la raison de son attente. À peine avais-je fini de faire la vaisselle et de m'essuyer les mains qu'elle m'adressa à nouveau la parole.
- Tu as oublié ça hier soir avant de ne t'enfuir.
Un chapelet bleu tomba dans l'air, retenu par ses longs doigts fins. Je l'avais complètement oublié dans ma hâte, un tel objet devrait être rangé en sûreté.
- Merci, sœur Alètheia, dis-je en attrapant une perle bleue entre mes doigts, en prenant garde à laisser un espace suffisant avec les siens.
Mes quelques mots devaient avoir suffi, puisqu'elle tourna les talons en me souhaitant une bonne matinée avant de disparaitre de la pièce, me laissant seule avec mes pensées redevenues intrusives.
La révérende mère souhaitait nous donner un exercice un peu particulier pour cette après-midi. Nous voilà donc toutes assises sur les différentes chaises à l'intérieur de la bibliothèque, à écouter attentivement ses consignes. Elle aimerait que nous choisissions deux passages opposés dans la Bible qui nous inspire, afin d'en faire un seul et même texte retravaillé. Il nous faut les transformer et les remanier à notre façon, rendant les deux parties compatibles. Nous réciterons nos textes ce soir lors d'un cours avec sœur Alètheia et sœur Serina pour que tout le monde puisse en profiter. Je peux sentir un stress monter en moi petit à petit, être avec ces deux personnes en ce moment me parait insurmontable. Des deux côtés, je peux ressentir le péché, même si celui-ci ne coule pas de la même source.
Tout le monde commence à lire la Bible, à fouiller en son sein, parfois en fermant les yeux pour se laisser emporter par certaines paroles divines. Je n'ai pas encore d'idées sur ce que je souhaite exposer, je prends mon temps face aux mots qui s'affichent sous mes yeux, laissant libre cours à mes envies et à mon imagination. J'essaye tant bien que mal de me concentrer, mais être dans cette pièce est plus difficile que prévu, surtout lorsque je regarde la grande table au milieu de la pièce, me rappelant ardemment la scène filtrée à travers mes yeux l'autre soir. Mon regard est un coup sur la table et un coup sur la Bible, comment cela peut-il me distraire de mes obligations aussi facilement ? Je me demande si une autre personne que moi pourrait mieux gérer cette situation. Plus j'y pense, plus je me dis que c'est moi le problème, n'ayant jamais connu quoi que ce soit d'autre que ma propre foi. Une idée me vient en tête, je peux la sentir sortir des tréfonds de mon esprit, de ma nature humaine vaniteuse. Ma mine de charbon se déchaine sur le papier beige, traçant les lettres qui s'enchainent sous ma main, dictées par mon système nerveux. J'écris, je raye, je reprends, mais je n'efface jamais.
Nous avons passé toute l'après-midi à rédiger notre texte, et l'appréhension commence à être palpable pendant que nous dégustons notre repas. Pour détendre l'atmosphère, nous discutons de ce que nous avons choisi, sans en donner le sens ni la réponse pour ne pas gâcher la surprise. Même avec un stress accroché à notre peau, nous avons toutes hâte de prononcer nos paroles qui, de loin, ressemblent à une prière tirée de nos propres envies. L'heure passe à une vitesse et il est déjà temps d'aller jusqu'à la salle de cours, le cœur palpitant et les jambes lourdes.
Je m'assois comme à mon habitude près de la fenêtre, ayant vue sur une nuit éclairée d'une pleine lune à couper le souffle. L'odeur du froid se mêle à la cire des bougies éparpillées dans la petite salle, créant une force invisible s'infiltrant en nous délicatement. Sœur Serina et sœur Alètheia se tiennent debout, chacune à un coin du grand tableau en ardoise, croisant leurs bras dans un silence, prêtes à tourmenter nos âmes. Vous ne toucherez point du doigt, mais de l'âme, chuchota le livre dans ma tête. À tour de rôle, elles prononçaient un nom à haute voix, laissant tomber l'épée du jugement sur chacun de nos cœurs au bord de la rupture. Les discours de chacune avaient un réel sens, leurs paroles émanées dans l'air avec tendresse et amour, projetant leurs désirs les plus fous sans que cela ne soit interdit. Sœur Serina prononça le nom de Marcia qui se leva aussitôt, crispée et tenant fermement son petit papier entre ses doigts. Dans un souffle, elle se mit à lire son texte d'une pureté étonnante, laissant chacune de nous les yeux ébahis face à sa prestance naturelle. Elle était sans aucun doute faite pour ça, personne ici ne pouvait en douter. Son stress l'avait quittée lorsqu'elle eut fini de prononcer ces derniers mots, revenant à sa place avec fierté.
- Eve.
Sœur Alètheia n'avait prononcé rien d'autre que mon prénom, et cela suffit amplement à faire rater un battement à mon cœur. Je ne pouvais regarder que le sol à ce moment précis, incapable de taire les doutes qui rugissaient et s'agrippaient à ma chair. Mon corps se plante au milieu du tableau, entouré de deux ombres mouvantes et menaçantes, prêtes à se jeter sur moi. J'essaye tant bien que mal de contrôler ma respiration en fermant les yeux, me mettant en condition pour lire ce fichu texte. J'inspire et expire, réouvre les paupières et me sens prête à prendre la parole.
- La soif de posséder n'est-elle pas insignifiante face à la méchanceté, et l'orgueil n'est-il pas envieux de la folie ? Si je vous soufflai que par le cœur des gens s'écoule une impureté, à quoi penseriez-vous en premier ? L'immortalité sexuelle, ou bien la calomnie ? À moins que ce ne soit le regard envieux qui vous tiraille. Comme le cerf brame après les courants d'eau, ainsi mon âme crie après toi. Ton salut, tes commandements et tes ordonnances que j'ai ardemment contemplés. Mon âme a soif de toi, mon corps soupire après toi, dans une terre aride, desséchée, sans eau. Ainsi, vers le ciel dans le sanctuaire, j'y ai vu ta puissance et ta gloire. Ô éternel, j'ai ouvert ma bouche et j'ai soupiré de mes lèvres célèbrent tes louanges, tu es mon Dieu.
Aucun bruit, aucune parole n'osait fendre l'air à présent lourd. Dès que chacune de nous lisait son texte, la pièce se chargeait un peu plus en électricité. Dans cet instant hors du temps, ayant entendu mes paroles, je pouvais à présent me rendre compte de ce qui me rongeait. C'était elle. Sans que je puisse anticiper cette impureté de couler en mon cœur, ce regard envieux qui venait me tirailler, était le sien. Comme le cerf brame après les courants d'eau. Tout devenait plus clair, et le brouillard qui m'empêchait de penser correctement s'évaporait petit à petit, laissant place à un sentiment certain, réel. Je la contemplai.
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